Nous avons depuis quelques mois créé une association, "Les artisans de la philo". Pourquoi avons-nous ressenti ce besoin ?
I) Nous situer
Essayons de nous situer, en répertoriant les trois modes actuels d'expression de la philosophie, ou plutôt trois idéaux-types selon la formule de Max Weber, qui recouvrent des pratiques et conceptions différentes de la philosophie :
1) D'abord, la philosophie universitaire, qui a pour objet principal l'exégèse des textes et l'apprentissage de l'histoire de la philosophie. Nécessaire, elle s'adresse cependant à un public restreint et surtout conçoit la philosophie comme une connaissance à acquérir au même titre que l'histoire, les mathématiques. La philosophie est conçue comme un apprentissage cognitif. La philosophie est l'affaire d'experts.
2) Plus récemment, la philosophie fait l'objet d'une médiatisation, représentée actuellement par un certain nombre de philosophes dont Alain Finkelkrault, Michel Onfray, Luc Ferry, André Comte-Sponville, Raphaël Enthoven... De nombreux universitaires considèrent que nous assistons à une vulgarisation, à un manquement vis-à-vis de l'exigence et de la rigueur nécessaires au raisonnement philosophique. Cependant, cela a le mérite d'introduire la philosophie, de la pensée dans les foyers et la cité.
Le risque, nous semble-t-il, est, de par sa forme même de diffusion, de nous placer au rang de spectateur, la philosophie devenant alors un spectacle. La philosophie est ici perçue comme la parole qui va éclairer, révéler, créant un attrait mais apparaissant comme inaccessible, réservée à des esprits brillants.
3) Enfin, depuis 25 ans est apparu un autre mode de "philosopher". Il s'agit de la philosophie dite pratique, dans laquelle, nous nous inscrivons. Cette philosophie pratique est portée par des philosophes et un mouvement citoyen. Elle prend aujourd'hui plusieurs formes connues : les cafés-philo, qui en ont été la première expression (du moins en France), nés en 1992 avec Marc Sautet ; des ateliers philosophiques qui correspondent à des dispositifs plus élaborés et un public plus restreint ; des ateliers philo dédiés aux enfants ; des cabinets de consultation philosophique, peu nombreux en France, davantage développés en Italie et Espagne.
II) Comment caractériser la "philosophie pratique", au-delà des différentes formes qu'elle prend ?
Pour cela, interrogeons-nous sur ce qui a pu favoriser un tel retour de la philosophie dans la cité, aussi modeste soit-il. Ceci nous permettra de commencer à poser quelques jalons.
De nombreux acteurs de ce mouvement, "la philosophie pratique", s'accordent à dire que cette envie de philosophie s'explique par une crise des formes de la transcendance : défiance vis-à-vis des utopies, vis-à-vis du politique, vis-à-vis des institutions, crise en général de repères concernant l'éducation, le travail, la manière de vivre. Pour devenir sujet, l'individu est contraint à assumer son autonomie, autrement dit à élaborer sa propre loi avec de moins en moins de jurisprudence, c'est-à-dire à échafauder sa propre philosophie de vie.
C'est ici que la philosophie pratique prend toute sa place, trouve son fondement, non pas en délivrant des repères dans un monde qui en est largement dépourvu, ou des recettes comme le propose parfois le développement personnel, mais en essayant de doter les personnes de ressources réflexives qui leur permettent de cheminer sans repères préétablis. Marcel Conche nous dira : "ainsi la philosophie n'oriente pas positivement, elle n'indique pas à chacun le chemin qu'il doit prendre, elle ne fait que l'orienter vers le lieu du sens, vers le lieu où il doit se placer pour, lui-même, pouvoir s'orienter"1. S'orienter est ici à comprendre, non pas comme trouver son chemin, mais se demander où on veut aller. Et comme vous le savez, orientation et signification sont les deux acceptions d'un même mot : le sens.
Le questionnement du "sens" des mots, des habitudes, de l'existence - qui est le propre de la philosophie - favorise l'émergence de notre part de lumière, est un antidote au dogme et donc à la brutalité et en cela contribue à un meilleur "vivre ensemble". Du moins c'est le pari de la philosophie pratique, c'est notre conviction.
Proposer quelques moyens, aussi modestes soient-ils, et donner envie à quelques-unes et quelques-uns d'élaborer à partir de soi, par la raison, l'intuition, l'inspiration et l'argumentation de leur propre philosophie de vie, c'est-à-dire de révéler leur propre subjectivité à eux-mêmes et à autrui, en vue de mieux vivre avec soi-même et de mieux "vivre ensemble", constitue la raison d'être des "Artisans de la philo". L'association vise à contribuer à la création d'espaces dialogiques de pensée individuelle et collective, contribuant à éclairer, un tant soit peu, l'existence.
III) Notre parti pris méthodologique
A) Au-delà des fins, quels sont les partis pris de l'association ? Nous voulons juste indiquer deux ou trois traits de forces ou références qui nous tiennent à coeur.
Un principe central est bien évidemment la maïeutique, qui est en réalité un formidable optimisme rationnel, un parti pris démocratique et existentiel, radical et fondamental : chacune, chacun a en lui les ressorts pour penser, raisonner, philosopher. Cela constitue l'âme de la philosophie pratique. Nous ne faisons pas systématiquement référence à Socrate, car nous ne sommes pas convaincus par l'asymétrie de certains dialogues platoniciens et nous observons que ceux qui font de Socrate la référence, voire une idole, tendent à développer des pratiques, à notre sens, trop verticales, parfois brutales. La maïeutique s'exerce avec la compréhension et la bienveillance. Osons le mot : la maïeutique est une forme d'amour portée à l'autre. Au "Aime ton prochain comme toi-même", il y a le pendant "Révèle autrui, comme tu te révèles à toi-même".
B) Le deuxième parti pris : le concept éprouvé. Bien évidemment, au creux de ce parti pris il y a Pierre Hadot, Foucault, Spinoza et bien d'autres philosophes. Un concept ne se dit pas, il s'éprouve, il s'habite de l'intérieur. Le recours à un concept ou l'élaboration d'un concept ne procède pas d'un geste cérébral, mais d'un mouvement existentiel. C'est dans ce mouvement-ci que la maïeutique prend tout son sens, son fondement. L'émotion n'est pas l'ennemi de la raison, mais le carburant de la raison, la subjectivation nécessaire de la raison, la corporéité de la raison. En philosophie, la raison sans l'émotion est un fantôme ou un monstre. À philosopher coupé de soi, on finit par s'entourer de fantômes, on court alors un risque : celui de la paranoïa. Autrement dit, le concept n'a de sens que s'il renvoie à un monde sensible, ce qu'Épicure appellera une prénotion ; et Wittgenstein dira que le concept doit habiter dans la maison commune, ne pas être déconnecté d'un usage commun. Nous nous sentons très épicuriens quand Épicure nous dit que le concept vide et la doxa sont du même registre : dans les deux cas, je répète ou dis quelque chose sans l'éprouver dans mon for intérieur.
Cela a une conséquence méthodologique quant à la pratique de la philosophie pratique : c'est un art qui consiste à aller du sensible, du vécu, de l'inquiétude à la problématisation, l'argumentation et la conceptualisation. D'où l'intérêt de commencer par un recueillement, un mouvement réflexif, chercher l'impact qu'a tel sujet en soi-même avant de raisonner. Pour ceux qui initient leur réflexion en partant d'emblée d'un ciel conceptuel, il peut-être utile de proposer que leurs propos soient illustrés par des exemples. C'est aussi l'intérêt d'introduire dans la pratique des textes littéraires ou poétiques, des chansons, des contes, des objets sensibles, des confessions. Comment réconcilier le "vivre", fait d'ambiguïté et de singularité comme le souligne le philosophe François Julien, avec la philosophie ?
C'est pourquoi, tous les dispositifs, qu'ils soient d'inspiration Tozzi ("Discussion à visée démocratique et philosophique"), Lipman, Vegleris, Brenifier et d'autres, sont en soi mobilisables, dans la mesure où ils sont au service de cette pratique existentielle de la philosophie. Cependant, il ne faut pas chercher à standardiser la pratique, le déséquilibre partiel, y compris celui de l'animateur, est nécessaire à l'exercice philosophique.
C'est pourquoi, l'association, au-delà d'un support à l'activité, est un lieu d'échanges et d'expérimentation. Échanger, expérimenter, évaluer, non pas pour inscrire une vérité pédagogique dans le marbre, mais pour appeler de nouvelles expérimentations.
À cet effet, nous avons constitué une série d'ateliers qui visent à comprendre ce que sont aujourd'hui les cafés-philo et les ateliers philo. L'objet est de se demander, quelques années après leur apparition, "pourquoi les cafés-philo, comment les cafés-philo et les ateliers". Faut-il penser ces dispositifs au pluriel, s'appuient-ils sur des conceptions différentes ? Comment envisager leur avenir, afin qu'ils ne s'institutionnalisent pas, afin qu'ils puissent continuer à accueillir le hasard, tout en s'enrichissant méthodologiquement. Cette démarche en cours s'adosse à un recueil effectué auprès de participants de café-philo en vue de mettre en lumière leurs attentes et leurs propres interrogations. Cette réflexion vise aussi à élargir les lieux de présence de la philosophie pratique et citoyenne : sortir des cafés pour aller directement dans la rue, dans les écoles, réfléchir avec des professionnels, parfois sur les lieux de travail, accompagner les associations intervenant dans le domaine social et qui se posent de nombreuses questions sur le "vivre ensemble".
Les "artisans de la philo" sont des artisans de la philo, amoureux du questionnement, volontairement artisanal, petits moyens et grand coeur, passionnément iconoclastes et innovateurs, un brin d'insoumission dans un bouquet d'amitié.
(1) : Marcel Conche, Orientation philosophique, édit.
Encre marine, 2011, p. 28.