Introduction
Cet article entend rendre compte d'une recherche doctorale débutant sur la pratique du dialogue philosophique avec les adolescents, sous la direction d'Edwige Chirouter. Ce projet de recherche s'inscrit dans le cadre du projet PhiloJeunes, porté par la chaire Unesco sur les pratiques de la philosophie avec les enfants, qui vise à éduquer les jeunes de 5 à 18 ans aux valeurs démocratiques et civiques et à prévenir la violence, le dogmatisme, le fanatisme et la radicalisation, par la pratique du dialogue philosophique1. Ce projet de coopération franco-québécoise implique de part et d'autre un ensemble d'établissements scolaires pilotes intégrant la pratique philosophique dans leurs classes, offrant aux chercheurs et praticiens de nombreux terrains d'observation et d'expérimentation.
La pratique de la philosophie avec les enfants réfère à un ensemble de dispositifs pédagogiques visant à pratiquer la philosophie dès le plus jeune âge. Si ces méthodes se distinguent quant à leurs objectifs et aux protocoles d'animation qu'elles mettent en oeuvre, toutes s'attachent à utiliser la discussion philosophique comme moyen éducatif. Pratique innovante, toujours en construction, la philosophie avec les enfants rassemble un grand nombre de professionnels et se présente comme discipline hybride, à la rencontre de la philosophie et des sciences de l'éducation. Au fil de son déploiement, elle ne cesse de surprendre, d'interroger et d'ouvrir de nouvelles perspectives. La création en 2016 d'une chaire Unesco dédiée aux pratiques de la philosophie avec les enfants illustre la pleine expansion de ces pratiques, et la constitution d'un champ de recherche à part entière. De nombreuses recherches ont ainsi vu le jour et mis en lumière les différentes contributions de cette pratique (par exemple, en termes de pédagogie23, de prévention de la violence4, d'ouverture d'esprit5 ou de vivre-ensemble6). Parmi ces multiples travaux, seul un petit nombre s'intéresse spécifiquement à la pratique de la philosophie avec les adolescents. Pourtant, l'adolescence se distingue de l'enfance qui la précède et de l'âge adulte qui la suit : c'est une période à part entière, qui semble comporter des caractéristiques qui lui sont propres, notamment le déploiement d'un processus de construction identitaire. Le travail de recherche dont il est ici question souhaite explorer les relations entre pratique philosophique, adolescence et identité. Cet article exposera la démarche ayant guidé ce début de recherche et les différents repères établis jusqu'ici au sein de cette démarche. Les points amenés seront présentés brièvement et les pistes de recherche proposées pourront se transformer au fil de la recherche.
I) La période adolescente
A) Éléments d'introduction
La pratique de la philosophie avec les enfants repose sur l'idée d'une filiation naturelle entre la philosophie et l'enfant. L'étonnement spontané de l'enfant coïnciderait ainsi avec l'étonnement philosophique précédant toute recherche spéculative. En allant dans le même sens, nous souhaitons faire l'hypothèse d'une filiation possible entre l'adolescence et la philosophie : ne sont-elles pas toutes deux des processus de recherche, de tâtonnement et d'exploration ? Ces deux processus, tournés vers l'autonomie, s'attachent à déconstruire ce qui semble tenu pour acquis. La démarche philosophique, en effet, procède par déconstruction des croyances et démêle les noeuds de la pensée, de même que l'adolescent défait ce qui lui a été transmis tout en se construisant comme individu.
La conquête de l'autonomie par l'adolescent ne se fait cependant pas sans difficultés. Françoise Dolto évoque le "complexe du homard", pour souligner combien l'adolescence est avant tout transformation7. L'enfant quitte le cocon protecteur de la famille pour s'aventurer vers des contrées inconnues. Ce faisant une véritable mue se met en oeuvre, le jeune en transformation travaillant à l'acquisition d'une nouvelle carapace, à son image. L'adolescent part à la conquête de lui-même et s'engage dans un processus d'individuation lors duquel il devra se positionner par rapport à sa famille, à ses amis et aux différents groupes sociaux auxquels il appartient. Au fil de cette transformation, l'adolescent construit des idéaux et recherche les valeurs dans lesquelles se reconnaître. La mutation adolescente induit donc une vulnérabilité : sans carapace, le sujet en construction est plus fragile, plus malléable, plus influençable aux éléments extérieurs. L'adolescent, qui n'est plus un enfant, se voit propulsé dans un monde d'adulte auquel il n'appartient pas encore. Dans sa découverte du monde, il se saisit de sa liberté et élargit son esprit, sa compréhension et sa conception du monde. Ces multiples apprentissages, expériences et questionnements bouleversent l'ordre établi jusqu'alors et amènent la présence de l'incertitude et du doute, sur le mode de la crise, parfois de la rupture. Le processus adolescent comporte en effet une part destructrice dont l'action peut devenir dévastatrice. Les adolescents sont donc vulnérables et il importe de se préoccuper de cette période de mue qui transforme l'enfant en jeune adulte. Comme le rappelle Marie-Rose Moro : "L'adolescence est un continuum, un processus commun à tous, qui fragilise. Certains vont être juste un peu ébranlés quand d'autres seront déstructurés : la mélancolie existentielle va du cafard à la pathologie. C'est cela, la spécificité de l'adolescence" (Marie-Rose Moro et Odile Amblard, Paris, 2017, Bayard Editions).
L'adolescence se comprend donc comme une période de transformation physique, psychique et sociale, amenant une remise en question des acquis et la confrontation au doute existentiel. L'adolescent ainsi engagé dans un processus de déconstruction est vulnérable. Comment dès lors la philosophie pourrait-elle venir en soutien de ce processus lorsqu'elle procède, elle aussi, par déconstruction et questionnement ? Ne serait-elle pas, de par sa nature, initiatrice de la déconstruction et amplificatrice du doute ? Malgré cet apparent paradoxe, il semble que la pratique philosophique puisse embrasser la forme de la crise adolescente pour lui offrir quelques balises de sécurité : par la pratique du dialogue philosophique, l'adolescent trouverait un écho significatif de son vécu et des ressources pour se saisir de ses questionnements et leur donner du sens. De la sorte, la philosophie n'amplifierait pas le doute mais se présenterait comme un chemin balisé, préservant de la dimension destructrice possible du processus adolescent. Le travail de recherche dont il est ici question fait l'hypothèse de ce lien complémentaire entre adolescence et philosophie.
Ces éléments d'introduction nous permettent d'établir une vulnérabilité adolescente ainsi qu'une filiation possible entre adolescence et philosophie, appelant la conduite d'un examen plus poussé. A cet effet, la théorie du développement psychosocial d'Erik H. Erikson propose un cadre de compréhension intéressant.
B) La théorie du développement psychosocial
Psychologue et psychanalyste du XXème siècle, Erikson est l'initiateur de la théorie du développement psychosocial selon laquelle l'existence humaine se déploie à travers des cycles de vie8. Ces cycles, au nombre de huit, correspondent à des stades de développement. Chacun des stades comporte un enjeu, un noeud à dénouer. Selon Erikson, l'adolescence, cinquième stade du développement, a pour enjeu la résolution d'une crise identitaire : à cette période se développe, à l'intérieur du sujet, un sentiment d'identité qu'il s'agit d'édifier. La crise identitaire peut se concevoir comme l'aspect psychosocial de l'adolescence. Elle est un moment de questionnement existentiel lors duquel le jeune se met en quête de valeurs et d'idéaux afin de construire une identité personnelle et cherche à se situer dans les groupes sociaux au sein desquels il évolue. Ce faisant, c'est également le choix du rôle social vers lequel il entend diriger son existence qui se construit.
L'émergence de l'identité passe ainsi par la conjugaison de processus de différenciation et d'intégration, au fil des différents contextes sociaux et culturels vécus par le sujet. La quête adolescente tend à atteindre un sentiment de cohérence interne autour d'un ensemble de valeurs unifié, qui intègre les différents éléments identitaires et les inscrit dans une continuité. Lorsque les éléments identitaires sont réunis dans un schème de valeurs choisies par et pour l'adolescent, la crise trouve une sortie positive, aboutissant à la synthèse identitaire. A l'opposé, lorsque l'adolescent se trouve dans l'incapacité de construire un ensemble cohérent de valeurs sur lesquelles construire une identité d'adulte, un état de confusion identitaire demeure.
James Marcia a ajouté deux notions intéressantes à la théorie d'Erikson afin de préciser la consistance de l'identité9 : l'engagement d'une part, correspondrait à l'adhésion sincère du jeune à un ensemble de valeurs, de principes et de croyances ; l'exploration d'autre part, correspondrait à la capacité de résoudre des problèmes en recueillant et en analysant l'information afin de prendre des décisions. Par l'adhésion qu'il suppose, l'engagement implique une connexion affective aux valeurs et aux idéaux. L'exploration, quant à elle, exige des compétences de raisonnement, de jugement et de délibération. Ces notions mettent ainsi en lumière les dimensions affective et cognitive du processus de construction identitaire décrit par Erikson.
Cette brève exposition du cadre conceptuel de l'adolescence nous permet d'émettre trois remarques. Tout d'abord, un lien semble se dessiner naturellement entre processus adolescent et formation du jugement, la formation du jugement apparaissant comme la condition d'émergence d'un sentiment identitaire cohérent. Il semble également que la formation du jugement coïncide avec la formation affective et sociale de l'adolescent. En effet, en formant son jugement, l'adolescent prend confiance en lui et en ses jugements, en même temps qu'il construit sa place dans la société. Enfin, nous remarquons que l'adolescence ne peut se concevoir sans référence à la notion d'identité puisque la construction identitaire apparaît comme le corollaire de l'adolescence. Dès lors, un approfondissement de la notion d'identité semble important dans le cadre de notre réflexion.
II) La question de l'identité
A) L'émergence de la question identitaire
Du point de vue de l'histoire de la philosophie, la notion d'identité dans son acception contemporaine comme singularité qui caractérise l'individu, est relativement récente. C'est notamment avec la reconnaissance de la subjectivité que la question philosophique de l'identité apparaît dans toute son ampleur. Nous nous référerons à deux auteurs dont les travaux éclairent les enjeux liés à la question identitaire. Charles Taylor et Alain Ehrenberg font tous deux le constat de l'essor de la question identitaire depuis le XXème siècle, avec l'industrialisation et la sécularisation des sociétés occidentales individualisées.
1) Depuis la fin du XIXème siècle, la définition identitaire se conjugue à l'individualisme des sociétés "atomisées". Selon Taylor, l'individualisme, s'il est une émancipation certaine de l'individu, engendre également des dérives et des malaises, notamment une perte de sens, une perte de liberté et la primauté de la raison instrumentale10. Se dessine alors le nouveau paradigme d'une société égalitaire, en rupture avec la société hiérarchisée qui caractérisait l'Ancien Régime. L'identité moderne n'est plus dérivée socialement, mais à construire de l'intérieur. La modernité pose en effet un double principe d'égalité : principe universaliste d'égale dignité pour tous, et principe particulariste de respect égal envers la singularité qui définit chacun. Ce passage à la société égalitaire amène un idéal d'épanouissement de soi. Le statut identitaire n'étant plus donné d'emblée, il devient une question, un ensemble de possibilités à saisir. En outre, la question de l'identité moderne, caractérisée selon Taylor par l'invention de l'intériorité, l'affirmation de la vie ordinaire et la sécularisation de la société11, redouble de difficulté puisque le cadre social duquel elle émerge coïncide avec la perte d'un horizon de signification commun qui pourrait guider l'individu. La construction identitaire s'avère dès lors comme un défi, une quête dont la responsabilité exclusive revient au sujet.
2) Alain Ehrenberg propose une lecture de la question identitaire allant dans le même sens que l'approche de Taylor. Il observe un nouveau paradigme social fondé sur l'autonomie, succédant à une société fondée sur la discipline. Jusqu'alors, les contours de l'identité étaient délimités par des éléments émanant de l'environnement et de l'organisation de la société qui assurait une fonction structurante. À l'inverse, la société contemporaine libère l'individu de la force de la détermination sociale, si bien que les éléments de définition de lui-même (ses buts, son mode d'existence, ses valeurs, ses principes d'action), lui reviennent entièrement. C'est ainsi que se dessine un régime fondé sur l'autonomie au sein duquel l'idéal est désormais de devenir l'entrepreneur de sa propre vie, la personne se trouvant responsable du sens et de l'organisation de sa vie12. Cette absence de limites induites par la sphère sociale introduit une absence de limite de soi, entendue comme absence de limites qui encadreraient le déroulement d'une vie humaine et délimiteraient l'identité personnelle. L'autonomie du sujet amène également l'initiative personnelle et la référence à soi comme principes d'action, le recul de la régulation par la discipline ramenant la responsabilité de l'action sur l'agent. L'absence de limites, conjuguée au besoin humain de persévérer dans son être, aboutit, selon Ehrenberg, à une insécurité identitaire chronique et une inhibition de l'action, cette dernière étant déterminée par la référence à un soi indéterminé.
Les travaux de Taylor et d'Ehrenberg mettent en avant comment l'individualisme, conception affirmant la primauté du sujet individuel sur le collectif, se conjugue à un mouvement d'individuation par lequel le sujet en devenir se caractérise et se singularise. Simultanément, la fonction structurante de la société laisse un vide à combler. Ce faisant, la responsabilité du sens de la vie et de l'avènement effectif de cette vie projetée revient à chacun. La question de la construction identitaire se présente dès lors comme un défi majeur pour l'individu contemporain. Elle prend une signification spécifique dans le monde sécularisé et atomisé qui induit, par ses transformations sociales, politiques et économiques, une vulnérabilité identitaire. L'enjeu est grand, d'autant plus pour une population adolescente au coeur de ce processus. Il semble alors opportun d'éclairer la notion d'identité afin d'en saisir les enjeux.
B) Les enjeux philosophiques de l'identité
Plusieurs éléments sont apparus concernant l'identité. Nous avons d'abord adopté le point de vue de la psychologie et avons établi que l'identité était un processus de construction de soi rassemblant les éléments qui définissent une personne singulière dans un ensemble unifié, instaurant par là même une cohérence identitaire. Nous avons ensuite montré combien la construction de cet ensemble unifié représente un défi dans le contexte de la modernité, instaurant une vulnérabilité identitaire proprement contemporaine qui nous amène désormais à questionner les fondements même de la notion d'identité. D'autres préoccupations apparaissent en effet dès lors que nous souhaitons comprendre comment l'individu pourrait se définir lui-même : d'où vient notre identité ? Est-elle acquise, construite par le sujet, ou doit-elle être mise à nue, révélée au fil de l'existence ? Comment démêler ce dont on hérite, qui nous détermine et nous forge, et la part qui nous revient dans la construction de ce que nous sommes ? Comment peut-on rester la même personne lorsque l'accumulation de notre expérience nous transforme constamment ? Quelle est cette part d'immobilité en nous ?
Toute identité se construisant au sein d'appartenances multiples, une réflexion à son sujet ne peut se passer de la question du rôle d'autrui dans la construction du sujet. Avoir une identité, c'est d'abord se reconnaître comme être de conscience. Or, la reconnaissance de soi ne peut se faire sans la reconnaissance d'autrui en soi, et de soi-même en autrui. Autrui apparaît ainsi comme une condition nécessaire à toute reconnaissance d'identité puisque la subjectivité de chacun a besoin d'être reconnue par un autre pour exister. Ce dernier énoncé nous conduit sur les traces d'une intersubjectivité, condition d'existence de la subjectivité. Un grand nombre d'interrogations apparaissent ainsi lorsque l'on se penche sur la question de l'identité dans son essence, évinçant par là-même une conception strictement psychologique de l'identité au profit d'un concept enrichi de la réflexion philosophique. Ces derniers éléments révèlent en effet des enjeux philosophiques importants qui ne seront pas approfondis davantage dans le cadre de cet article, mais seront mis à contribution dans un travail de conceptualisation de l'identité. Les concepts d'altérité et d'identité narrative, notamment à l'aide des pensées de Lévinas et de Ricoeur, pourront renforcer ce travail et étayer une conception dialogique de l'identité. Egalement, les liens entre identité personnelle et identité collective seront explorés, notamment au moyen d'une comparaison entre les contextes culturels français et québécois. Ce travail de conceptualisation autour de l'identité enrichira, nous l'espérons, l'analyse des différentes données de terrain en y intégrant les éléments de la réflexion philosophique.
Notre propos a permis d'établir combien la question de l'identité se présente comme un défi pour l'individu, a fortiori pour les adolescents qui traversent une crise identitaire profonde. Ces éléments, conjugués à la filiation supposée entre philosophie et adolescence, invitent à explorer plus en avant comment la pratique du dialogue philosophique pourrait accompagner le processus de construction identitaire.
III) La philosophie avec les enfants : une pratique de la construction de soi ?
A) Les fondements de la philosophie avec les enfants
La philosophie avec les enfants est née aux États-Unis au début des années 1970 à l'initiative de Matthew Lipman, professeur à l'université de Columbia puis à Montclair, où il fonda l' Institute for the Advancement of Philosophy for Children. Accompagné d'Ann Margaret Sharp, Lipman travailla à construire le matériel et le cadre pédagogique nécessaires à la réalisation de ses objectifs pédagogiques : amener les enfants à penser par et pour eux-mêmes, avec les autres, notamment au moyen du dispositif de la Communauté de Recherche Philosophique (CRP)13. Nous ne rentrerons pas ici dans le détail de ce dispositif, mais en rappellerons les principes essentiels.
La CRP représente une micro-société à fonctionnement démocratique dans laquelle chaque participant a sa place. Le dialogue qui s'y déploie est de nature philosophique au niveau de la forme et du contenu.La CRP peut se concevoir comme une pratique de la philosophie par laquelle les enfants seront mis en action pour exercer leur liberté de manière responsable. Elle vise à développer chez les enfants l'acquisition d'une pensée d'excellence : une pensée qui tient compte du contexte, qui s'appuie sur des critères et qui est capable d'auto-correction14. Cette excellence de la pensée revient, pour Lipman, à la capacité de penser par et pour soi-même. Elle est le fruit de l'alliance des pensées critique (règles du raisonnement), créative (imagination et recherche) et vigilante (écoute attentive, intégration d'autrui dans la réflexion). En conjuguant ses types de pensées, la CRP met en oeuvre le déploiement d'une pensée dialogique
À la suite de ce premier courant de philosophie avec les enfants, plusieurs autres courants sont nés en France, chacun avec sa spécificité. Parmi eux, la discussion à visée philosophique, dispositif mis en place par Michel Tozzi, se rapproche particulièrement du dispositif lipmanien par son ancrage démocratique et philosophique15. La diversité des approches, que nous ne pouvons restituer ici, représente une grande richesse pour la pratique et permet d'en comprendre les différents effets possibles. De manière générale, les ateliers de discussion philosophique invitent les enfants et les adolescents à donner du sens à leur expérience et à co-construire leur vision du monde de manière collaborative. Ils y trouvent un lieu où leur pensée est prise en considération et leur réflexion stimulée, où les préjugés sont déconstruits et où autrui apparaît comme la possibilité d'une pensée plus juste et plus nuancée. Cette présentation de la pratique de la philosophie avec les enfants laisse entrevoir la possibilité qu'émerge parmi les jeunes un monde partagé, entendu comme "le monde partagé par ceux qui, éprouvant quelque chose, peuvent comprendre ce qu'ils éprouvent, comprenant ce qu'ils éprouvent, peuvent dire ce qu'ils comprennent, et en disant ce qu'ils comprennent, peuvent s'entendre sur ce qu'ils disent16."
Cette présentation de la philosophie avec les enfants fait avancer notre propos : compte-tenu des liens soulignés entre construction identitaire et formation du jugement, de l'affect et de la sociabilité, il semble que la pratique du dialogue philosophique puisse activer un certain nombre d'éléments qui concourent au processus général de construction identitaire. Dès lors, comment, au fil de la pratique du dialogue philosophique, le sujet se transforme-t-il lui-même, tout en transformant les autres et se faisant transformer par les autres ? Quel est l'apport proprement philosophique de cette pratique et comment contribue-t-elle au processus de construction identitaire ? Quelles sont les modalités de cette contribution ? Ces questions nous invitent à considérer plus précisément l'impact possible de la pratique du dialogue philosophique avec les jeunes.
B) Les effets possibles de la pratique du dialogue philosophique en lien avec la construction du sujet
Il existe peu de travaux sur la pratique de la philosophie avec les adolescents et sur le lien entre construction identitaire et adolescence. Nous présenterons ici deux travaux qui proposent des éléments intéressants pour la constitution de nos hypothèses.
1) Dans un article de 2010, Tozzi s'intéresse aux liens entre la pratique du dialogue philosophique avec les enfants et le processus de construction identitaire17. Selon lui, la pratique de la discussion philosophique contribue à la construction identitaire de l'enfant dans une triple dimension : par sa dimension langagière, elle les amène à développer une aisance orale et sociale. Cet usage du langage est par ailleurs réflexif et non seulement fonctionnel, ce qui permet l'émergence d'une pensée autonome et consciente d'elle-même. Cette réflexivité est une dimension essentielle de la pratique de la philosophie avec les enfants et passe également par la reconnaissance de l'autre comme interlocuteur valable. La discussion philosophique a également une dimension socialisatrice : en son sein se crée une intersubjectivité et se produit une identité collective et individuelle, par la construction commune du dialogue. En outre cette socialisation est démocratique par son fonctionnement et la pluralité d'opinions qui s'y développe, mais également réflexive, au regard de l'éthique communicationnelle qu'elle met en oeuvre.
Dans cette perspective, la pratique du dialogue philosophique, par la manière dont elle met les enfants en action et par le contenu qu'elle les amène à explorer, participerait à la construction d'une identité réflexive et dialogique. Elle développe en effet un savoir, un savoir-être et un savoir-faire qui ont des effets sur la manière dont l'enfant se conçoit lui-même, conçoit les autres et construit son sentiment identitaire (d'un point de vue cognitif, affectif et social).
2) Une autre recherche nous semble intéressante pour mesurer l'ampleur des effets possibles de la philosophie avec les enfants. Le dispositif de Lipman a été utilisé en 2001 par l'organisme spécialisé québécois La Traversée afin de constituer le programme "Prévention de la violence et philosophie pour enfants18." Ce programme visait spécifiquement la thématique de la prévention de la violence et les problèmes moraux connexes. Après deux années d'expérimentation et de recherche menées par l'équipe du professeur Serge Robert de l'Université du Québec à Montréal et la Commission scolaire Marie-Victorin, des effets ont pu être observés en termes de prévention de la violence et de raisonnement moral. Une augmentation significative de l'estime de soi des enfants participants a été rapportée, ainsi qu'une amélioration générale des compétences, notamment des compétences morales (accroissement du sentiment moral, agrandissement du cercle moral, compréhension de l'impact de l'importance de l'autorité, aptitude à détecter la violence psychologique et symbolique). Des effets sur les compétences logiques et cognitives ont également été rapportés. Ces éléments, s'ils ne sont pas directement rattachés à la construction identitaire, nous semblent étroitement liés à la constitution d'une cohérence identitaire interne, notamment à la construction d'un "bouclier intellectuel" et d'une estime de soi, éléments primordiaux pour contrer la vulnérabilité de l'adolescent dépourvu de carapace.
3) La pratique de la philosophie avec les enfants a donc déjà montré sa propension à développer des compétences cognitives et affectives importantes pour la constitution d'une consistance identitaire et d'un sens éthique. En outre, la recherche dont il s'agit ici s'inscrit dans le cadre du projet "PhiloJeunes", dont nous avons rappelé les objectifs, et souhaite étudier les effets possibles d'une pratique du dialogue philosophique sur le processus de construction identitaire à l'adolescence. Or, la question identitaire pourrait être imbriquée dans l'enchaînement des causes menant à des comportements violents et radicaux chez les adolescents (recherche et manque de repères, de limites, de valeurs directives ne permettant pas de se défendre contre la manipulation émotionnelle et intellectuelle...). La considération du processus de radicalisation chez les adolescents pourrait donc proposer des pistes de compréhension intéressante à intégrer dans notre travail.
L'introduction de ces derniers éléments sur les effets possibles de la pratique du dialogue philosophique nous amène à considérer cet exercice comme le lieu de déploiement d'une pensée critique et éthique où s'opère la rencontre de soi-même et des autres et la construction d'un monde partagé. Les outils et habiletés mis en oeuvre dans ce processus semblent par ailleurs coïncider avec les besoins spécifiques du processus de construction identitaire au cours duquel les adolescents sont en proie au doute existentiel, aux influences extérieures et à une insécurité identitaire. La pratique du dialogue philosophique rend possible une rencontre de subjectivités de laquelle émerge une intersubjectivité. Elle permet une appropriation réflexive de l'expérience et une co-construction de la pensée, et pourrait embrasser la forme du processus adolescent tout en accompagnant l'émergence d'un sentiment d' assurance identitaire. Contrairement à la sécurité, déterminée par des éléments extérieurs, ce sentiment d'assurance se construirait de l'intérieur, par et pour l'adolescent.
IV) Hypothèses de recherche
Le propos mené jusqu'ici nous amène à poser les hypothèses suivantes en amont de notre recherche :
A) Première hypothèse
La pratique du dialogue philosophique peut, par son nature et sa forme, impacter le développement du sujet vers l'âge adulte au travers plusieurs dimensions :
- Cognitive : lors de la pratique du dialogue philosophique, l'adolescent construit des raisonnements et apprend à nuancer son jugement. Il est non seulement conscient du pourquoi il pense quelque chose mais également du comment il est arrivé à le penser (apprentissage d'un "savoir-savoir", aptitude méta-cognitive). Ces apprentissages favorisent l'élaboration d'un schème de valeurs.
- Affective : la pratique du dialogue philosophique permet à l'adolescent de construire sa subjectivité en prenant confiance en ses jugements, en choisissant ses valeurs et en construisant une estime de lui-même. De plus, l'engagement affectif présent dans la discussion amène l'adolescent à réguler ses émotions.
- Sociale : la pratique du dialogue philosophique est un exercice essentiellement collaboratif développant chez les participants un savoir-être et un savoir-faire. Un esprit de communauté, de partage et de solidarité s'y déploie, amenant les adolescents à développer des attitudes et des dispositions particulières. La conjugaison des savoir-être, savoir-faire et savoir-savoir amène l'adolescent à intégrer autrui dans la construction de sa propre pensée, au moyen d'habiletés intellectuelles mais également de dispositions affectives (bienveillance et solidarité, notamment).
Ces dimensions participent au développement des compétences d'engagement et d'exploration qui concourent à la construction identitaire de l'adolescent
B) Deuxième hypothèse
La pratique du dialogue philosophique peut aussi impacter le développement identitaire par son contenu : les questions philosophiques sont des questions proprement humaines, éthiques et existentielles. Leur discussion fournit aux jeunes des éléments de réflexion et les invite à s'approprier et se positionner face à leurs propres incertitudes et questionnements.
V) Méthodologie envisagée
Cette recherche s'inscrit dans une démarche qualitative au sein de laquelle l'expérimentation permettra d'étayer la construction théorique du propos. Cette expérimentation se déroulera dans les établissements pilotes du projet PhiloJeunes en France et au Québec. La phase en cours actuellement s'attache à construire le cadre conceptuel et méthodologique de la recherche. Une phase de collecte de données sur le terrain se déroulera ensuite au sein des différents centres d'expérimentation PhiloJeunes. Les données recueillies seront retranscrites et analysées au regard du cadre conceptuel. Nous espérons que les conclusions de ce travail pourront amener quelque lumière sur ce qui, dans la pratique du dialogue spécifiquement philosophique, participe à la constitution d'une cohérence identitaire interne, ainsi que l'influence possible du contexte culturel dans ce processus.
Conclusion
Nous avons tenté de présenter la démarche générale dans laquelle s'insèrent les débuts d'une recherche doctorale. L'adolescent est vulnérable. En cours d'individuation, il est en proie aux influences extérieures, à l'incertitude et au doute existentiel. L'adolescence se présente comme un processus de mutation mobilisant des compétences cognitives, affectives et sociales. Les transformations sociales et politiques de la modernité produisent par ailleurs un contexte d'insécurité identitaire qui renforcent la vulnérabilité des jeunes adolescents. La philosophie avec les enfants, en tant que pratique collaborative du dialogue philosophique, semble procurer aux adolescents des outils pour se construire intellectuellement et affectivement ainsi qu'un lieu de co-construction d'un monde de signification partagé. Enfin, la démarche philosophique semble embrasser le processus de déconstruction et d'exploration adolescent, procurant au jeune un chemin balisé sur lequel avancer à l'abri de la dimension destructrice possible de l'adolescence. Il est donc possible qu'un sentiment d'assurance identitaire se construise au fil de la pratique, fruit de l'acquisition de compétences intellectuelles, affectives et sociales, permettant le déploiement de la subjectivité de chacun dans une intersubjectivité, au sein d'un processus dialogique.
(1) http://www.unesco.chairephilo.uqam.ca/?philojeunes
(2) Gorard, S., Siddiqui, N., & See, B. H. (2015). Philosophy for Children. London. https://goo.gl/D8tcPF.
(3) Daniel, M. F. (2008). Learning to Philosophize : Positive Impacts and Conditions for Implementation: A Synthesis of 10 Years of Research (1995-2005). Thinking: The Journal of Philosophy for Children, 18 (4), 36-48.
(4) Robert, S., Roussin, D., Ratte, M. et Guèye, T. (2009). Rapport de recherche sur l'évaluation des effets du programme prévention de la violence et philosophie pour enfants" sur le développement du raisonnement moral et la prévention de la violence à la commission scolaire Marie-Victorin.Montréal : CLIC/LANCI/UQAM.
(5) Hawken, J. (2016). Philosopher avec les enfants : enquête théorique et expérimentale sur une pratique de l'ouverture d'esprit. Thèse de doctorat. Paris : Université Panthéon-Sorbonne-Paris I.
(6) Gagnon, M., Couture, É., & Yergeau, S. (2013). L'apprentissage du vivre ensemble par la pratique du dialogue philosophique en classe : propos d'adolescents. McGill Journal of Education/Revue des sciences de l'éducation de McGill, 48 (1), 57-78.
(7) Dolto, F., Dolto-Tolitch, C., & Percheminier, C. (2007). Paroles pour adolescents ou le complexe du homard. Paris : Gallimard Jeunesse, p. 13.
(8) Erikson, E-H. (1968/1972). Adolescence et crise : la quête de l'identité.Paris : Flammarion.
(9) Marcia J.E. (1993). The Ego Identity Status Approach to Ego Identity. In: Ego Identity. New York : Springer.
(10) Taylor, C. (2005). Le Malaise de la modernité, Paris : Editions du Cerf, p. 22.
(11) Taylor, C. (1998). Les sources du moi, la formation de l'identité moderne. Paris : Seuil.
(12) Ehrenberg, A. (2008). La fatigue d'être soi : dépression et société. Paris : Odile Jacob.
(13) Lipman, M., Sharp, A-M, Oscanyan F. S. (1980). Philosophy in the Classroom. Philadelphia : Temple Univeristy Press.
(14) Lipman, M. (2003,2nd ed.). Thinking in education. Cambridge : Cambridge University Press.
(15) Tozzi, M. (2007). Apprendre à philosopher par la discussion. Bruxelles : De Boeck Supérieur.
(16) Ferry, J-M. (1991). Les puissances de l'expérience. Paris : Editions du Cerf, p. 198.
(17) Tozzi, M. (2010). La construction identitaire de l'élève par le questionnement et la discussion à visée philosophique. Tréma, (33-34), 8-22.
(18) Robert, S., Roussin, D., Ratte, M. et Guèye, T. (2009). Rapport de recherche sur l'évaluation des effets du programme prévention de la violence et philosophie pour enfants" sur le développement du raisonnement moral et la prévention de la violence à la commission scolaire Marie-Victorin.Montréal : CLIC/LANCI/UQAM.