Revue

Former un animateur aux processus de pensée philosophiques : des compétences pour conceptualiser

Ce texte, qui s'adresse aux praticiens des ateliers philo et à leurs formateurs, a pour objectif leur formation aux processus de la pensée réflexive. Il traitera de la conceptualisation.1

Introduction

La question de la formation est essentielle pour se sentir à l'aise dans l'animation d'un atelier philo, plus légitime à ses yeux et aux yeux d'autrui. Ce n'est pas évident pour quelqu'un qui a suivi un cursus universitaire de philosophie, qui aura suivi nombre de cours sur des doctrines, des auteurs, des textes, bref sur l'histoire de la philosophie, mais n'aura peut-être jamais vécu à l'université une véritable discussion philosophique en cours.

Ce n'est pas évident non plus pour un professeur de philosophie du secondaire, qui dans l'état actuel des habitus de la profession, passe plus de temps à faire cours, expliquer des textes ou travailler des dissertations qu'à faire discuter ses élèves (même si certains jeunes enseignants y sont plus sensibles), parce que la discussion n'est pas au centre du paradigme français de la didactique de la philo (le tryptique : un cours sur des notions, des explications de textes de philosophes et la dissertation). Il est de plus habitué à des élèves de terminale, et non du primaire ou de collège ; et à des élèves, non des adultes, comme dans un café philo. D'où les difficultés qu'il va rencontrer à animer une discussion dans une école ou dans la Cité.

Ce n'est pas évident enfin, pour un enseignant non philosophe du primaire ou de collège, chez lequel la formation philosophique date de la terminale, et dont les souvenirs peuvent être légers ou pénibles... On peut donc se demander, dans ces trois cas, quelle formation s'avère nécessaire pour un animateur d'atelier philo ?

I) Former à des compétences

Nous posons que la professionnalité de celui-ci suppose l'acquisition de compétences en :

  • animation de groupes (la notion-clef est ici celle d'animation, distincte de celle d'enseignement) ;
  • animation d'échanges d'idées (la notion-clef est ici celle de discussion sociocognitive). La difficulté majeure des enseignants, et en particulier des jeunes enseignants, est en effet de créer des interactions élèves-élèves) ;
  • animation de discussion à visée philosophique (mais qu'est-ce ce que la "philosophicité" d'une discussion ?).

Habiter la fonction d'animateur est un déplacement de posture par rapport à celle d'enseignant. Celui-ci a traditionnellement pour mission de transmettre un savoir (ici philosophique) et de vérifier s'il a été acquis. Un animateur travaille sur la dynamique d'un groupe plus que sur une transmission descendante ; et lorsqu'il s'agit d'une discussion, de faire vivre si possible à chacun des intervenants au cours des échanges l'expérience de la construction et de l'examen de sa propre pensée, puis de permettre au groupe d'expérimenter une vie intellectuelle collective sous forme d'échanges d'idées, ce que M. Lipman appelle une "communauté de recherche". Il est donc sensible au questionnement de chacun pour lui permettre de préciser pleinement ses idées, et aux interactions entre participants, notamment cognitives. Quand la discussion est à visée philosophique, c'est la "philosophicité" des échanges qui est recherchée. La capacité d'un animateur à permettre une énonciation et à rendre une discussion philosophiques est donc fondamentale. Elle pose de grandes difficultés aux professeurs d'école, d'autant qu'ils doivent maintenant, depuis 2015, organiser des DVP (discussions à visée philosophique) dans leur classe en cours d'EMC (Enseignement moral et civique). D'où l'urgence de leur formation.

Qu'est-ce qui donne alors sur le fond une visée philosophique à ce qui peut en rester à un échange - même démocratique dans la forme - d'opinions et de préjugés ? Notre réponse est la suivante, qui découle de l'élaboration théorico-pratique d'une didactique de l'apprentissage du philosopher : c'est pour une part la nature ou le thème de la question traitée (certains se prêtent plus facilement à un traitement philosophique), mais surtout la façon dont on traite celle-ci, par la mise en oeuvre individuelle et collective par les participants à la discussion d'un certain nombre de processus de pensée dont l'animateur est la vigie et le garant. C'est la production de ces processus au cours de la discussion qui étaye la compétence philosophique ("penser par soi-même") des participants comme apprentis-philosophes.

Quels sont ces processus de pensée ? Ayant travaillé pendant deux ans avec une vingtaine d'enseignants de philosophie français tous correcteurs au bac, nous en avons dégagé ensemble, dans une perspective rationaliste, trois essentiels, requis par une dissertation : la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation.F. Galichet en propose une quatrième, dans une tradition herméneutique, l' interprétation (d'une situation, d'un texte, d'une oeuvre artistique, d'un phénomène culturel, d'une pratique sociale etc.)2.

Clarifions un point : on problématise, conceptualise et argumente dans nombre de disciplines, mais pas de la même façon. Problématiser et conceptualiser par exemple sont des processus de pensée communs à la philosophie et à la science, mais ces mots ne recouvrent pas le même sens en philosophie et science, parce qu'il s'agit de champs distincts de la connaissance. Par exemple Aristote définit le concept d'homme par le genre prochain (animal) et la (ou les) différence(s) spécifique (s) (qui a une raison, vit en Cité) ; alors que la vitesse en physique classique est définie comme un rapport quantifiable entre deux variables (l'espace et le temps). Dans les deux cas, on définit un concept, et le processus de conceptualisation s'effectue dans et par le langage (les mathématiques sont un langage), mais dans le premier la démarche est taxinomique (classification), alors que dans l'autre cas elle est relationnelle et numérique (mise en rapport de plusieurs grandeurs mesurables dont on établit une loi de leurs variations respectives).

De la même façon, l'administration de la preuve n'est pas du même registre épistémologique en science (on démontre en mathématiques ; on observe, expérimente, vérifie et modélise dans les sciences de la nature) et en philosophie (Dieu n'est pas une hypothèse scientifique, les "preuves de son existence" - par exemple chez Saint-Anselme, Thomas d'Aquin, Descartes ou Leibniz - ne sont pas de cet ordre, mais néanmoins elles font appel à la raison et sont rationnellement discutables, comme on le voit chez certains philosophes). Il ne faut pas confondre raison scientifique et raison philosophique, sinon le positivisme aurait depuis longtemps eu raison de la philosophie. Par ailleurs on argumente aussi bien en français qu'en philosophie, mais dans cette dernière l'argumentation se veut rationnelle et vise l' auditoire universel des esprits, comme dit Perelman ; alors qu'en français on peut aussi (c'est l'objectif de la didactisation de la rhétorique), argumenter (voire persuader) pour un auditoire particulier, pour un groupe déterminé (ex : pour un électorat précis, un segment du marché de consommateurs...)

Être formé aux processus de pensée du philosopher implique : d'avoir vécu des situations d'échanges où leur emploi aura été examiné : identifié, problématisé, caractérisé ; de comprendre et faire comprendre en quoi ils consistent ; de les pratiquer soi-même ; de les faire pratiquer par les élèves. Ce qui soulève plusieurs questions : pour prendre un exemple, qu'est-ce conceptualiser une notion ? Comment didactiser cette conceptualisation, c'est-à-dire rendre accessible ce concept à des élèves, et des élèves d'âges différents ? Dans cette didactisation, peut-on, faut-il distinguer des niveaux de conceptualisation ? Quelles sont les difficultés à conceptualiser ? Et selon l'âge ? Comment les surmonter ? Comment conceptualiser dans une discussion ? Comment aider les élèves (et des adultes) à conceptualiser ?

Les questions se posent dans deux registres : philosophique (Qu'est-ce qu'un concept ? Qu'est-ce que conceptualiser ?) et didactique (Comment faire conceptualiser des élèves ?). Registres à ne pas confondre épistémologiquement. Car toute didactisation d'une activité philosophique implique certains présupposés philosophiques, qui peuvent être interrogés, ce qui relativise cette pratique ; et toute position philosophique entraîne un certain type de didactisation, qui est donc relative à ce positionnement. Il n'y a donc pas de bonne méthode dans l'absolu (sinon on tomberait dans le dogmatisme) ...

II) Le processus de conceptualisation

A) Le versant philosophique

Nous sommes peut-être là au coeur de l'activité du philosopher, tout au moins pour certains philosophes. G. Deleuze ne définit-il pas la philosophie comme "la discipline qui consiste à créer des concepts" ( Qu'est-ce que la philosophie ? p. 10) ? Chaque philosophe a sa façon particulière de conceptualiser. Guéroult le montre à propos de Descartes, Kojève à propos de Hegel, Deleuze à propos de Spinoza ou Nietzsche etc.

On sait que dans la tradition classique du rationalisme occidental, le concept est un instrument au service d'une démarche discursive de connaissance dépendante d'une logique de la représentation. Un premier courant, platonicien, se situe dans une logique de la vision abstraite de l'objet (matériel ou mental) la plus juste possible, et renvoie à la contemplation. Un second, plus kantien, fait du concept l'outil privilégié d'une construction de la connaissance, qui fait appel à des règles opératoires : le concept n'est plus statique, affaire de classement, mais l'activité même de penser, à partir du moment où elle est au fondement de tout "jugement" ; activité intentionnelle de la "conscience pure" pour Husserl. Dans la première approche, le concept apparaît comme une "idée générale" obtenue par abstraction et regroupement à partir d'une "vision" du réel. La seconde accentue la dimension active et constructiviste, en faisant du concept un schème de connaissance à priori s'appliquant au divers sensible. Mais dans les deux cas, le concept est toujours solidaire d'une problématique de la représentation : la pensée est ce qui détermine les conditions idéales de la connaissance de l'être (même si chez Kant la connaissance de l'être ne peut qu'être "phénoménale").

La troisième orientation fait du concept avec Deleuze l'objet d'une véritable création, qui serait la signature d'une pensée philosophique : il rompt ainsi le noeud qui liait l'être et la représentation...

Dès l'origine de la philosophie, Socrate tentait principalement de faire définir à ses interlocuteurs des notions : la sagesse morale ( Charmide), la beauté ( Le Grand hippias), le courage ( Lachès), l'amour ( Le Banquet), l'amitié ( Lysis), la vertu ( Ménon), la justice ( La République) etc. M. Tonolo rappelle que Platon explique la méthode dichotomique de la définition dans Le sophiste : l'Étranger, qui mène le dialogue, doit définir et distinguer le sophiste, le philosophe et le politique. Il prend l'exemple de la définition de ce qu'est un pêcheur à la ligne pour montrer comment définir un terme ( Sophiste, 219a et sq.). Il est encore plus précis dans Le Politique (262 et sq.).

Une notion nomme le réel, et tente de la définir, d'approcher la compréhension du réel par le langage. Le "Qu'est-ce que..." fondait ainsi la recherche socratique. On découvrait d'ailleurs la difficulté de l'entreprise : les premiers dialogues de Platon sont dits "aporétiques" parce qu'ils ne concluent pas. Plusieurs définitions sont successivement essayées, puis abandonnées, parce qu'elles ne résistent pas à l'examen critique.

Aristote pensait que la métaphysique, coeur ontologique de la philosophie, avait pour objet de définir l'Être. Projet difficile, car il faut commencer sa phrase par : "C'est...", c'est-à-dire employer le terme à définir (tautologie). Il a élaboré une méthode de définition, selon deux axes : la définition en extension, qui répertorie le champ d'application du concept, en exemplifiant un concept par les éléments qui le composent (Socrate et Platon sont des hommes) ; et la définition en compréhension, qui me permet de comprendre un concept par la description de ses attributs : à la question "Qu'est-ce que l'homme ?", il répond que c'est un animal (c'est la classe plus vaste à laquelle l'homme appartient) rationnel ou politique (ce qui le caractérise en propre par rapport et en opposition à l'animal). Il s'agit donc de trouver le genre prochain puis la (ou les) différence spécifique pour définir un concept. C'est dans une telle perspective que Comte-Sponville définit l'espérance à partir du genre prochain (le désir) et de trois attributs qui spécifient négativement celui-ci (jouir, avoir, pouvoir) : "Espérer, c'est désirer sans jouir, sans savoir, sans pouvoir" ( La sagesse des modernes, p. 320). Le concept signe ainsi une classe d'objets, un regroupement, et leur assigne un certain nombre de caractéristiques stables, invariantes. C'est une notion rigoureusement définie. Il y a là un modèle proposé de conceptualisation qui permet de sortir de l'imprécision et de se donner un langage commun, élément essentiel dans une discussion...

Il y a une double dimension dans la définition : en référence au réel qu'elle dénote, et en référence au terme qu'elle nomme, qui n'a de sens que par rapport à d'autres termes, dans le cadre d'une langue ou d'un système déterminés.

Rappelons aussi qu'au Moyen-Âge, la "querelle des universaux" opposa les "réalistes", qui considéraient que les "universaux" ou idées générales (par exemple, l'homme) ont une existence réelle, idéelle (au sens platonicien), et les "nominalistes", pour qui ils n'ont qu'une existence mentale, seuls existant les individus concrets.

Descartes dans son cheminement rencontre, en sortant du doute, la question "Qui suis-je", élimine ce qu'il n'est pas (définition négative) et répond : "une chose qui pense" (Méditation seconde), déployée par une énumération d'attributs : "ç.à.d. une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent". Et l'une des trois questions fondamentales de la philosophie, rappelle Kant, est bien : "Qu'est-ce que l'homme ?".

On voit ici l'importance du langage pour la pensée, puisque la définition tente de capter "l'essence" de la chose par les mots. Or l'écart entre le mot et la chose - le mot n'est pas la chose - interrogera les philosophes ("le mot est le meurtre de la chose" dit par exemple Lacan). Certains pensent que l'on ne peut connaître l'essence des choses, car le réel est opaque, voilé, et que le langage est inadéquat à dire le réel. C'est le cas de Bergson, qui montre que les mots cachent le réel en n'en montrant que l'aspect utile et commun. L'intuition par opposition fait percevoir une réalité "derrière" les mots, une réalité plus vraie, significative. Le concept fait quelque part pour lui clôture, il délimite, dans sa volonté rationnelle de précision et de transparence, il exprime mieux l'espace que le temps et sa fluidité. En "théologie négative" par ailleurs, on pense que Dieu est inconnaissable, donc indéfinissable. Wittgenstein affirme même que les problèmes philosophiques sont créés par le langage lui-même, et que la philosophie a pour objectif de les dissoudre : un mot n'a de sens que par son usage, il n'a pas de définition en soi qui renverrait à une essence des choses, mais "un air de famille" transversal à ses contextes divers. Les usages distincts des mots nous amènent à reconstruire en fait une ontologie liée au langage, à son fonctionnement et aux usages des termes. Toute question commençant par "Qu'est-ce que ?" apparait donc comme illusoire, rendant toute définition de type ontologique impossible, le mot ne référant pas à un objet du réel3.

D'autres pensent au contraire que la philosophie est précisément une tentative de connaissance, distincte de l'approche scientifique, malgré l'attrait de celle-ci (Voir la méthode rigoureuse et les définitions précises de Spinoza dans L'Ethique ou le courant positiviste avec A. Comte). Nous n'avons que le langage pour penser philosophiquement le réel, et il faut s'y atteler. Pari et défi, car il y a plusieurs langues, et nous pensons dans une langue déterminée, porteuse par sa structure et son histoire d'une vision du monde particulière (pensons à l'existence du verbe "être" en grec, matrice de la métaphysique occidentale). De plus le langage est polysémique : les mots ont plusieurs sens dans la langue (voir le dictionnaire) et, selon leur emploi en contexte, leur signification varie et ils charrient des représentations différentes selon les individus. Dans l'interaction verbale, ils sont par ailleurs interprétés, parfois différemment entre l'émetteur et le récepteur, d'où de fréquents malentendus. C'est la raison pour laquelle Deleuze disait fuir toute discussion, disant que l'on croit mais illusoirement que l'on parle de la même chose : "La philosophie a horreur des discussions, elle a toujours autre chose à faire... et Socrate n'a pas cessé de rendre toute discussion impossible" (p. 33).

Une discussion présuppose en effet que l'on se comprenne, que l'on soit d'accord sur le sens des mots. Ce n'est pratiquement jamais le cas au départ. Un effort de clarification du sens des mots s'impose donc, quand on anime une discussion avec une certaine rigueur. On s'aperçoit dans la dynamique des échanges que cette clarification est progressive, c'est au début le flou, la confusion, les écarts de représentation qui dominent. La conceptualisation en commun des notions que l'on va utiliser est donc nécessaire, et devient un besoin ressenti assez vite. La confrontation d'idées différentes par les élèves fait problème de fait : c'est donc bien la problématisation qui est première, la mise en évidence de ces écarts exigeant de s'atteler à la nécessité de dégager des accords. C'est un travail progressif d'élucidation. D'où la nécessaire conceptualisation en commun des notions que l'on va utiliser : comment savoir par exemple si une action est bonne ou juste, si l'on ne définit pas le juste ? Si l'amour est une illusion, si l'on ne définit ni l'amour ni l'illusion. Car la réponse à une question dépend du ou des sens que l'on donne à la ou aux notions qu'elle contient. "L'amour est-il une illusion ?" n'a pas la même réponse s'il s'agit d'un amour passion ou d'un projet à deux durable... ou si l'on confond ou non erreur (qui se corrige) et illusion (qui persiste)... Mais l'exigence définitoire apparait progressivement et se construit dans le groupe avec l'aide de l'animateur.

Définir une notion est complexe en soi. Dans une philosophie donnée, une notion est un concept, qui a un sens précis : l'idée n'a pas le même sens chez Platon, Hume, Leibniz et Hegel ; le contrat social chez Locke, Hobbes et Rousseau. Le concept prend sens dans et par une doctrine (par exemple la res cogitans chez Descartes, la joie chez Spinoza, la monade chez Leibniz, le Léviathan chez Hobbes, le perçu chez Berkeley, l'Esprit absolu chez Hegel, l'impératif catégorique chez Kant, la volonté de puissance ou le surhomme chez Nietzche, la plus-value ou l'aliénation chez Marx, le visage chez Lévinas). Et il se comprend par son rapport à d'autres concepts avec lesquels il fait système : chez Descartes, l'entendement par rapport aux sens et à l'imagination dans sa théorie de la connaissance ; chez Kant entendement, raison pure, raison pratiquedécouperont autrement la faculté de connaitre ; chez Lacan, le réel prend sens par rapport au symbolique et à l'imaginaire au sein de sa théorie du psychisme. Ces distinctions conceptuelles structurent l'architecture d'une théorie : la puissance et l'acte chez Aristote, le noumène (ou chose en soi) et le phénomène (chose telle qu'elle m'apparait) chez Kant, le capitalisme, le communisme et le socialisme chez Marx, le temps objectif et la durée chez Bergson, l'essence et l'existence ou l'en soi et le pour soi chez Sartre...

Par ailleurs un concept philosophique prend sens par le problème qui le travaille : "Tout concept renvoie à un problème... on ne crée de concepts qu'en fonction de problèmes" (Deleuze, idem p. 22). "Platon trouve le concept d'idée, remarque Gaëlle Jeanmart, pour répondre à la question : comment connaître un réel qui parait constamment en mouvement ?". L'idée claire et distincte de Descartes répond à l'interrogation : comment savoir si ma représentation est vraie ? Etc. Il y a un lien étroit entre les processus de conceptualisation et de problématisation...

On peut prendre dans une discussion telle notion " au sens de...". Elle est alors définie par une référence doctrinale, et donc précise (ex : "l'idée régulatrice" au sens de Kant, "l'imaginaire social" au sens de Castoriadis), connue et partageable par ceux qui la connaissent (jusqu'à un certain point, car a-t-on vraiment compris la notion chez l'auteur ?). Mais les autres ? Sans effort pédagogique d'explicitation, ils sont exclus de la compréhension, et donc de la discussion ("effet de distinction" par connivence d'un savoir supposé connu entre pairs, dirait P. Bourdieu). L'intérêt d'emprunter un concept à un auteur est utile pour sa puissance opératoire (ex : la notion d'inconscient de Freud explique certains phénomènes psychiques ; la notion de "bouc émissaire" de R. Girard éclaire bien des situations d'exclusion) ; mais on n'apprend pas dans ce cas à conceptualiser soi-même...

B) Le versant didactique

1) Esquisse d'un réseau notionnel de l'enfance

La philosophie avec les enfants peut aider ceux-ci à comprendre ce qu'ils vivent, par une reprise réflexive de leurs expériences, en problématisant leur vécu, et en conceptualisant les notions qui y font référence. C'est pourquoi nous tentons ci-après d'esquisser un réseau notionnel du monde de l'enfance, à compléter par les praticiens des ateliers philo et les spécialistes de l'enfance, à partir notamment d'entretiens, de scripts ou de textes d'enfants. Ce réseau notionnel acquerra une pertinence avec les enfants, car il permettra de s'appuyer sur leur faculté de comparer ou d'opposer des éléments concrets qui le composent pour approcher le concept, dans une logique issue des travaux de J. Bruner et B-M. Barth sur l'apprentissage de l'abstraction.

C'est pourquoi nous tentons ci-après d'esquisser un réseau notionnel du monde de l'enfance. Voilà donc, sans visée d'exhaustivité, une liste de notions que l'on peut sans difficulté indexer à leur monde, en tenant compte évidemment de leur âge :

- La famille, filiation/adoption, enfant/parent/grands-parents, enfant/adolescent/adulte, mari-femme (ou équivalents), frère/soeur, amour, fraternité, éducation, transmission, tradition, fête, anniversaire, croyance, Père noël, Dieu, religion...

- L'école, élève/maître, pouvoir, chef, obéissance/soumission, camarade, enseignement, apprendre, attention, travail/effort, devoir, résultat/note, intelligence, mémoire, rapport au savoir, motivation, connaissance, erreur, échec, lire, écrire, parler, communiquer (langage), calculer, grammaire, science, mathématiques, biologie, astronomie, géographie, histoire, langue étrangère, l'art et son champ esthétique (beauté, goût, dessin, peinture, musique, théâtre...), règle, règlement, transgression/punition, sport, coopération, compétition...

Les enfants, en "situation basse" (Goffman) par rapport à leurs parents et maîtres, plus généralement aux adultes, subissent beaucoup de pressions sociales et morales de la part de leurs éducateurs. Ils baignent dans un univers d' interdits, de devoirs... D'où les notions renvoyant à ce monde de morale : rapport à l'obéissance et la loi, dire la vérité, franchise, faire un mensonge, une bêtise, devoir, droit, loi, faire une bonne/mauvaise action, avoir une sanction positive ( récompense) ou négative ( punition), se sentir responsable, avoir de la culpabilité, du remords, vivre un dilemme, une injustice (/justice)...

Ils vivent dans un monde sexué, mixte à l'école. Le rapport entre filles et garçons ne va pas de soi (préjugés, sexisme), surtout à l'adolescence ( identité, sexualité), et doit être discuté en famille et à l'école. D'où leur intérêt pour le corps, le dedans et dehors, ses transformations, surtout à l'adolescence, la peau (comme sac qui empêche de "couler" dans le monde et de se défaire), les maladies, les virus, le sang, l'air...

Les enfants adorent s'amuser avec leurs pairs et les adultes ; c'est l'occasion de les faire réfléchir sur cet univers qui leur est familier : jouer, jeu, gagner/perdre, tricher, règles, arbitrage, compétition. Mais s'amuser peut être ambivalent voire dangereux dans la plaisanterie, la blague, le rire, par exemple dans la moquerie ou le harcèlement.

Ils vivent fortement les émotions ( peur, colère, tristesse, joie...) et les sentiments ( amour, amitié, jalousie...). Ils sont très sensibilisés à la question de grandir (ou pas), de par leur âge et leur taille, et à celle du pouvoir, vu leur état de subordination. Ils sont très curieux de ce tout ce qui touche à l'origine (la leur, mais aussi celle de l'univers, de la terre, de la vie, de l'homme) et à la fin ( la mort, la survie). Ils sont très intéressés par la nature (et sa dégradation : la pollution), les animaux (domestiques et sauvages). Ils sont captivés par les histoires (albums, BD, romans, films), les héros et superhéros qui stimulent leur imagination...

Toutes ces notions posent des mots sur leur vécu, qui sont autant de notions à conceptualiser, et qui peuvent leur permettre de transformer les événements en expérience. Car les enfants ont besoin de concret et d'exemples sur lesquels s'appuyer pour réfléchir, c'est-à-dire "monter" en généralisation et abstraction. Ces notions qui touchent au monde de l'enfance sont donc susceptibles de les intéresser (problème de la motivation), et fournissent de bons supports réflexifs pour élaborer des questions, souvent en les mettant en relation.

2) Conceptualiser une notion comme processus de pensée

Tenter de conceptualiser une notion, c'est cheminer d'une expérience du réel à une notion, d'une représentation à une distinction, d'une notion, idée générale et abstraite (la vérité, le vrai), à un concept qui lui donne un contenu précis, une configuration singulière, c'est faire une recherche personnelle. Quelles sont les voies possibles ?

La première piste est de partir du réel de l'enfant, de son monde, son expérience de la vie, pour l'accompagner à les comprendre par la pensée. Les situations vécues, les exemples concrets fournis par l'enfant ou proposés par l'adulte sont la matière même à analyser : leur diversité va conduire à les classer, leurs spécificités à les comparer, les opposer. On peut ainsi évoquer un épisode de sa vie, proposer une image, un dessin, une photo, un bout de film... et essayer d'exprimer ce qui est là implicitement en question. Prenons par exemple le Petit Prince qui doit s'occuper de sa fleur, et la notion de "responsabilité" peut prendre sens pour lui.

Nathalie Frieden parle beaucoup de la nécessité de bien choisir un"ancrage" pour faire penser ce que l'on vit, car il va fournir un support pour questionner le monde et le théoriser. "Si conceptualiser est arriver ensemble à une définition, on part comme Socrate de ce que les gens savent, par leur expérience, leurs représentations du monde. Et on travaille là-dessus. Le travail est celui de chercher et mettre des mots, pour construire une description proche de ce que nous savons et allons exprimer". Les expériences et représentations étant différentes, ou interprétées différemment, quels mots choisir alors pour décrire alors? Y a-t-il des mots, des lectures qui pourraient faire consensus ?

La deuxième piste est de travailler sur la façon dont le langage cherche à "dire" le monde.

On peut par exemple, sur la notion de vérité, chercher les termes synonymes(exact, authentique, cohérent, pertinent, franchise, sincérité, axiome, principe, évidence, justesse, précision...) ; les termes proches mais pas exactement identiques (vraisemblable, certitude, clarté, authenticité...) ; les antonymes (ignorance, doute, erreur, fausseté, absurdité, mensonge, illusion, apparence, sophisme, imposture...) ; les mots qui semblent entretenir une relation avec la notion (savoir, connaissance, système, dogme, révélation, évangile, catéchisme, information, réalité, réel...).

Un dictionnairepeut donner le ou les sens du mot dans la langue : peut-être était-on au départ dans le flou (exemple confondre vérité et réalité, désir et volonté), cela va clarifier ; peut-être ne pensait-on qu'à un seul sens (la vérité au sens moral de franchise, et non le sens épistémologique de connaissance, le possible distingué du réel mais non de la vérité), cela donnera d'autres idées. Un dictionnaire philosophique peut être éclairant si la définition est générale, mais s'il me donne la (les) signification(s) du mot "au sens de" tel(s) philosophe(s), cela ne m'avance guère si je ne connais ni l'auteur ni la doctrine, car il y a trop de connaissances présupposées. L'emploi de plusieurs dictionnaires permettra d'ailleurs de mettre en évidence que les mots n'y sont pas toujours définis de la même façon... Que faire de la confrontation qui en résulte : la réalité qu'ils décrivent est-elle différente ?

On pourra chercher des expressionsqui contiennent la notion, et élargissent son halo de sens (une attitude vraie, le vrai chemin, le parler vrai, in vino veritas, dire ses quatre vérités à quelqu'un...).

Les métaphores sont aussi utiles, qui peuvent concrétiser une notion à déployer à partir d'elles : la balance pour la justice, le miroir pour le narcissisme, l'envol pour la liberté, la flèche pour le temps et le point pour l'instant, le squelette avec sa faux pour la mort, la chouette pour la philosophie, le lion pour le pouvoir, le cercle vide pour la démocratie, la vérité sortie nue du puits, un miroir à la main ...

Des citations qui contiennent des idées associées à la notion ("La vérité sort de la bouche des enfants" ; "On peut tuer celui qui dit la vérité, mais on ne peut pas tuer la vérité elle-même, ni ceux qui l'ont entendue" (A. Jobert) ; "Dis quelquefois la vérité, afin qu'on te croie quand tu mentiras" (J. Renard) ; "La vérité est à l'esprit ce qu'est aux yeux la lumière" (F. Salvat de Montfort) etc.

Des situations problèmes ou étude de cas s'ancrant dans un vécu proche de celui des élèves, sans pourtant les y enfermer, facilitant d'autant la possibilité de prendre de la distance réflexive. L'intérêt de ces situations écrites est d'abord de permettre a priori de fixer un cadre aux échanges porté par la nature de la situation telle qu'elle est décrite. Il est aussi de guider la réflexion vers la nécessité de définir des termes ou expressions laissées floues dans l'énoncé et qui vont conduire des élèves à répondre différemment à la question posée en fonction des interprétations données aux mots ou aux situations. Si on écrit par exemple qu'Untel a pris tel objet à quelqu'un, et que l'on se demande si on doit le dénoncer, il faudra d'abord identifier ce que pourrait signifier le verbe "a pris" : signifie-t-il "a saisi", "a emprunté, volontairement, ou pas ?", "a volé, sur un coup de tête ou en ayant prémédité", etc. ?

On peut aussi penser à certains dispositifs pour faire émerger les représentations des élèves sur le réel, afin de les confronter entre elles, par exemple ceux évoqués dans mon ouvrage Apprendre à philosopher dans les lycées d'aujourd'hui (Crdp Montpellier-Hachette, 1992, p. 69 à 76), qui sont complémentaires entre eux :

Le portrait chinois, où l'on évoque une notion à partir d'associations d'idées ou d'images qui donnent un premier aperçu de sa représentation, et que l'on doit expliciter plus rationnellement ensuite : "Si la liberté c'était... un animal, un objet, une couleur, un moment de la journée, une musique, une chanson, un personnage... ce serait... parce que...". On confronte ensuite ces différentes associations pour préciser la notion.

Le photolangage, qui consiste à proposer aux élèves un lot d'images, en leur demandant d'en choisir deux : celles qui leur parait la plus proche et la plus éloignée de leur représentation initiale d'une notion (ex : vérité, courage) ; puis de justifier rationnellement leur choix positif et négatif ; enfin de discuter entre eux de la pertinence de leurs choix. L'intérêt de l'image est de faire émerger la représentation au niveau du cerveau limbique du système "valeurs-affects", afin de la faire travailler ensuite plus rationnellement et contradictoirement.

Le Q-sort, qui travaille à un niveau plus cérébral, verbo-conceptuel (cerveau cortical). On propose un certain nombre de définitions possibles d'une notion (la justice, l'art...) : les élèves doivent en choisir deux : la plus exacte et la moins fidèle selon eux ; puis dire pourquoi ces choix ; ensuite en discuter avec leurs camarades pour confronter ces définitions.

Les mots-clefs travaillent aussi sur les associations d'idées liées au langage : on demande aux élèves de marquer un par un en silence au tableau un mot proche de la notion (ex. "communication" pour la notion de langage). Puis dans un second temps, quand tous ceux qui le voulaient ont écrit un mot, de souligner un mot qu'ils approuvent par rapport à la notion ; puis dans un troisième temps de barrer un mot avec lequel ils sont en désaccord. Chacun explicite ensuite son accord ou son désaccord. Pour tous ces exercices, en phase terminale, les élèves doivent écrire et commenter leur propre définition. Ils peuvent ainsi évaluer le chemin parcouru depuis leur représentation initiale...

On peut penser aussi à d'autres techniques pour faciliter le processus de conceptualisation. La plus simple et la plus couramment utilisée est le tableau en deux colonnes (par exemple avec ami/copain, ou droit/devoir, ou erreur/faute...). Il y aurait encore la construction d'un "arbre conceptuel", qui adopte la démarche aristotélicienne, mais en la rendant plus visible.

En communauté de recherche philosophique, il n'y a jamais vraiment de définition au début, parce que la représentation d'une notion est peu précise dans l'esprit de l'apprenti philosophe ; elle doit être construite par sa réflexion ; et ce d'autant que les représentations de la même notion étant différentes selon les individus, tenter d'approcher une notion en groupe passe inéluctablement par la confrontation de plusieurs tentatives de définitions, pour donner à la notion étudiée une "configuration" singulière, qui sera plus ou moins stabilisée au cours de la discussion. Peut-être plus claire vers la fin, à moins qu'elle soit encore plus brouillée par la perplexité qu'entraîne la complexité...

Cette configuration dépend souvent d'ailleurs de la question posée, plus exactement du problème qu'elle soulève, et du champ ou domaine dans lequel il se pose, et aussi des usages du mot dans un contexte langagier et situationnel. La définition de la loi ne sera pas la même si on pose en philosophie politiquela question de la démocratie politique(ex : la volonté générale de Rousseau) ou en philosophie moralecelle de l'autonomie de la liberté(ex : l'impératif catégorique, la loi que l'on se donne à soi-même de Kant).

"Chaque concept renvoie à d'autres concepts" (Deleuze, Idem, 24). Pour penser une notion, on a besoin d'autres notions, comme on a besoin dans la langue de certains mots pour en définir un autre, car la langue forme un système où les mots se "co-renvoient". Par exemple, liberté peut renvoyer, par opposition à déterminisme ou contrainte, à indépendance ou libération... C'est ce que l'on peut nommer un réseau notionnel. On peut ainsi construire autour d'une notion une trame conceptuelle, à géométrie variable selon le champ d'application de la notion : si l'on examine la liberté dans sa dimension morale, ce peut être par exemple autonomie, responsabilité, transgression, punition, culpabilité... Si l'on parle de la justice dans sa dimension politique, ce peut être par exemple l'égalité, l'équité, le mérite... Cette trame peut être très utile à un animateur dans une préparation de discussion ; elle propose des associations possibles ou probables, spontanées chez les discutants ou points d'appui pour l'animateur, des chemins à emprunter, des pistes à suivre. Elle peut donner lieu dans sa préparation ou dans le cours de la discussion à l'élaboration de cartes mentales.

"Le détour par l'écriture est intéressant pour conceptualiser, car il permet "d'étaler" ensemble dans l'espace toutes les déterminations d'un concept, donc de les visualiser de manière "synoptique" plus facilement que dans une discussion purement orale" (F. Galichet). Ce recours à l'écrit est très utile dans le processus de conceptualisation. Une définition est un énoncé auquel on peut se référer, qui est toujours disponible, grâce à sa forme écrite, visible (ou lisible) par tous. Mais toute définition est provisoire, on cherche à la corriger pour dire le mieux possible ce que l'on pense à partir de ce que l'on vit.

3) Les difficultés à conceptualiser

L'expérience montre que la conceptualisation se heurte, notamment chez les enfants, à certaines difficultés, qu'il faut répertorier dans une didactique de la conceptualisation. En voici trois pour commencer.

a - Passer de la représentation floue d'un mot au contenu plus élaboré d'une notion

Les notions s'expriment par des mots, utilisés spontanément dans l'usage naturel de la langue. C'est quand on cherche à les définir soi-même que l'on s'aperçoit que l'on en avait une compréhension très approximative. C'est quand on cherche à les définir à plusieurs que l'on s'aperçoit de la diversité des représentations des mots-notions selon la subjectivité de chacun, et donc de leur relativité, avec tous les malentendus qui peuvent s'ensuivre (notamment les pseudo-accords ou désaccords)...

Tenter de conceptualiser une notion, c'est passer de l' usage spontané d'un mot à l' usage réflexif de la langue, beaucoup plus exigeant pour la pensée quant à la précision du sens et à la rigueur de la réflexion. C'est cet effort cognitif qui est difficile pour un enfant, car il demande concentration, resserrement et focalisation, dans un registre qui lui est peu familier, celui de l'abstraction. Un obstacle fréquent en classe - particulièrement en REP - est le déficit langagier des élèves. Ils n'ont parfois pas d'expérience suffisante du mot dans "l'usage spontané"... Or, pour qu'il y ait passage d'un usage à un autre, a minima il faut qu'il y ait le premier usage ! D'où l'importance de l'acculturation et donc des supports inducteurs au débat. Plus nombreux seront-ils, plus facile sera le travail de conceptualisation...

b - Confondre les champs d'application de la notion pour la définir

Un mot-notion peut recouvrir plusieurs champs de la réalité auquel il s'applique : en France on peut aimer Dieu, sa mère, son fils, son mari, son amant, l'argent, la belote, un bibelot etc. En anglais la langue découpe la réalité, et distingue deux catégories, ou champs d'application : les personnes (I love), et les choses (I like). Quand on se demande "Qu'est-ce qu'un homme ?", s'agit de l'Homme comme espèce humaine, ou de l'homme comme genre sexué ? Quand on parle d'histoire (ou de mémoire), s'agit-il de l' (son) histoire individuelle ou de l'Histoire collective ? On peut définir l'art en général, mais le peut-on de la même façon s'il s'agit d'art classique, moderne ou contemporain ? Dieu dans le monothéisme, le polythéisme, l'animisme, et dans chaque monothéisme ? La religion dans le monothéisme et le bouddhisme ? L'enfance peut s'opposer à l'adolescence ou/ et à l'adulte, comme inclure l'adolescence. Ces frontières sont conceptuellement décisives pour la rigueur de la réflexion.

L'intérêt de définir un concept dans sa plus grande généralité est de donner ses attributs les plus généraux. Mais si un attribut n'est induit que dans le cadre d'un champ d'application, il peut ne pas s'appliquer à d'autres, et donc ne pas définir le concept dans la totalité de son extension. L'électivité d'un amour-désir (eros), à base d'attrait sexuel, ne marche plus comme attribut dans le cas de l'amour chrétien (charité, version chrétienne de l'agape), qui est oblatif et universel. On a donc intérêt à distinguer les champs d'application ou domaine d'un concept, et à éventuellement délimiter dans quel champ on le travaillera si l'on veut éviter des confusions (tout en sachant que l'on restreint ainsi l'investigation) : par exemple on parlera de l'amour entre personnes, et non des choses ou de Dieu, et plus particulièrement de l'amour des "amoureux", et non des parents ; ou des règles dans le jeu ou le sport, et non des lois dans la cité (quitte à faire par la suite des analogies entre arbitre et juge...).

c - Passer de l'extension à la compréhension de la notion, des exemples aux attributs, du vécu au conçu, de l'affect au concept, du spécifique au générique

Troisième difficulté constatée : le passage du concret à l'abstrait, du particulier au général, du vécu au pensé, de l'exemple au concept. On obtient par exemple facilement des enfants des exemples d'injustice dont ils ont été victimes ou témoins (être puni à la place d'un autre, ou tous pour un seul qui a fait la bêtise...), parce que l'injustice est d'abord un ressenti qui provoque l'indignation avant d'être un concept. Mais il est difficile à nombre d'enfants de passer du vécu d'injustice au concept de justice. L'exemple qu'ils avancent est intéressant parce qu'il est concret, peut être rapporté à du vécu ou du déjà connu, et peut être multiplié par la richesse de l'expérience. Il n'est pas hors conceptualisation, car il travaille la notion en extension, l'illustre (on voit ce dont il s'agit) sur un de ses champs d'application. Mais le "c'est par exemple..." ne fait qu'ébaucher une définition par le rapport entrevu entre une notion abstraite (L'amitié) et le concret du réel (Laurence est mon amie). Il ne donne pas la clef de la compréhension abstraite de la notion, qui ouvre véritablement au contenu intellectuel du concept (son ou ses attributs : "L'amitié est une relation profonde et durable avec un copain que l'on a choisi parce qu'on l'aime et en qui l'on a confiance pour lui dire ses secrets et se soutenir" (définition "bricolée" en CM1).

Certes, définir n'est pas la seule façon de conceptualiser en philosophie. Mais la question didactique est celle-ci : quelle est la façon qui peut pratiquement aider les enfants à conceptualiser, qui est à leur portée, et qui peut se réclamer d'une tradition philosophique ? Parmi différentes approches philosophiques possibles, la conception aristotélicienne du concept nous a paru assez opératoire à didactiser pour les enfants, parce qu'elle articule la construction progressive d'une définition abstraite montant en généralisation sur une description plus concrète à partir d'exemples fondés sur l'expérience et l'enquête empirique. On peut faire un travail à partir des exemples donnés par les élèves : "Comment pouvez-vous définir cette notion à partir de tous les exemples assez différents que vous donnés tout à l'heure ? Qu'ont-ils en commun ?".

Britt-Mari Barth donné un exemple de cette méthode d'"induction guidée par contraste" dans son ouvrage L'apprentissage de l'abstraction (Retz, 1987), adaptée à la philosophie par F. Rollin dans thèse (voir son ouvrage L'apprentissage du philosopher, Unapec, 1982). On peut par exemple faire définir par des élèves en première approximation ce qu'est une "question philosophique" en dégageant les attributs de cette notion à partir d'un "tas" de questions philosophiques (qui ont ces attributs - exemples oui) et un "tas" de questions qui ne le sont pas (qui n'en ont pas les attributs - exemples non). On arrive par exemple, par essai et erreur, à la "conceptualisation" suivante : une question philosophique a une formulation très générale, concerne tout homme et chacun, implique une réflexion avant de répondre et peut avoir plusieurs réponses possibles (ou aucune...), et plus ou moins fondées (ce qui fait qu'elles ne se valent pas !). Définition didactique à partir de quatre attributs, approximative certes, mais qui permet aux élèves d'avancer dans leur réflexion, par exemple en reconnaissant ou produisant des questions "philosophiques".

4) Conceptualiser une notion à plusieurs

Conceptualiser soi-même est une chose, la conceptualiser à plusieurs, ce qui est le cas dans une discussion, en est une autre...

La définition d'une notion est au centre de la discussion, si celle-ci est l'objet même de la discussion (ex : qu'est-ce que grandir ?). La dominante de la discussion sera alors d'emblée et sur le long cours de la séance conceptualisante. Ce n'est pas le cas quant la notion est dans une question (ex : une amitié, ça dure toujours ?). La plupart des participants ne cherchent pas spontanément, quand une question est posée, à définir la ou les notions qu'elle contient. Ils en ont généralement déjà une représentation, très approximative, qui semble leur suffire pour répondre à la question. Mais quand la discussion prend, ils en éprouvent vite le besoin, pour savoir de quoi l'on parle exactement. Certains le demandent, d'autant que l'on s'aperçoit des façons différentes des discutants d'entrer dans la notion, et des définitions différentes, parfois contradictoires, que l'on en donne. L'enjeu de la discussion est alors, pour un temps, de se mettre d'accord (ou pas) sur certains attributs. C'est un moment conceptualisant de la discussion, avec des éléments argumentatifs de validation de chaque définition. Mais on abandonne généralement assez vite ces tentatives, faute d'y passer tout le temps, dès que la notion a été un peu configurée, pour tenter de répondre à la question du jour, travail principal quand une question est posée. Le rôle de l'animateur est de veiller à faire configurer (définir) la notion, pour que l'on sache de quoi l'on parle, que le contenu de la notion soit plus clair pour tous, et donc la question plus précise pour les participants, de doser le temps à consacrer à cette tâche utile par rapport au capital-temps total disponible...

L'une des façons de conduire un discutant à préciser sa pensée est l'incompréhension. Elle peut être réelle : l'un des discutants ne comprend pas ce qui est dit, ou ne le comprend qu'approximativement, et critique par exemple une pensée en s'appuyant sur une compréhension tronquée des termes utilisés initialement, conduisant l'énonciateur initial à devoir préciser son propos pour ne pas être soumis à la critique qui lui est faite. Mais le moment conceptualisant peut faire suite à une incompréhension feinte : l'animateur illustre un propos tenu en respectant à la lettre ce qui est dit, tout en proposant une interprétation (parfois concrète, voire jouée) qui a de fortes chances d'être tronquée. Ce jeu humoristique, et souvent pris comme tel par les élèves, permet de prendre conscience de la polysémie des termes, un point clé d'un effort vers la conceptualisation.


(1) Tous mes remerciements pour leurs remarques et contributions à Olivier Blond-Rzewuski, Gaëlle Jeanmart, François Galichet, Nathalie Frieden, Manuel Tonolo, Jean-Charles Pettier et Daniel Mercier.

(2) Nous commençons par traiter dans cet article de la conceptualisation. Nous aurions pu aussi bien commencer par la problématisation, nous fait remarquer Olivier Blond- Rzewuski, puisque qu'on ne conceptualise que par rapport à des problèmes : "En formation je commence toujours par aborder en premier la question de la problématisation, qui me semble être l'urgence de positionnement pour les animateurs de débats philo avec les enfants... En fait, conceptualiser étant éminemment difficile, ne faudrait-il pas commencer par cette question : "Quel type de questionnement j'attends des enfants dans un débat philo ?" ? Donc par la problématisation ! Question stratégique..." ? Même remarque chez Jean-Charles Pettier : "Le départ, le coeur, c'est d'abord problématiser... Car problématiser, c'est mettre en mouvement la pensée (une chose essentielle quand comme moi on a été confronté à des élèves en difficulté). Dans un processus de didactisation, c'est premier. C'est ce qu'on trouve dans les premiers dialogues platoniciens où Socrate crée le problème en déconstruisant, puis en ne proposant rien pour venir combler le vide, processus de vide problématisant qui est présent chez Confucius ou chez Lévine par l'absence du maître transmetteur... Pour moi, le concept est premier en philosophie, mais la problématisation est première en philosopher...".

(3) Jeanmart G., "Exercices de philosophie du langage ordinaire, ou comment travailler méthodiquement l'art de définir un terme par ses usages" ( Diotime n° 70, oct. 2016).

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