Revue

Romainville, une ville dédiée à la philosophie pour enfants

Peut-on faire d'une ville un théâtre philosophique ?

Peut-on faire d'une ville un théâtre philosophique ?

Introduction

Romainville1 est devenue une "ville philosophe" : cette déclaration me semble toujours étrange, bien qu'effectivement elle semble légitime. Outre la labellisation qu'elle a reçue en 2014 par l'Association PhiloLab, cette ville moyenne de Seine Saint-Denis possède, en effet, un projet municipal dédié à la pratique philosophique. J'ai la chance de mener ce projet depuis 2009, et Michel Tozzi m'a fait l'honneur de me demander un témoignage de mon expérimentation. Il ne s'agit donc pas d'un article de philosophie, mais d'un point qui - j'espère - pourra apporter sa petite pierre à l'édifice. Pour cela, je ne savais par où commencer, donc je vais raconter - de façon classique - de façon chronologique : en effet, trois périodes significatives existent dans le développement de ce projet : le moment de la mise en place de 2009 à 2011, l'expérimentation dans le cadre de mon doctorat de 2011 à 2014 (en tant que Chargée de mission "Philo pour tous") et l'instauration d'une structure municipale spécifique, la Maison de la Philo, depuis 2014. Et pour décrire l'expérience menée pendant toutes ces années, je choisirai quelques mots clés pour chaque période. Ces mots me semblent être les quelques leçons que j'ai tirées de mon rôle dans ce théâtre, mais je dois dire tout de suite que je n'ai pas encore trouvé toutes les clés. Je continue tous les jours à apprendre des choses sur ce territoire, tant au niveau de la philosophie avec les enfants qu'au niveau de la tenue du projet.

I) 2009-2011 : Tâtonnement, calibrage et dialogue

A) Tâtonnement

Tout a commencé en septembre 2009, grâce à la géniale envie d'une éducatrice d'un centre social romainvillois, l'Espace Nelson Mandela : Karen Kurowski. Ayant entendu parler de la philosophie pour enfants, elle s'était dit qu'il serait intéressant de créer un atelier-philo pour ses jeunes loupiots âgés de 8 à 12 ans, et recherchait un(e) étudiant(e) en philosophie pour mener cette pratique. Je postule et suis prise. Premier élément notable dans ce moment inaugural : la demande est partie du terrain, en lien avec un besoin identifié chez les enfants : le besoin de parler, de penser, de dialoguer. Je suis donc arrivée avec une légitimité liée à sa place dans le centre social et à son lien avec les familles. Ayant noté la force de ce lien, je décidai de devenir également animatrice dans le centre social les jours de vacances, afin de me mettre à l'écoute de ce nouveau territoire.

À partir de ce moment-là, certains autres services, structures, et acteurs de la ville ont entendu parler de notre expérimentation : nous avons donc mis en place des ateliers dans certaines classes d'école (notamment l'école Fraternité), aux temps méridiens dans les écoles, et au Cinéma local (Le Trianon).

Dans ces divers cadres, je dirais que ma pratique s'est constituée sur le mode du tâtonnement et du rebondissement : j'ai eu le sentiment de faire souvent des erreurs, mais comme chacun sait, on apprend dans l'erreur : au coeur même de l'erreur. C'est pourquoi il est important de commencer, d'expérimenter et de se heurter aux écueils et imperfections de cette pratique. De l'extérieur, on ne la découvre pas. Malheureusement, on n'est jamais mûr pour commencer à philosopher avec les enfants : on devient compétent au fur et à mesure des entraînements. La maturité apparaît avec le vécu expérimental. Elle se conquiert dans l'action, et dans le temps de réflexion critique qui suit l'action : grâce aux enregistrements, aux vidéos et aux retours des partenaires. Petit à petit, j'ai compris quels outils pédagogiques pouvaient être porteurs. Je suis notamment devenue convaincue (en tant qu'ancienne animatrice de loisirs), de l'importance des outils concrets et sensibles : un tapis-philo rond avec le symbole " ?" en son centre afin de symboliser l'égalité et la valeur accordée aux participants et à leurs pensées ; un bâton de parole à paillette, des déguisements pour les rôles attribués aux enfants (pour ma part, je donne des rôles de gardiens et de philosophes avec des cartes décoratives et des chapeaux spécifiques pour chacun) ; des instruments de musique pour temporaliser les moments de réflexion. Par ailleurs, je me suis énormément nourrie, bien entendu, de mes maîtres et prédécesseurs : Matthew Lipman2 (allier sans cesse la critique, la bienveillance et la créativité dans la pensée, faire travailler les actes de la pensée) ; Michel Tozzi3 (jongler avec la conceptualisation, la problématisation, l'argumentation ; distribuer des rôles aux enfants) ; Walter Kohan4 (garder la rigueur analytique sur notre pratique) ; Edwige Chirouter5 (prendre la fiction comme un territoire de réflexion) et d'autres encore.

J'ai saisi également l'importance et la subtilité de la conversion du discours : philosopher avec les enfants, c'est convertir son discours (d'adulte, de philosophe) en un discours compréhensible par les enfants. J'ai capturé également l'idée qu'il était essentiel de ne jamais se priver du plaisir de philosopher : parfois, lorsqu'on débute et que l'on est porté par nos objectifs éducatifs (apprendre à penser, à dialoguer, à conceptualiser, argumenter etc.), on peut devenir très austère. Or il me semble qu'avec les plus jeunes (mais je pense que c'est vrai à tout âge), il ne faut pas oublier la dimension hédoniste de la philosophie : on cherche aussi, tout simplement, à faire découvrir aux enfants le plaisir de la discussion collective, le plaisir de la pensée sur l'existence, le plaisir de la découverte de sens. Ce n'est qu'ainsi qu'ils y prendront goût.

B) Calibrage

Une fois que de nombreux ateliers furent mis en place sur le territoire (et que j'ai eu fini mon master), a émergé l'idée de constituer un projet d'expérimentation sur trois ans, dans le cadre d'une thèse CIFRE, sur le sujet "Philosopher avec les Enfants. Enquête théorique et expérimentale sur une pratique de l'ouverture d'esprit". Qu'est-ce qu'une thèse CIFRE ? Un doctorat fondé sur la recherche-action, et mis en place grâce à une alliance entre l'ANRT (Ministère de la Recherche), l'Université (Paris 1 Panthéon-Sorbonne), et une collectivité (la ville de Romainville). De cette façon, le doctorant est engagé et subventionné pendant trois années afin de transformer le territoire en théâtre d'expérimentation de son sujet de recherche. Je m'attelais donc à la tâche, grâce à la mise en place de six pratiques philosophiques, dans diverses structures de la ville :

  • Les "Classes Idées" (8-11 ans) : ateliers obligatoires hebdomadaires sur le temps scolaire avec trois classes CE2/CM1 et CM2, en classe entière dans l'école élémentaire Fraternité.
  • Les "Ateliers Petite-Philo" (5-7 ans) : ateliers obligatoires hebdomadaires le mercredi après-midi dans les centres de loisirs maternels.
  • Les "Ateliers Philo" (6-11 ans) : ateliers hebdomadaires volontaires les lundis, mardis, jeudis et vendredis après le repas, dans les six écoles élémentaires.
  • Les "Ateliers d'expression ACTE" (11-16 ans) : atelier hebdomadaires et obligatoires (avec des élèves toujours différents, ceux qui ont été exclus de l'établissement entre 5 et 8 jours).
  • Le "Club-Philo" (11-16 ans) : ateliers hebdomadaires volontaires sur le temps méridien, au Collège Pierre-André Houël.
  • Les "Ciné-Philo" (5-14 ans + familles) : ateliers enfants/parents mensuels le samedi au Cinéma le Trianon.
  • Les "PhiloContes" (5-12 ans) : ateliers mensuels le mercredi à la Médiathèque Romain Rolland.

Afin de mettre en place ces diverses pratiques philosophiques, il est nécessaire, à chaque fois, de calibrer la pratique philosophique selon divers critères : les besoins et envies des partenaires, le cadre de l'atelier (scolaire, périscolaire, loisir, volontaire, obligatoire), la tranche d'âge, les objectifs, la singularité du groupe d'enfants et la spécificité de leur progression. Chaque groupe est unique : le praticien-philosophe doit se faire caméléon afin de se métamorphoser à chaque fois selon la "couleur" du groupe (âge, envie, comportement, intérêts, etc.). Et pour se faire caméléon, il faut d'abord se faire espion : observer les enfants, mais aussi les équipes, le territoire, les parents, les élus, les autres activités éducatives et culturelles qui sont mises en place.

C) Dialogue

Dans l'optique de créer un projet qui soit solide, il me semble essentiel de créer et d'entretenir un dialogue constant avec les partenaires. Je parle de dialogue et j'insiste : il ne s'agit pas de présenter le projet comme un tout fermé, qui doit s'appliquer de façon rigide. Il est crucial de construire sa légitimité en étant soutenu par les partenaires institutionnels (mairie, Education Nationale, région, etc.), les partenaires éducatifs et culturels (collègues des écoles, centres sociaux, centres de loisirs, cinéma, médiathèque) et les partenaires locaux (notamment les familles et parents concernés). Avec ces multiples personnes, il est crucial de prendre le temps d'expliquer le projet de philosopher avec les enfants. Une précaution s'impose : lorsque je parle d'expliquer, je ne pense pas à la figure du philosophe qui professe de façon ascendante et péremptoire la force et l'importance de sa pratique. Au contraire, pour expliquer ce que l'on tente de faire en philosophant avec les enfants, il faut avant tout créer le lien avec l'univers de la personne à qui l'on s'adresse. Avec les parents, je leur demandais souvent si parfois leurs enfants leur posaient des questions sur la vie qui les déstabilisaient. Ils me répondaient toujours oui, et je pouvais ainsi rebondir en disant qu'en philosophie, on va recueillir ces questions et y répondre ensemble, afin de comprendre mieux les mots et questions qui nous agitent. Avec les enseignants, je parlais justement des mots : je leur demandais s'ils avaient l'impression que leurs élèves gagneraient à développer leur vocabulaire sur les idées, les émotions, le vivre-ensemble. Avec les partenaires institutionnels, je parlais justement de ce genre d'expression chérie de "vivre ensemble", d'"éducation à la citoyenneté", de "capital culturel" : pour les élus notamment, il est important d'utiliser les mots qui les font vibrer afin que cela sonne avec leurs idées politiques. En somme, il faut que notre propos résonne avec leur expérience et je reprends ici le principe de continuité de l'expérience créé par Dewey6 et repris par notre père à tous : Matthew Lipman. Il faut que "ça leur parle" et éviter à tout prix de déverser son expertise, sous peine de retrouver la posture du philosophe pédant qui explique aux autres comment vivre. La philosophie pour enfants est intrinsèquement liée aux objectifs des éducateurs, des parents et des personnes politiques : c'est dans cet entrecroisement qu'il faut se rencontrer.

II) 2011-2014 : du plaisir de l'unité

Je ferai une analogie avec la tragédie. Elle est bancale, car mon expérimentation - bien qu'imparfaite - n'a pas été tragique : cela dit, je souhaite reprendre les trois principes de la tragédie pour présenter mon expérimentation doctorale. En effet, la tragédie doit être construite selon une unité de temps (une journée, une nuit, ou un mois), une unité de lieu (le territoire de Romainville : 3 km2, 26000 habitants environ), une unité d'action (expérimenter la pratique philosophique avec les enfants de 5 à 15 ans). Ces trois unités m'ont apporté de nombreux bénéfices et ont enrichi ma pratique, ainsi que ma recherche.

A) Unité de temps : la durée expérimentale

Je ne crois pas à l'interventionnisme : la pratique philosophique n'est pas une prestation qui peut se vivre d'un coup. Certes, la participation à un seul et unique atelier peut avoir un effet de sensibilisation sur l'enfant. Mais je tiens à l'idée d'histoire : les enfants, lorsqu'ils apprennent à philosopher, construisent leur histoire avec la philosophie. Ils amassent des souvenirs, acquièrent des compétences, évoluent - plus ou moins - dans leur façon d'être, de penser, de questionner. On n'apprend à philosopher qu'en ayant une expérience continue de la pratique. Lipman7 considérait que la communauté de recherche devait se construire au fur et à mesure du temps et qu'ensuite seulement on entrait dans le coeur du sujet. Marie-France Daniel8 nous montre que les enfants passent souvent par des stades : monologique, anecdotique, demi-dialogique avant d'arriver au véritable moment dialogique. L'une de mes plus fortes convictions est que l'éducation philosophique des enfants doit se développer dans la durée : il faut avoir le temps d'apprendre à penser, le temps d'incorporer les habitus de la discussion philosophique, le temps de se constituer comme individu porteur d'une vision du monde. On ne philosophe pas sur le mode de la prestation : on devient philosophe dans un processus d'imprégnation (par la fréquentation des concepts, questions et idées) et d'individuation (par le développement de la capacité à manipuler les outils de la philosophie).

B) Unité de lieu : une scène à taille humaine

La portée éducative du temps long est accentuée par la délimitation restreinte de l'espace : mon action philosophique est locale et je pense que l'échelle locale me permet de grimper vers une légitimité conquise graduellement. Le fait d'exercer au sein d'un territoire limité comporte plusieurs avantages significatifs.

1) Le premier consiste dans le fait de construire un parcours : la philosophie, étant présente dans de nombreuses structures éducatives et culturelles de la ville, a une présence globale sur la ville. Ainsi, elle fait partie du paysage éducatif des enfants : au fur et à mesure des années, ils croisent la philosophie à l'école, au cinéma, au centre, dans la rue (nous avons un mur d'expression philosophique). Ce maillage ne peut avoir lieu que sur un champ restreint. Il faut en quelque sorte exister dans l'espace public : par les affiches, les pratiques dans les lieux publics... Cet ancrage spatial s'est trouvé accentué grâce à la création de la Maison de la Philo, au deuxième étage de la Médiathèque). Il trouvera son apogée - pardonnez mon emphase, je n'en crois toujours pas mes yeux - par la construction de la Maison de la Philo d'ici janvier 2019 : un lieu public ayant pignon sur rue, ouvert à tous et dédié à l'animation des pratiques philosophiques, à leur coordination dans les diverses autres structures et à la formation des acteurs du monde de l'éducation de la ville et des villes limitrophes. 135 m2 voués à la pensée philosophique.

2) Le second avantage a trait davantage au regard du praticien : parce que l'expérimentation se joue sur un terrain délimité, je peux avoir un certain regard sur son effet. Il est toujours compliqué de jauger l'efficience d'une action éducative, et sans avoir pu tout mesurer, la présence locale permet de recueillir sans cesse des témoignages. Enseignants, parents, éducateurs, habitants, élus : de nombreuses paroles arrivent à mes oreilles. D'après eux, les enfants semblent aimer penser, réagissent de façon réflexive à leurs apprentissages, continuent les discussions philosophiques dans la cour. En outre, je recroise souvent les enfants au fur et à mesure des années : ils font donc l'expérience de la philosophie au fur et à mesure qu'ils grandissent. Et à chaque fois qu'ils reprennent la pratique philosophique, ils en ont déjà une certaine connaissance et on recreuse à chaque fois le même sillon, on approfondit la même sensibilité. Je peux voir de façon tangible l'incorporation progressive de la pratique philosophique en eux.

C) Unité d'action : une mission, une stratégie, un but

Afin de mener une recherche doctorale rigoureuse, il me semble important de dessiner les contours de son sujet : c'est toujours difficile car on passe son temps à le rencontrer, et on ne le connaît réellement que le jour de sa soutenance (voire quelques mois après en ce qui me concerne). Pour ma part, je savais que je devais mettre en place des pratiques philosophiques pour les enfants de 5 à 15 ans et que je devais tenter d'en faire une analyse philosophique (je faisais une thèse de philosophie et non de sciences de l'éducation). Au fur et à mesure, il m'a semblé que je devais choisir "mon" concept : ce sera l'ouverture d'esprit.

Pourquoi ? Pour deux raisons principales. Premièrement, parce que dans mon expérience et dans celle de mes collègues sur le territoire, les moments les plus marquants sont ceux où les enfants s'ouvrent à leurs camarades : lorsqu'ils s'entraident intellectuellement, lorsqu'ils complètent l'idée de leur camarade, lorsqu'ils apportent un exemple éclairant la réflexion du groupe, lorsqu'ils proposent une idée aux autres avec l'envie de savoir ce qu'ils en pensent. Deuxièmement, parce que dans tous les livres de philosophie pour enfants, je trouvais l'idée selon laquelle la philosophie favorise l'ouverture d'esprit. Mais je n'en trouvais pas de preuve, d'étayage, ou d'analyse. Qu'est-ce que l'ouverture d'esprit ? De quel droit se targue-t-on de la favoriser ? Cela m'a titillé et j'ai donc tenté d'en donner mon idée. J'ai donc défini l'ouverture d'esprit en un sens cognitif (comme disponibilité intellectuelle aux idées d'autrui) et en un sens éthique (comme disponibilité éthique à la différence d'autrui). Mais surtout, je voulais montrer que c'était avant tout un phénomène cognitif : c'est lorsqu'on fait entrer l'idée d'autrui dans son esprit et qu'on tente de la comprendre, de l'analyser et de la connaître que l'on se montre ouvert d'esprit. Or la discussion philosophique repose sur cet acte. Cela ne devient un comportement éthique que dans un deuxième temps. C'est avant tout la méthode philosophique qui en fait une pratique de l'ouverture d'esprit : on a besoin des autres pour penser les grandes questions qui taraudent la condition humaine ; on a besoin d'écouter réellement - sans jugement - les idées des autres pour pouvoir discuter avec eux ; on a besoin des autres pour prendre conscience de sa pensée propre au moment où on tente de la leur exprimer. Nul n'a jamais philosophé tout seul.

III) 2014-2017 : Intégrité, transmission, curiosité

A) Intégrité

En 2014, deux évènements marquants : la fin de l'expérimentation doctorale (et de la subvention, donc du poste de "Chargée de mission Philo pour Tous" à la mairie) et les élections municipales. L'équipe politique sortante (constituée d'un mélange de socialistes, d'écologistes et de membres de la gauche citoyenne) me semblait solide : je leur proposais donc d'intégrer à leur programme politique la création d'une Maison de la Philo. Le projet - mélangeant les thèmes d'éducation populaire, de démocratisation de la pensée et d'éducation éthique au dialogue pluraliste - leur a plu et fut donc intégré à leur plaquette. En mai 2014, ils furent réélus et la Maison de la Philo fut créée, munie d'une stratégie déployée à l'échelle de la mandature, jusqu'en 2020. Un lieu fut attribué et la mission "Philo pour Tous" a donc eu la chance d'être pérennisée et institutionnalisée. Un service public de la philosophie est né. Incroyable.

B) Transmission

L'un des bilans de cette expérimentation est qu'une petite philosophe, ça ne suffit pas pour une ville de 26 000 habitants. Ayant animé toute seule l'ensemble des pratiques philosophiques de 2009 à 2014, il est devenu visible que cela ne pouvait continuer, d'autant plus que les demandes étaient toujours grandissantes, et que désormais mon expérience et ma recherche me donnaient une légitimité plus grande. Mais surtout, un sentiment a grandi en moi, selon lequel de nombreux éducateurs, enseignants, animateurs, bibliothécaires etc., seraient capables de mener par eux-mêmes des ateliers de philosophie, si tant est qu'ils reçoivent la formation adéquate et cultivent leur sensibilité philosophique. Ainsi, je décidai de commencer à transmettre - modestement - les clés théoriques, les outils pédagogiques et didactiques que j'ai pu récolter durant toutes ces années. Ces trois dernières années, la formation s'est donc développée sous trois formes différentes, à la Maison de la Philo :

1) Pour commencer, l'objectif était de sensibiliser l'ensemble des enfants des six écoles élémentaires de la ville : pour cela, il était nécessaire de mettre en place 15 ateliers Philo par semaine et de former des intervenants dédiés à ce travail d'initiation. Depuis 2014, 17 intervenants en philosophie pour enfants ont donc bénéficié d'une formation continue pour cette pratique. Ils interviennent au quotidien à Romainville et de cette façon, tous les enfants inscrits aux temps périscolaires (environ 85 % des élèves des écoles élémentaires) bénéficient de six semaines de philosophie chaque année, du CP au CM2.

2) Ensuite, il m'a semblé intéressant de diffuser la pratique philosophique auprès des enseignants de l'Education Nationale, de la Grande Section à la 3ème : c'est ainsi que le Dispositif "Classes Idées" propose chaque année à 4 enseignants de bénéficier d'une année de formation, assortie d'une année d'ateliers de philosophie dans leur classe. Ce dispositif n'est proposé qu'aux écoles appartenant au Réseau d'Education Prioritaire ou faisant partie des Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville. Tous les ans, quatre enseignants observent, discutent, analysent, s'approprient les outils : pendant ce temps, je pratique la philosophie dans leur classe : ils observent et/ou coaniment. Et l'année suivante, ils peuvent continuer par eux-mêmes, tout en restant en contact avec moi en vue d'échanger sur le développement de leur pratique.

3) Enfin, plusieurs acteurs éducatifs ou culturels des villes limitrophes m'ont contactée et ont exprimé leur intérêt pour la pratique philosophique. De même pour certaines personnes du département de Seine Saint-Denis. La Maison de la Philo, qui se sent pousser des ailes, a donc proposé pour eux, pour la première fois en novembre 2017, une session de formation de 9 jours (trois fois trois jours). Bibliothécaires de Bagnolet, enseignants de Noisy-Le-Sec, éducateurs spécialisés d'Aulnay, professeurs de collèges de Pantin et Fontenay-sous-Bois, animateurs des temps périscolaires et de loisirs, chargés de public jeunesse de Cinéma, Assistants de Vie Scolaire : 27 personnes se sont inscrites et ont participé activement à la formation, dont la force était la multidimensionnalité des perspectives. Je dis formation, mais je pense surtout qu'il s'agit d'un partenariat. En effet, en échange de la formation (gratuite), je leur ai demandé d'accepter un certain contrat comportant divers volets : a. Obligation de mettre en place la pratique ; b. Obligation de participer aux trois sessions de formation ; c. Obligation de faire un retour constant et analytique sur la pratique. Ces obligations peuvent sembler exigeantes, mais elles partent en réalité d'un bon sentiment. Je souhaitais pouvoir les aider de façon suivie et minutieuse vis-à-vis de leur pratique et avoir un regard sur les prolongations de formation. Le bilan est positif : les 27 personnes formées ont démarré leur activité et mis en place des projets.

C) Curiosité

Dans un an, cela fera 10 ans que la philosophie aura pointé le bout de son nez à Romainville : pour finir, je souhaite simplement dire que je me trompe encore et que je cherche encore des outils, clés, tremplins pour philosopher avec les enfants. La recherche est constante. Mais elle toujours passionnante car je ne me lasserai pas - je crois - d'entendre les idées, questions, et préoccupations existentielles des apprentis philosophes. J'ai toujours hâte - et je leur dis - de savoir ce qu'ils vont penser de la question du jour, la question qu'ils ont si bien formulée et choisie. Je pense qu'il faut rester infiniment avide d'expérimentation pédagogique et de découverte philosophique.


(1) 93230, ville moyenne de Seine Saint-Denis, située à l'est de Paris.

(2) Voir notamment : M. LIPMAN, À l'école de la pensée (2003), trad. fr. N. Decostres, Bruxelles, De Boeck, 2006 ; Philosophy goes to school, Philadelphie, Temple University Press, 1988.

(3) M. TOZZI, L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire, Paris, Hachette Éducation, 2001 ; Apprendre à philosopher en discutant : pourquoi et comment ?, De Boeck, Bruxelles, Belgique, 2007.

(4) W.O. KOHAN, Philosophy and childhood. Critical perspectives and affirmative practices, New York, Palgrave Macmillan, 2014.

(5) E. CHIROUTER, Lire, réfléchir et débattre à l'école primaire. La littérature de jeunesse pour aborder des questions philosophiques, Paris, Hachette, 2007.

(6) J. DEWEY, L'école et l'enfant (1913), trad. fr. Gérard Deledalle, Paris, éditions Fabert, 2004.

(7) Voir notamment : M. LIPMAN, À l'école de la pensée (2003), trad. fr. N. Decostres, Bruxelles, De Boeck, 2006 ; Philosophy goes to school, Philadelphie, Temple University Press, 1988.

(8) M.-F. DANIEL, Pour l'apprentissage d'une pensée critique au primaire, Québec, Presse de l'Université du Québec, 2005

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