Le 6 juin 2018, c'est une salle comble de l'UQAM (Université du Québec à Montréal) qui accueille et réunit pour la première fois chercheurs et praticiens de la philosophie avec les jeunes dans le cadre du projet PhiloJeunes, deux ans après le lancement du projet pilote, au Québec et en France. Cette journée a été organisée en partenariat entre le Centre International PhiloJeunes, la Chaire UNESCO "Pratiques de la philosophie avec les enfants", la Chaire UNESCO d'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, la Faculté des Sciences humaines, le département de philosophie ainsi que l'Institut d'Études Internationales de Montréal (UQAM). Élaboré autour des fondements et enjeux politiques des pratiques philosophiques avec les enfants, ce colloque représente la première étape du chemin que le projet PhiloJeunes va parcourir en francophonie.
En ouverture, Madame Josée Lafond, doyenne de la Faculté des Sciences humaines (UQAM), en référence à la pratique de la philosophie avec les enfants évoque "une activité très populaire". Pour elle, les enfants étant les bâtisseurs du monde de demain, la philosophie pour enfants se dresse alors comme un outil nécessaire pour remettre sur pied nos sociétés ébranlées par tout ce qui se passe à travers le globe actuellement (radicalisation, terrorisme, inégalités sociales, etc.). Le directeur du département de philosophie (UQAM), Monsieur Luc Faucher, a, quant à lui, souligné l'importance de ne pas tuer la vélocité et l'originalité que les enfants portent en eux et qu'il est essentiel de les laisser poser des questions. Alors que Madame Edwige Chirouter parlera de cette journée comme étant la "concrétisation" de nombreuses discussions, Madame Catherine Audrain souhaite la bienvenue à tous de la part de Madame Josiane Boulad-Ayoub, titulaire de la Chaire UNESCO d'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique et remercie la présence de tous, venus en si grand nombre.
Le colloque débute avec l'intervention en vidéoconférence de Monsieur Abdennour Bidar, philosophe français, citant Epicure : "Il n'est jamais trop tôt pour philosopher, pour travailler à la santé de son âme". Pour lui, la France est un pays qui ne s'est pas rendu à l'évidence que les enfants peuvent parfaitement philosopher, à condition qu'on leur offre le dispositif adéquat. Les enfants ne seraient jugés dignes de philosopher qu'à la fin de la scolarité, la philosophie restant une pratique auréolée de mystère, sacralisée, sanctuarisée, ayant pour conséquence de la rendre inaccessible pour une grande part d'élèves. La rencontre est tardive et trop brève : "Il n'est jamais trop tôt pour s'y mettre car il est vite trop tard pour s'y mettre" dira Abdennour Bidar. En effet, pour lui, il ne faut pas laisser passer l'âge où les dispositions des enfants sont optimales. Par ailleurs, pour faire face aux mutations du temps présent, les pédagogues doivent être capables d'aider les générations d'autodidactes que sont les jeunes d'aujourd'hui, ayant accès à toute l'information du monde en quelques clics, à développer les compétences nécessaires pour révéler leur esprit critique, quand le flot d'informations les conditionne à prendre du vraisemblable pour du vrai. En outre, pour Abdennour Bidar, l'intelligence de l'adulte, rivée à la vie matérielle et au fait d'assouvir des appétits terrestres, se distingue de celle des enfants, qui n'est pas attachée aussi fort à la chaîne de la nécessité. Dès lors, ouvrir une classe de philosophie pour les enfants, c'est ouvrir une classe de sens et les préparer à une société qui frustrera terriblement et de manière inacceptable cette aspiration au sens. L'idée n'est plus d'en faire seulement des citoyens, mais également des consciences, en faisant le pari que les générations à venir seront davantage en quête d'être que d'avoir. Ainsi, la communauté éducative ne pourra pas mieux "les aider à faire sortir notre civilisation de son ère bêtement matérialiste qu'en accompagnant leur soif de l'essentiel le plus tôt possible et le plus loin possible". L'enjeu d'une telle pratique n'est donc pas uniquement philosophique, mais également - et inséparablement - politique et existentiel.
En second lieu, Monsieur Michel Sasseville, professeur de philosophie (Université Laval), présente "La pratique de la philosophie avec les enfants comme manière de vivre démocratique". Pour lui, si la pratique de la philosophie avec les enfants reste avant tout un instrument permettant d'apprendre à penser (objectif individuel), elle peut, en faisant référence aux idées de M. Lipman, également servir un objectif social, qui est celui de la démocratie. Elle ne serait donc pas uniquement une forme de société définie comme le gouvernement du peuple, par et pour le peuple, mais également une manière de vivre ayant pour valeurs centrales la liberté, l'égalité et la volonté de celles et ceux qui y participent, de vivre ensemble de manière solidaire et raisonnable, en faisant appel à la discussion intelligente et la collaboration. C'est ici qu'intervient la "communauté de recherche philosophique" (CRP), permettant le développement d'un certain nombre d'habiletés qui favorisent l'instauration de la démocratie en tant que manière de vivre, telles que le dialogue, la coopération, le respect, la confiance, le courage, la liberté, l'espace pour les émotions, l'incertitude, l'autocorrection, la pensée multidimensionnelle ou encore, la rigueur. Michel Sasseville terminera en précisant que l'on considère souvent la philosophie comme une démarche qui vise uniquement à la formation de la pensée critique. Toutefois, il est nécessaire d'y ajouter la pensée attentive et la pensée créative, qui, toutes trois ensembles, permettront de former des personnes qui considèrent la démocratie comment une manière de vivre.
Edwige Chirouter, pour sa part, présente "La philosophie au coeur de l'école : de la philosophie avec les enfants à une école philosophique", en évoquant le paradoxe qu'il y a dans cette rencontre entre deux mondes dans la pratique de la philosophie pour enfants : celui de la philosophie, qui renvoie à des auteurs souvent inaccessibles, et celui de l'enfance. À l'instar du constat d'Abdennour Bidar, Edwige Chirouter avance le fait qu'en France, la philosophie, réservée à la dernière année du lycée, est considérée comme une pratique qui nécessite une culture préalable, des compétences particulières. Pourtant, l'enfant fait une expérience philosophique fondamentale, celle de l'étonnement devant le monde. Pour Edwige Chirouter, si l'on prend la peine d'écouter les enfants, on trouve dans leurs questionnements les bases pour mettre en place une culture philosophique. Avec la création d'une Chaire UNESCO dédiée et la préconisation de cette pratique dans les programmes français d'éducation morale et civique (EMC) dès 6 ans, il semblerait que la philosophie avec les enfants acquière progressivement une certaine légitimité : "c'est le début d'une reconnaissance". Edwige Chirouter souligne toutefois le fait que la philosophie ne devrait pas être pratiquée qu'une heure par semaine, mais qu'elle devrait donner le paradigme même de ce que devrait être l'école dans son essence, soit une "école philosophique". Car en effet, la finalité, les enjeux, l'éthique des ateliers de philosophie - quelque que soit le dispositif pédagogique choisi - sont en adéquation avec ceux d'une école républicaine et démocratique.
Enfin, pour clôturer la matinée, la parole est donnée aux chercheurs et c'est Madame Aurélia Platon, étudiante en master interdisciplinaire en droits de l'enfant à l'Université de Genève, qui commence par une présentation explicitant les liens présents entre les droits de l'enfant et la philosophie avec les enfants. En faisant référence aux articles 12, 13 et 14 de la Convention relative aux Droits de l'Enfant de 1989, ratifiée par la France, le Canada et la Belgique, Aurélia Platon met en avant le cadre international légal qui justifie la mise en oeuvre d'une pratique telle que la philosophie avec les enfants, cette dernière étant finalement l'opérationnalisation, la concrétisation de ce qui est mentionné dans ces dits articles. Elle évoque également le fait que si une telle pratique vient répondre aux préconisations de la Convention relative aux Droits de l'Enfant, il faudra selon elle s'attendre à ce que cette pratique incite également les enfants à questionner cette même convention et à s'interroger sur la place qui leur est accordée dans la société. Pour l'étudiante genevoise, il est également important de revoir la définition donnée à la citoyenneté, souvent associée à l'obtention du droit de vote et/ou à la majorité civile. En effet, si les enfants d'aujourd'hui sont aussi les citoyens de demain, ils sont avant tout les citoyens "d'aujourd'hui", ayant des droits et ayant le droit, en lien avec leurs capacités, de les exercer en toute légitimité.
Monsieur Christian Budex, doctorant à l'Université de Nantes, mène, quant à lui, une recherche sur l'éducation à la fraternité par la pratique de la philosophie avec les enfants (notamment dans le cadre du programme d'Enseignement moral et civique). Pour ce dernier, il y aurait plusieurs raisons d'éduquer à la fraternité : une nécessité intrinsèquement politique (aucune société ne peut se maintenir sans cultiver un sentiment d'appartenance qui fait son unité), une nécessité liée aux circonstances actuelles (attentats terroristes, état d'urgence, parti d'extrême-droite au second tour, replis communautaires et religieux, etc.) mais également, les différents éléments que les enquêtes sur le climat scolaire mettent en avant depuis plusieurs années, qui soulignent que les principales tensions vécues par les élèves sont liées au rapport à l'altérité et à la non-acceptation de la différence. Christian Budex poursuit en argumentant autour de la possibilité de mettre en place l'éducation à la fraternité par la pratique de la philosophie à l'école. Parmi différents dispositifs possibles d'éducation à la fraternité, il s'intéresse plus particulièrement à la Discussion à Visée Philosophique (DVP) telle qu'elle est préconisée par le programme d'EMC : "dans ses modalités mêmes de discussion en commun et régulée, de par son cadre sécure, centré sur l'écoute et l'échange, la DVP constitue une pratique fraternelle de la raison, qui articule un travail sur l'identité et la différence". Ainsi, cultiver le plaisir de penser en commun, favoriser la connaissance de soi et de l'autre, apprendre à confronter pacifiquement les opinions dans le cadre régulé d'une "éthique de la discussion", c'est déjà pour Christian Budex développer des dispositions à la fraternité.
Pour Madame Anne Brel Cloutier, doctorante à l'UQAM, dont le travail porte sur la métacognition en CRP et le développement du raisonnement logique, le but est de faire ressortir les correspondances entre les outils de la pensée que l'on peut observer en CRP et les stratégies métacognitives. Cherchant à comprendre ce qui est à la source des erreurs de raisonnement, la doctorante avance le fait que malgré nos capacités de raisonnement logique, certaines lacunes sont toujours présentes dans nos sociétés et que cela n'est pas sans impact. Après l'explicitation de plusieurs processus cognitifs liés au raisonnement (logique, métalogique, conflit piagétien), Anne Brel Cloutier explique que le processus réflexif est plus à même de se faire dans un contexte d'interactions sociales, car dans une discussion ou un dialogue, se justifier demande de reconnaître nos inférences et de comprendre les chemins inférentiels des autres. Elle termine sa présentation en évoquant qu'une conception constructiviste pluraliste de la rationalité nous permet de concevoir le développement du raisonnement logique comme étant un processus de construction qui repose sur la conscience métacognitive et qu'il est donc important d'insister sur leur aspect métacognitif en CRP, afin que ces dernières constituent un environnement prometteur pour la mise en pratique de cette théorie. Par ailleurs, pour la chercheuse, ne pas considérer la rationalité en éducation, c'est assumer qu'elle n'a pas besoin de se développer davantage ou qu'elle est déjà satisfaisante pour les individus. Or, si c'était le cas, il serait difficilement explicable que chaque état démocratique fasse actuellement face à des problématiques sociales, politiques et économiques sans issue.
La matinée se termine avec une table ronde animée par Monsieur Serge Robert, professeur de philosophie (UQAM), regroupant Michel Sasseville, Edwige Chirouter, Aurélia Platon, Christian Budex et Anne Brel Cloutier et permettant d'ouvrir le dialogue avec le public. De nombreuses questions émergeront, notamment concernant la différence entre penser et raisonner, la place des émotions dans la CRP, la capacité de discernement des enfants, les intelligences multiples ou encore la notion de citoyenneté.
L'après-midi étant réservée à la présentation du projet PhiloJeunes, Monsieur Claude Béland, G.O.Q. et président du Centre International PhiloJeunes, souhaite la bienvenue aux nombreuses personnes présentes et se réjouit de constater l'intérêt que PhiloJeunes suscite. Claude Béland fait état de son parcours personnel autant que de sa longue carrière professionnelle dans le domaine des finances pour faire valoir l'importance d'un tel projet pour la société. En effet, selon lui, les valeurs actuelles sont centrées sur le savoir-faire et la réussite, tant personnelle que sociale, vue sous l'angle de l'ampleur des portefeuilles - au détriment du savoir-être. Pour Claude Béland, la conséquence est un net recul social, qui favorise davantage les inégalités. C'est pour cette raison qu'il explique s'être engagé dans cette aventure.
Monsieur Serge Robert présente ensuite la recherche/évaluation menée en 2009, à la Commission scolaire Marie-Victorin, montrant le lien entre la formation en philosophie avec les enfants et le développement du raisonnement moral/l'usage de la prudence épistémique. Selon les résultats de cette recherche, ces deux éléments permettent de lutter contre le dogmatisme, le fanatisme et la radicalisation (Sa recherche est exposée dans l'article suivant).
Catherine Audrain présente les motivations à l'origine de la création du projet PhiloJeunes et le travail accompli à ce jour. Elle souligne, en plus des objectifs de PhiloJeunes de lutte contre le dogmatisme, le fanatisme et de manière ultime, la radicalisation, que le projet est porté par trois grandes valeurs : un cadre multi-approches (DVDP, CRP, littérature de jeunesse, situations d'apprentissage philosophique, etc.) ; la relation dynamique et participative entre philosophes et pédagogues (en co-construction) ; et les échanges et jumelages internationaux. Catherine Audrain en profite également pour partager les chiffres impressionnants du nombre d'élèves impliqués depuis le début du projet : dès 2016-2017, 191 enseignants et 4331 élèves du Québec et de France participaient à PhiloJeunes et, bien que les bilans soient encore en cours pour l'année 2017-2018, un minimum de 235 enseignants et près de 6000 élèves sont déjà concernés.
Monsieur Mathieu Gagnon, professeur agrégé de la faculté d'éducation de l'Université de Sherbrooke, quant à lui, continue avec une présentation autour des situations d'apprentissages philosophiques avec les jeunes du secondaire. Pour ce dernier, tous les domaines d'apprentissage peuvent présenter des leviers pour intégrer des dialogues philosophiques. Le professeur constate par ailleurs un clivage marqué entre les élèves qui bénéficient d'une approche structurée autour des SAP, avec des intentions pédagogico-didactiques claires et articulées autour d'un programme de formation, et ceux qui n'en bénéficient pas, pour qui le processus n'est pas aussi conscientisé.
La suite de l'après-midi est dédiée à l'implantation de PhiloJeunes, au Québec, en France et en Belgique.
Pour la partie concernant l'implantation de PhiloJeunes dans les établissements scolaires au Québec, Madame Stéphanie Desmarais, directrice adjointe au Service de ressources éducatives de la Commission scolaire Marie-Victorin et responsable de l'implantation de PhiloJeunes pour sa Commission scolaire, fait état de l'importante implication de cette dernière dans le développement de la philosophie pour enfants depuis plus de 20 ans. Plus de 20 000 élèves ont été touchés, dans le but initial de les outiller dans une perspective de prévention de la violence. Toutefois, Stéphanie Desmarais évoque le fait que le portrait de la Commission scolaire a beaucoup changé au cours des dix dernières années et que la pratique a eu tendance à s'essouffler. C'est ainsi que le projet PhiloJeunes s'est dressé comme un moyen de la pérenniser à nouveau, avec l'avantage cette fois-ci de faire cela de manière différenciée, et de rejoindre enfin les écoles secondaires. En effet, avant PhiloJeunes, la philosophie pour enfants se pratiquait seulement au primaire. PhiloJeunes est donc venu contrebalancer cette tendance, permettant de combler cette volonté d'implanter un projet ciblé dans l'école secondaire alternative Agora (avec le souhait de répandre la tendance dans plus d'établissements). La pratique a donc été inscrite au programme officiel de l' Agora pour les années à venir et sera pratiquée dans toutes les disciplines, dans un souci de transversalité. Cette école secondaire va également fusionner avec une école primaire alternative, permettant de marier les différentes approches, étant donné que la philosophie pour enfants est déjà pratiquée dans cette école primaire.
À la Commission scolaire des Samares, qui s'est jointe au projet PhiloJeunes durant la dernière année, Madame Johanne Domaine, conseillère pédagogique et responsable de l'implantation de PhiloJeunes, dresse un bilan très positif des actions menées cette année. Avec des formations notamment données par Michel Tozzi, Dominique Mullner ou encore Edwige Chirouter, un réel réinvestissement a été possible par les enseignants, accompagnés par une équipe de deux conseillères pédagogiques, une personne retraitée et deux AVSEC (pour 13 écoles primaires et 2 écoles secondaires, comprenant des classes préscolaires, des classes de retard d'apprentissage et des classes de francisation). Au total, ce sont 40 groupes classes et 654 élèves qui ont été concernés pour cette première année de mise en oeuvre. Johanne Domaine mentionne également les échanges qui ont eu lieu avec l'école Romain Rolland de l'Académie de Créteil, entre deux classes de francisation qui a donné lieu à un jumelage de classes de francisation. La Commission scolaire ayant mis PhiloJeunes dans son "Plan de réussite", celle-ci se dotera d'une équipe de formateurs et mettra en oeuvre des communautés de pratique permettant l'autorégulation, le réinvestissement, en plus de travailler sur la posture de l'enseignant, l'art du questionnement, la métacognition ou encore, l'explicitation des compétences développées.
Même si PhiloJeunes s'adresse aux jeunes de 5 à 16 ans, plusieurs expérimentations sont menées auprès de jeunes de 16 à 18 ans. C'est le cas notamment au Collège de Maisonneuve qui s'est joint en 2017 avec la participation de Madame Lynda Champagne, professeure de philosophie. Lynda Champagne déplore le fait que la pratique de la philosophie n'est pas suffisamment connue au collégial et explique comment son collège, qui comprend 3 campus et dessert près de 7000 étudiants, a été mis en lumière par le parcours de certains élèves s'étant engagés auprès de l'État islamique. De ces évènements est ressorti un intérêt de la communauté éducative de questionner le vivre-ensemble, sous la forme d'une série de "café-philo". Le but de ces derniers était de rejoindre les jeunes là où ils étaient et de développer des outils qui leur étaient propres. PhiloJeunes est donc venu s'inscrire dans cette lancée, en permettant la mise en place d'une collaboration avec les partenaires de PhiloJeunes. Pour Lynda Champagne, le fait de vivre une expérience collective est certainement un excellent moyen pour travailler sur les préjugés et le vivre-ensemble et si le collège de Maisonneuve cherche actuellement la meilleure manière de contribuer à cela, un certain soutien de la part de l'institution scolaire est nécessaire. Pour la suite, l'équipe du collège souhaite pouvoir continuer à tester et s'approprier les outils PhiloJeunes (telles que les fiches) et à "prêcher par l'exemple".
Pour ce qui est de l'implantation de PhiloJeunes en France, Monsieur Kamel Benaricha, professeur d'EPS en ZEP et collaborateur CARDIE, présente la complexité de l'Académie de Créteil : un tiers des enseignants a moins de 5 ans d'expérience et un élève sur trois est en dessous du seuil de pauvreté. Alors comment implanter PhiloJeunes de manière optimale dans un tel contexte ? Pour Kamel Benaricha, ce pari peut être relevé, à condition de créer et prôner une école philosophique, de la liberté et de la réussite. Il y aurait donc 4 enjeux principaux en faveur de son implantation : 1) construire un modèle d'expérimentation transférable, 2) lutter contre la radicalisation, le dogmatisme et la pensée simpliste par le développement de l'esprit critique, du raisonnement moral, 3) lutter pour l'intelligence de la pensée complexe et 4) faire évoluer les postures et les pratiques enseignantes. Présent actuellement dans 8 établissements pilotes, la structure du projet, à la fois cadrée mais permettant une certaine liberté, a été l'opportunité de s'implanter, certes, avec un certain accompagnement, mais de manière adaptée afin de ne pas créer une complexité supplémentaire aux difficultés déjà présentes sur ce terrain. Après 18 mois de travail, on trouve actuellement un groupe de pilotage dans chacun des établissements de l'Académie. Environ 5-6 enseignants par établissement sont engagés dans le projet et 2-3 de ces derniers sont engagés dans un groupe de travail académique, dans le but de construire un groupe "ressource", qui pourra faire le lien entre le groupe pilotage et les différents établissements. Concernant la formation des enseignants, la porte d'entrée choisie a été celle de la DVDP (liée à la méthode Tozzi), s'intégrant dans le contexte notamment au vu des aspects démocratiques qu'elle prône. 55 acteurs ont ainsi été formés, au travers de journées de formation permettant le retour sur pratique, le travail sur les gestes professionnels et les échanges autoréflexifs. Kamel Benaricha termine en mentionnant que les résultats sont jusqu'à maintenant satisfaisants : les enseignants ressentent et apprécient un climat de classe qui s'améliore et les élèves, quant à eux, se sentent davantage écoutés, valorisés.
En ce qui concerne l'Académie de Versailles, membre de PhiloJeunes depuis peu, Madame Stéphanie Miraut, conseillère CAAEE, souligne l'importance pour eux de combiner la recherche et l'implantation sur le terrain, avec pour visée, la généralisation de la pratique de la philosophie dans l'Académie. Dès les premiers mois, 22 personnes ont été mobilisées sur différents terrains, ces dernières ayant bénéficié des premières journées de formations offertes par des formateurs de grande qualité, dont Jean-Charles Pettier, Edwige Chirouter, Michel Tozzi. L'Académie de Versailles dispose également d'une équipe de deux chercheurs, Christian Budex et Agathe Delanoë, dont le travail permettra de valider et d'analyser ce qui va se produire dans l'expérimentation. Durant la période "d'échauffement", qui a commencé en janvier 2018 - le projet commençant à proprement parler à partir du mois de septembre prochain - entre 480 et 600 élèves ont été touchés. Pour Stéphanie Miraut, la base de travail est l'exigence intellectuelle, de même que la rigueur et régularité de la pratique. Dans ce sens, il est primordial d'assurer des formations de qualité pour les praticiens et d'accompagner le personnel en cas de difficultés. Sur le long terme, l'Académie souhaiterait faire bénéficier les praticiens de la formation du diplôme universitaire, le but étant, à travers ces différents éléments, de les accompagner au mieux dans le changement de posture, dans la recherche de supports, etc. Pour résumer le bilan de cette année : toutes les équipes du terrain ont été rencontrées, la communication a été mise en place auprès des parents afin qu'il n'y ait pas de malentendu sur la pratique, une fiche sur la fraternité a été élaborée pour PhiloJeunes par Christian Budex et Stéphanie Miraut et un système informatisé a été créé, pour faciliter les retours des enseignants et les analyses par les chercheurs.
Le projet PhiloJeunes a officiellement démarré en Belgique en mars dernier, sous la responsabilité des membres de l'organisme PhiloCité. Monsieur Alexis Filipucci, docteur en philosophie, maître de conférences à l'Université de Liège et co-responsable de PhiloJeunes - Belgique présente le fonctionnement, les activités et les axes de travail de l'organisme PhiloCité sur lesquels s'appuie le développement de PhiloJeunes en Belgique : l'animation à la discussion philosophique d'enfants et d'adultes, la formation à l'animation et la recherche en didactique. Travaillant avec plusieurs approches également, Alexis Filipucci précise qu'une méthode peut fonctionner à un moment puis plus à un autre, d'où l'importance d'augmenter sa palette et sa sensibilité d'animateur. Cet état d'esprit a présidé à la création des fiches-outils PhiloJeunes à destination du primaire et également à la proposition d'une offre de formation, prônant la conscientisation des conditions qui rendent le dialogue possible et qui empêchent l'apparition d'une potentielle violence. Alexis Filipucci souligne l'importance de penser à la formation des enseignants, car quelques jours de formation ne sont pas suffisants s'il n'y a pas un soutien actif derrière. Ce dernier prend également le temps de mentionner l'environnement institutionnel et les rouages politiques particuliers de la Belgique pouvant rendre par certains aspects la mise en oeuvre de PhiloJeunes plus laborieuse.
La journée se termine avec une table ronde axée sur la mise en pratique de PhiloJeunes par les enseignants autour de la question "Comment faire réfléchir les élèves sur la distinction entre "Croire et savoir" ?". Animée par Monsieur Olivier Michaud, professeur au département des sciences de l'éducation (UQAR), elle comprend trois membres représentant le Québec, la France et la Belgique. Avant les présentations des mises en oeuvre sur le terrain de la fiche pédagogique "Croire et Savoir", Monsieur Michel Tozzi, professeur émérite en Sciences de l'éducation (Université P. Valéry), expert auprès de l'UNESCO en philosophie avec les enfants et co-auteur de la fiche, présente les grandes lignes des notions ciblées par la fiche "Croire et savoir". Sur le plan politique, l'introduction de la DVP à partir de la rentrée 2015 dans les cours d'EMC en France est pour Michel Tozzi le signe que l'institution a vu dans cette pratique une manière de mener à bien certains objectifs scolaires de manière innovante. Il mentionne également que si beaucoup de matériel avait été édité en France pour le primaire, cela n'était guère le cas jusqu'à présent pour le niveau du collège, alors que c'est justement avec les adolescents que le traitement des questions de violence et de radicalisation prend tout son sens. PhiloJeunes a de fait pris le contrepied de cette tendance.
Après une énumération des différentes fiches déjà conçues par PhiloJeunes et quelques considérations quant à l'organisation de celle concernant "Croire et savoir" par Michel Tozzi, c'est au tour de Madame Lisa Desrochers, enseignante d'Éthique et Culture Religieuse (ECR) au collège Jean de la Mennais, de s'exprimer sur l'utilisation de cette fiche dans le contexte québécois. Dans son établissement, la fiche a été testée avec des élèves de 12 et 13 ans et de 14 et 15 ans, par l'entremise de CRP où les élèves choisissaient les questions à la suite de la lecture de Roxy, une histoire rédigée par Mathieu Gagnon. La fiche s'est révélée être utile en termes de plan discussion et d'exercice, dans le but de structurer la recherche. Pour Lisa Desrochers, bien que les exercices proposés puissent servir de préambule, ils peuvent de même être utilisés comme supports, afin d'aider à structurer la recherche et la rendre plus accessible. Les énoncés et les hypothèses proches du vécu des élèves permettent de sortir du micro pour aller vers des considérations plus globales. L'enseignante termine en émettant quelques interrogations : "Comment travaille-t-on la gêne et la réserve qui entoure la divulgation de ses propres croyances ? Y a-t-il des sujets plus intimes, plus compromettants que d'autres à aborder ? Comment rendre la prise de parole sécure, surtout quand on parle d'enjeux qui touchent à l'identité ?". Pour elle, il y aurait besoin d'outils ou réflexions supplémentaires pour traiter de sujets "identitaires", car le risque de toucher une fibre sensible est présent et la remise en question philosophique de certaines conceptions peut être confrontée à des freins ou des écueils qu'il serait moins probable de trouver dans le traitement d'autres thématiques.
Madame Bouchra Slimani, professeure de lettres modernes et formatrice CARDIE à l'Académie de Créteil, poursuit en pointant du doigt une école qui fait encore trop violence aux élèves, où ceux-ci disent se sentir comme dans une prison, surveillés, punis. Elle parle de la manière dont elle a appris à se taire, à observer, à voir comment les questionnements peuvent émaner des élèves, si on leur laisse la place nécessaire pour ce faire ; un geste professionnel fin et complexe à maîtriser selon elle. C'est dans ce sens que l'art du questionnement doit être développé en didactique du philosopher. Pour cette professeure, ce qui est complexe et subtil est de ne pas déstabiliser les subjectivités et croyances de chaque individu pour arriver à un "savoir sachant" et déjà construit, qui, à l'instar d'une forme de néo-colonialisme, serait un simulacre de la connaissance qui est en train d'être construite.
Madame Lyne Marcheterre, AVSEC à la Commission scolaire Marie-Victorin, reprend le partage des expériences au Québec en évoquant le travail réalisé dans deux écoles secondaires : l' Agora, dont l'approche pédagogique a permis à PhiloJeunes d'être inséré de manière aisée (même si certains aspects ont dû être replacés, comme le fait que la DVP ne devait pas servir à faire de la médiation), ainsi qu'à l'école secondaire Gérard Filion, au contexte bien plus défavorisé et où PhiloJeunes a été implanté suite à un problème d'intimidation apparu en début d'année. La mise en route du projet a donc été faite, utilisant autant la CRP que la littérature et la DVDP. Plusieurs défis sont relevés par Lyne Marcheterre, comme par exemple le manque de mots auquel peuvent faire face certaines élèves pour exprimer leurs idées (soit parce que le français n'est pas leur langue maternelle, soit parce qu'ils n'ont pas le bagage linguistique nécessaire) ou encore, comment dépasser le partage d'expériences pour aller vers une "vraie" réflexion philosophique (elle remarque que par solidarité, les jeunes partagent mais ne confrontent pas leurs opinions). L'enseignante relève aussi le fait que les jeunes ont tendance à partager leurs idéaux plutôt que leurs idées.
La table ronde s'achève avec l'intervention de Madame Laetitia Lakaye, animatrice et formatrice Philo-Art à PhiloCité, diplômée en arts graphiques, pour qui il faudrait pouvoir proposer les fiches dans un ordre particulier, afin que l'enchaînement permette de mettre progressivement en place les conditions nécessaires à la DVP suivante. Pour elle, la philosophie et l'art sont associés, étant tous deux des outils pour penser autrement. L'oralité n'est ainsi pas à un niveau supérieur que celui du geste, mais ils se nourrissent plutôt les uns les autres. Il est, selon elle, nécessaire de détacher tant la philosophie que l'art de l'aura élitiste qui entoure ces disciplines. Pour cela, partir d'une expérience collective et commune permet de faire éclore des questionnements qui concernent tout le monde sur des sujets aussi subjectifs que l'identité ou la différence.
S'ensuit un moment de discussion animé, autour des concepts de croire et savoir et de la fiche liée à ces derniers. Pour Lyne Marcheterre, il est nécessaire que les élèves aient un certain bagage philosophique pour aborder cette fiche et entrer dans des réflexions "riches". Elle mentionne également que la ligne est parfois très fine entre groupe de psychothérapie et philosophie et qu'il faut, en tant que praticien, être vigilant concernant cet aspect. Du point de vue de Bouchra Slimani, pour éviter ces écueils, la médiation culturelle à partir des supports (notamment littéraires) est un bon moyen pour éviter de tomber dans l'anecdotique. Selon elle, il faut également que les professeurs soient formés à accepter la subjectivité de chacun dans le collectif, afin qu'elle soit prise en compte, acceptée et accueillie. Il est également primordial d'établir que les croyances ne sont pas là pour être jugées mais questionnées.
Après le discours de clôture, confié à Madame Kim Fontaine-Skronski, directrice adjointe de l'Institut d'études internationales de Montréal, remerciant tous les partenaires et félicitant les organisateurs de la journée, c'est une journée riche et intense qui s'achève ; reflet d'une réflexion en construction, mais également de beaucoup de motivation et implication, tant de la part des personnes prenant déjà part au projet que des personnes ayant assisté à la journée. C'est donc un futur prometteur qui se dessine pour la suite de PhiloJeunes.