Afin qu'une discussion philosophique soit une communauté de recherche philosophique (community of philosophical inquiry) et non une autre typologie de discussion philosophique, afin également qu'elle soit une discussion philosophique et non un autre type d'échange à teneur philosophique - cours dialogué, café-débat, consultation - un certain nombre d'outils ou d'habiletés de pensée sont à mobiliser. Ce sont en effet ces outils qui garantissent l'aspect enquête tel que défini par Dewey et souvent traduit par recherche lorsqu'il s'agit de la méthode Lipman. Pour Dewey, comme pour Lipman, ce n'est pas la thématique qui rend la discussion philosophique mais la façon dont la discussion se déroule et la façon dont on s'interroge durant celle-ci. C'est donc dans la mobilisation de ces outils que l'animateur.trice accompagne le groupe par des demandes explicites et des reformulations, afin d'assurer que la discussion prenne la forme d'une enquête rationnelle et attentive, sensible aux faits, au contexte et aux personnes.
Lors de l'examen rationnel d'une question, lors de toute enquête mobilisant la méthodologie scientifique, deux critères sont à prendre en compte pour qu'une idée soit reconnue comme recevable.
L'un est la correspondance ou l'adéquation : il s'agit de vérifier la dimension factuelle du propos. En somme, quand j'affirme quelque chose, est-ce qu'il y a bien, dans la réalité, un fait tel que je l'affirme, est-ce que ce que je dis être est bien conforme à ce qui est.
Le deuxième critère est la cohérence ou congruence. Il est crucial quand on ne peut pas vérifier les faits directement, donc pour toute la partie spéculative. Il est indispensable même lorsqu'on peut vérifier les faits ou une partie des faits, puisqu'il n'y a jamais, dans nos raisonnements que des faits : ce qui fait qu'un raisonnement en est un c'est qu'il propose des interprétations, des relations entre des objets, qu'ils soient factuels ou imaginaires. Il s'agit alors de vérifier qu'il n'y a pas de sauts, pas d'incompatibilité logique entre ce que j'avance et l'état des connaissances, faits et relations bien établis, ou pas d'incohérences dans mon raisonnement lui-même, entre les faits et les interprétations des faits que je propose grâce à des déductions.
Parmi les interventions ou gestes de l'animateur.trice de discussion philosophique figure souvent la demande d'exemples. La faculté à solliciter les outils d'animation ou habiletés de penser, et à les solliciter de façon pertinente - faire progresser la recherche commune, faire progresser chaque participant.e dans l'appropriation de processus de recherche adéquat - fait partie de la formation de l'animateur.trice. Comprendre quel rôle chacun d'eux joue dans la recherche est une aide dans cette formation : en effet, si je ne sais pas à quoi sert une chose, il y a peu de chances que je parvienne à tout bonnement l'utiliser - en général on l'oublie - et encore moins à l'utiliser à bon escient. Nous ferons un pas de côté un peu théorique afin d'identifier le rôle de l'exemple. C'est, semble-t-il, l'un des gestes qui s'approprie le plus facilement, pour l'animateur.trice débutant.e comme pour les participant.e.s jeune public. Cette facilité s'explique par le fait que la production d'exemple est assez intégrée à nos habitudes, elle parait intuitive parce qu'elle figure déjà dans nos façons de faire. Cependant, cette pratique "intuitive" n'est pas sans poser quelques problèmes, puisque notre tendance à produire des exemples peut également venir nourrir certains biais de raisonnement.
Nous tâcherons ici de clarifier les rôles et fonctions de l'exemple et de ses corollaires - hypothèse, contre-exemple, reformulation de l'hypothèse - dans une recherche philosophique et de pointer ce faisant quelques biais qu'ils permettent d'éviter.
I) Usages et rôles de l'exemple
Il y a tout d'abord une première distinction à noter dans l'usage fait de l'exemple : il y a l'exemple que l'on peut appeler cas d'étude, et il y a l'occurrence, exemple produit en regard d'une hypothèse.
A. Deux usages : le cas d'étude et l'occurence
1) Le cas d'étude est un exemple détaillé, contextualisé, à partir duquel on fera émerger différentes questions, différentes hypothèses, qui pourront ensuite devenir le point de départ d'enquêtes, de recherches philosophiques sous forme de discussion. Typiquement, les situations amorces de discussions philosophiques tels qu'extrait de roman de Lipman et Sharp, album de jeunesse, jeu, mise en situation, photo, extrait de film etc. s'apparentent à cet usage d'exemple-cas d'étude. Ils permettent d'ancrer la recherche dans l'expérience, la faisant partir d'observations partageables plutôt que d'opinions flottantes, de théories ou d'informations mal partagées. Ces exemples deviennent le support permettant l'émergence de questions très variées touchant des thématiques mais aussi des façons d'interroger le monde différentes. Sur une même situation, peuvent émerger des questions esthétiques, éthiques, politiques, épistémologiques, ontologiques, métaphysiques.
Bill Watterson, Calvin et Hobbes : Le monde est magique! , éd. Hors Collection, 2003, p. 61
Ici, pluralité de thèmes (verbiage/trivialité, Pourquoi les mots complexes semblent toujours dire quelque chose de sensé ? Qu'est-ce qu'aider quelqu'un ? À quoi sert l'ironie ? Peut-on être ami avec une autre espèce ? Comment faire quand nos postulats sont faux ? Comment validons-nous notre savoir ? Le visible et l'existant. Qu'est-ce qu'une preuve ? Théorie/pratique, Qu'est-ce qu'une démonstration ? Est-ce que ça gratte pour tout le monde de la même façon ? Quel est le rôle de l'amitié ou de l'autre dans l'apprentissage ? etc. |
Cependant, on exploite rarement le support en tant que cas d'étude proprement dit. D'une part parce qu'il est bien souvent issu du registre artistique, donc fictionnel. Excepté si notre interrogation porte sur l'esthétique, ces supports, parce que fictionnels, invitent à une interrogation par analogie, et non une étude directe si l'on veut découvrir quelque chose du monde qui nous entoure. D'autre part, dans la méthode Lipman et Sharp, les supports sont plus des prétextes à questionnement que des objets d'études en eux-mêmes. Le plus souvent, ces supports servent à formuler des pistes de recherche, les plus nombreuses et variées possibles, afin qu'on puisse, parmi toutes ces pistes, en trouver une qui soit, dans le moment présent, une interrogation rencontrant l'intérêt de tous. Cette genèse de question passe, pour chacune d'entre-elle, par une mini-phase d'étude de cas. On peut, si on le souhaite, faire un travail sur les questions qui ont émergé. On peut les regrouper par thème, par typologie, les compléter, etc., jusqu'à obtenir ce que Lipman appelle des plans de discussion. L'exemple serait alors non seulement filé sur toute la discussion mais pourrait même constituer une sorte de programme : l'exemple-cas serait mobilisé pour chaque discussion si on décide, non pas de choisir une seule question et de laisser les autres en suspend, mais de traiter au fil des séances toutes les questions qui ont émergé. Cela reviendrait par exemple à faire, pour chaque chapitre de roman de Lipman et Sharp, tous les exercices pédagogiques en lien avec une des questions ayant émergé. Ou plus simplement traiter au fil des semaines toutes les questions qui ont été formulées après la lecture du chapitre. Dans la pratique, à raison d'un atelier philo par semaine, l'exemple perd de sa fraîcheur, les envies et préoccupations des participants ont pu changer alors que le listing de questions reste fixe : il devient contre-productif parce que peu motivant de travailler à partir d'un listing de questions que l'on s'est posées trois à six semaines auparavant.
Si on suit un protocole lipmanien, toutes ces questions émergent des participant.e.s. Ce cas d'étude, même si il est exploité de façon minimale, permet cependant d'observer un objet commun et de proposer des pistes d'enquête. Le groupe devra ensuite trouver une façon de choisir la question qui deviendra la question de départ de l'enquête pour l'atelier du jour.
2) Que l'on parte d'une question ou d'une situation problème, d'un support-cas d'étude, où d'un plan de discussion sur une notion, il y a une dynamique qui est commune : toutes aboutissent à poser une question. En cherchant à avancer dans cette question, nous allons rechercher des exemples. C'est ici l'autre définition d'exemple, qui n'est plus forcément traité de façon aussi extensive que l'analyse de cas. En somme, le cas d'étude permet de faire émerger des questions, que l'on déclinera ensuite en hypothèses pour débuter notre recherche : il correspond à la recherche qualitative. L'autre usage de l'exemple, que nous appellerons exemple-occurrence est recherché afin d'examiner, de tester une hypothèse déterminée. Il s'apparente à la recherche quantitative : avec lui, on cherche à déterminer le champ de validité et le degré de fiabilité de l'hypothèse, c'est à dire dans quels cas et dans quelle proportion l'hypothèse est conforme à ce qui est. Le cas d'étude est en amont de l'hypothèse, l'occurrence en aval.
Il n'est pas inutile de souligner que, contrairement aux apparences, la demande d'exemple n'est pas un outil en soi. L'exemple n'est en fait qu'un élément ou du duo cas d'étude-hypothèse ou du quartet hypothèse, occurrence-exemple(s), occurrence-contre-exemple(s), reformulation de l'hypothèse. L'animateur.rice.trice débutant.e se laisse souvent prendre à ce piège.
Qu'il soit cas d'étude ou occurrence, l'exemple produit, s'il n'est pas rattaché à une hypothèse clarifiée, devient anecdotique et n'a pas grand sens dans une recherche philosophique.
Il ne remplit plus alors que des fonctions sociales et affectives : on partage nos petites histoires, on papote. Et c'est très plaisant. La dimension sociale et affective d'une discussion philosophique n'est bien entendu pas à éliminer, mais la dimension de recherche attentive ne l'est pas plus. C'est parfois le problème qu'on rencontre, dans certaines discussions philosophiques, notamment (mais pas exclusivement) avec les plus jeunes. Les participant.e.s sont généralement assez agiles pour trouver des exemples, mais la discussion semble ne jamais sortir de l'énumération d'exemples-occurrences. Souvent, c'est parce que l'hypothèse a été perdue, les participant.e.s modélisent alors sur l'exemple qui précède plutôt que de tester l'hypothèse. En soulignant à quelle hypothèse on travaille, on accompagne la recherche : cela suffit bien généralement pour que certains découvrent qu'il n'y a pas seulement des exemples, mais également des contre-exemples, nous amenant à identifier ce qui les distingue, ou ce que les exemples ont en commun, dégageant alors des critères, puis reformulant, à la lumière de ces nouveaux éléments, l'hypothèse de départ. C'est à l'animateur.rice ici d'accompagner dans le groupe ce complément de recherche, celle de contre-exemples, de critères, de contexte, toujours en rappelant bien à quelle hypothèse on travaille.
Parfois, l'hypothèse peut être intégrée à l'exemple, comme encore dans sa gangue, il joue alors les deux rôles, cas et occurrence. Ce sera le rôle de l'animateur.rice.trice d'aider le.a participant.e à formuler cette hypothèse.
L'hypothèse incluse dans l'exemple
Si on travaille à la question "Est-ce qu'un chien sait qu'il est un chien ?" et qu'un.e participant.e propose "Ben, quand je dis "bon chien", il est content mon chien", l'hypothèse pourrait être que le chien sait qu'il est désigné par le mot "chien" puisqu'il réagit au compliment verbal. On a donc ici un cas d'étude (l'expérience avec mon chien quand je le félicite) et l'occurrence : il y a au moins un cas avéré où un chien semble comprendre qu'il est désigné par le mot chien. |
Lorsque l'hypothèse et l'exemple sont distincts l'un de l'autre, l'exemple remplit plusieurs fonctions. Nous en verrons ici trois : illustrer, affiner, attester.
B: rôles de l'exemple : illustrer, affiner, attester
1) Tout d'abord, l'exemple permet de mémoriser et d' illustrer, d'éclairer l'hypothèse : il permet d'en avoir une représentation mentale. En général, on cherche intuitivement un cas d'application lorsqu'on nous soumet une hypothèse. Il est en effet plus facile de réfléchir, d'examiner mentalement une proposition, lorsqu'on dispose et de l'hypothèse théorique, et d'une de ses applications pratiques, plutôt qu'un seul de ces deux éléments.
2) En terme de dynamique de groupe, proposer un exemple de façon explicite, le présenter à tous plutôt que de le garder en tête de façon silencieuse facilite la concentration et l'écoute . Il évite que chacun n'étudie la question qu'à la lumière de sa propre représentation mentale, représentation qui, même lorsqu'elle est pertinente, sera néanmoins différente de celle des autres participant.e.s, nécessitant alors un effort d'analogie à chaque prise de parole, ou pouvant donner un effet de décalage, des effets de quiproquo si tous ces exemples, et les contextes auxquels ils se rattachent, restent présupposés. Cela facilite donc le travail commun mais également la précision puisqu'on peut analyser l'hypothèse dans un contexte généralement défini (où si ce contexte ne l'est pas, on s'en aperçoit plus facilement avec l'exemple). Il permet également d' affiner l'hypothèse quand celle-ci et définie de façon trop floue.
3) Enfin, dernière fonction, l'occurrence sert à attester. Une fois le contexte ou le domaine d'application défini, on peut tester la correspondance entre trois éléments : l'hypothèse, l'exemple proposé et notre expérience.
L'exemple, s'il est tiré de l'expérience, peut remplir le rôle d'une raison : il sous-entend que l'hypothèse nous semble valide par expérience puisque cela s'est déjà produit. Il devient donc un élément de poids dans la recherche1.
C'est ici que vont commencer à apparaître les problèmes...
II) Les limites de nos raisonnements appuyés sur le seul exemple
Pour vérifier la validité ou la fiabilité de nos hypothèses (plus trivialement, nous dirions vérifier si c'est vrai, si ça marche) nous avons tendance à rechercher des exemples. Ce qui est une bonne démarche : sans exemple aucun, l'hypothèse a peu de chance d'être explorée en priorité, parce très spéculative, voire improbable2. Nous appuyer sur des exemples tirés de l'expérience montre que nous sommes attentif.ve.s au réel, que nous sommes bien dans le cadre d'une recherche, d'une enquête attentive, et non guidé.e.s par un désir de faire triompher à tout prix une opinion ou une croyance préexistante juste parce que c'est la nôtre.
Cependant, Il y a ici deux problèmes.
Le premier, nous avons, tous, adultes comme enfants, public sur-scolarisé comme peu scolarisé, tendance à penser que l'exemple suffit à garantir la véracité de notre propos. La recherche en psychologie cognitive a malheureusement démontrée que, même en étant animé par un esprit de recherche et non de conviction, nous sommes bien plus forts pour confirmer ce que nous pensons déjà que pour tester la validité de ce que nous avançons3...
Deuxième problème, nous nous sommes appuyé.e.s sur notre expérience pour cette recherche, ce qui, comme déjà dit, est une chose non seulement bonne mais incontournable - il n'y a guère d'alternative si on cherche à produire des énoncés fiables sur le monde qui nous entoure. Cependant, en nous appuyant sur notre expérience pour penser le monde, nous avons tendance à oublier que celle-ci est forcément limitée. Limitée dans le temps - nous ne vivons pas éternellement, nous sommes de notre temps - et limitée dans l'espace - nous avons une bonne observation de notre entourage directe, mais notre entourage se limite généralement à un pays, une ville, voir une tranche d'âge et une classe sociale dans une ville et un pays à une époque donnée.
De ce fait, un exemple-occurrence - tout comme le cas d'étude - permet de valider l'hypothèse mais seulement en tant qu' hypothèse et non en tant que thèse. Un exemple-occurrence peut permettre de confirmer que l'hypothèse vaut la peine d'être explorée, puisqu'elle a au moins une application réelle, que "ça c'est déjà vu". Reste à voir dans quelles proportions... L'hypothèse doit alors faire l'objet d'une enquête de type quantitatif. Cependant nous n'avons pas, dans le cadre d'une discussion philosophique, les moyens de nous lancer dans ce type d'enquête proprement dit. Par contre nous avons deux atouts : nous sommes un groupe, et un complément d'enquête nous est possible : la recherche de contre-exemples.
III) La recherche de contre-exemple comme garde-fou contre des biais courants
La recherche d'exemple, détachée de la recherche de contre-exemple, peut nous faire tomber dans plusieurs pièges.
1) Le premier est la généralisation hâtive. Il s'agit, à partir de quelques exemples, de conclure que la même relation s'applique à tous. Typiquement, la plupart des raisonnements de discrimination abusive fonctionnent sur ce ressort.
La généralisation hâtive ou abusive
Je suis allée deux fois en Italie, les deux fois, je me suis fais voler quelque chose par un.e Italien.ne. Tous les Italien.ne.s sont des voleurs. Le raisonnement s'appuie sur un échantillon trop petit : deux fois, ce n'est pas suffisant pour pouvoir dégager des liens de cause à effet. Ce pourrait être juste le fruit du hasard ; un hasard malencontreux ici, mais un hasard tout de même. |
Mais admettons que je devienne un.e adepte des voyages en Italie, j'y vais six fois par an depuis dix ans. Mon expérience compose un échantillon plus large, me permettant d'éviter la généralisation hâtive. Chercher en groupe permet également d'étoffer l'échantillon, d'élargir un peu le cadre des expériences disponibles, puisque nous n'avons pas toutes les mêmes, et donc de réduire d'autant le risque de la généralisation hâtive.
2) Cependant, même en pensant en groupe, le biais de sélection reste un risque. Comme nous l'avons dit auparavant, notre expérience est limitée, mais nous avons souvent tendance à croire que notre expérience est représentative, qu'elle est le cas général et non le cas particulier. Même en cherchant activement le contre-exemple, ce qui est contre-intuitif, et même en le cherchant en groupe, en cumulant nos expériences, il se peut tout de même que cette recherche reste infructueuse. Nous avons du mal à percevoir les contextes, les cadres dans lesquels nous collectons nos exemples.
Le biais de sélection
Attentif.ve à la généralisation hâtive, je pourrais ici reformuler mon hypothèse et concéder que les Italien.nes ne sont peut-être pas tous des voleurs, mais qu'ils.elles le sont plus que les ressortissant.e.s des autres pays. Si mes vols "italiens", et tous les autres témoignages de vols qu'on aura recueillis dans le groupe se sont produits dans des lieux très fréquentés par les touristes, il est possible que ce ne soit pas les ressortissant.e.s du pays qui soient particulièrement à mettre en cause, mais notre statut et nos comportements au moment où je suis dans le pays qui augmentent le risque de vols. Les touristes sont l'objet de vols peu importe le pays, parce qu'on a tendance, quand on fait du tourisme, à avoir plus d'argent liquide sur soi que la moyenne, à être plus distraits, et plus encombrés de bagages, appareils photo, etc. que la moyenne, ceci nous rendant une cible plus tentante et facile. Il faudrait donc ici chercher d'autres expériences de l'Italie que les nôtres, celles des touristes en général : il nous faudrait vérifier si les personnes résidant en Italie se font plus fréquemment voler que si elles résidaient dans un autre pays. |
Il faudra donc veiller à ce que nous cherchions des contre-exemples en faisant varier les contextes - âge, fonction, rôle, classe sociale, pays, époque, espèce, etc. - pour éviter ce biais.
3) Dernière erreur que nous présenterons ici4 faisant l'impasse sur la recherche de contre-exemple et la reformulation de l'hypothèse qui la suit, on risque de tomber dans le biais de confirmation. C'est une tendance, commune à tous de ne mémoriser que ce qui va dans le sens de ce que nous pensons déjà, de ce qui nous semble un peu plus vraisemblable, parce plus souvent entendu, parce qu'allant dans le sens de ce que d'autres pensent déjà, parce que paraissant issu d'une longue tradition. La fréquence d'un énoncé, son ancienneté, ainsi que le nombre d'adeptes qui le partage nous semblent, à tous, des critères de fiabilités. Ils sont pourtant certes des critères d'adhésion, mais ne sont pas suffisants pour être des critères de fiabilité. Ils rendent l'idée plus convaincante, mais pas pour autant plus démontrée. Et notre tendance à trouver plus facilement des exemples pour ce qui nous semble vrai vient nourrir ce biais. La facilité et la rapidité avec laquelle nous pouvons trouver des exemples nous donne l'impression que ces exemples, en nombre, sont représentatifs, et démontre donc la validité de l'hypothèse. Nous nous laissons prendre au piège de l'apparente "évidence", au lieu de procéder à un examen réel de l'hypothèse, de chercher également à quantifier le nombre de contre-exemples.
Le biais de confirmation
C'est finalement la généralisation abusive inversée, quand on me dit "tous le Italiens sont des voleurs", si cela va dans le sens de ce qui me semble être vrai, les exemples qui vont m'apparaître le plus rapidement - et donc ceux qui vont me paraître les plus convaincants - sont ceux qui valident l'hypothèse, d'autant plus que le vol est en général marquant : on s'en souvient bien parce que c'est très désagréable. Trouver des contre-exemples est bien plus difficile car bien moins exceptionnel (ce qui semble paradoxal) - et pourtant j'ai bien plus de mal à trouver ou à ne pas dénigrer les contre-exemples. Alors que j'ai à coup sûr rencontré beaucoup plus de ressortissant.e.s italien.ne.s qui ne m'ont rien volé. Le vol est marquant mais il n'est pas représentatif, il n'est pas le cas commun : tous les autres jours de mon séjour, rien ne m'a été dérobé alors que j'ai également fréquenté énormément d'Italien.ne.s |
IV) Reformuler l'hypothèse
En conclusion, et comme dit plus haut, nous avons tous tendance à trouver facilement les exemples pour confirmer nos opinions. De plus, nous faisons intuitivement l'erreur d'assimiler démonstration, examen rigoureux, au fait d'avoir quelques exemples disponibles et attestés. A cela s'ajoute que nous avons également tendance à chercher à appliquer nos énoncés universellement dans une catégorie - c'est à dire à tous les X, et pour toujours. Ces trois faits bordent le lit de la généralisation hâtive et du dogmatisme absolu. La recherche d'exemples pour une hypothèse ne peut donc garantir à elle seule ni la rigueur de notre recherche, ni la fiabilité de nos résultats. Conduire nos recherches en groupe nous donne cependant un atout : avec un peu de chance, quelqu'un.e, dans le groupe, a une hypothèse -voire une opinion- contraire à la mienne, et trouvera donc plus facilement les contre-exemples pour l'hypothèse que j'avance.
Cependant, on pourrait alors tomber dans une autre erreur, de tendance inverse par rapport à celle du dogmatisme, mais tout aussi néfaste. On pourrait penser qu'un contre-exemple suffit à invalider une hypothèse. En somme, si ce n'est pas vrai toujours, on a tendance à se dire que ce n'est donc pas vrai du tout, ou qu'on ne peut pas savoir, qu'on ne pourra jamais conclure : c'est le relativisme absolu. Plus rien n'est contradictoire, on peut dire une chose et son exact contraire tout en affirmant que tout le monde a raison en même temps... Cependant, ce n'est pas parce que ce que nous appelons savoirs est toujours partiel et temporaire, qu'ils ne sont fiables que jusqu'à preuve du contraire qu'ils ne sont pas fertiles, utiles. Ils ne sont pas non plus équivalents à ce qu'on peut sortir d'un chapeau : ces énoncés, bien que susceptibles d'être remis en question un jour, sont plus fiables que ceux produits par d'autres méthodologies (voyance, hasard, gré de l'intuition et de l'opinion). Nos savoirs, produits par la méthodologie scientifique ne sont pas parfaits, mais ils sont la meilleure approximation dont nous disposons.
Pour désamorcer des erreurs communes une fois notre hypothèse définie, il convient de rechercher activement et en toute bonne foi non seulement les exemples mais également les contre-exemples. Il convient de vérifier que les expériences et connaissances que nous avons sur le sujet sont nombreuses, que leur source est fiable - qu'ils correspondent non pas à nos idées mais à l'expérience, au réel. Il nous faut aussi analyser le contexte dont ils viennent5.
Et il est donc crucial, lorsque nous travaillons une hypothèse, une fois tout ces éléments pris en compte et notre collecte d'exemples et de contre-exemples réalisée, de reformuler l'hypothèse à la lumière de tout ce que nous avons pu observer. L'énoncé ainsi obtenu n'est jamais vrai tout court, il est vrai pour un champ de validité défini - dans telles et telles conditions, pour tels et tels objets -. Et il n'est jamais vrai dans l'absolu, il ne l'est qu'à la mesure de son degré de fiabilité - dans tant de cas sur cent. Il est tout de même extrêmement utile et fertile, il n'équivaut pas à ne rien savoir du tout, il n'a pas le même degré de fiabilité que le hasard ou l'astrologie. Faire le deuil de vérités éternelles et universelles ne nous réduit pourtant pas à ne rien savoir, ne rien pouvoir prédire, ou penser qu'on peut tout dire et son contraire sans que personne ne se soit trompé : on attend d'une recherche non un résultat éternellement vrai, mais un énoncé fiable, on attend aussi qu'on puisse expliquer la démarche utilisée pour s'assurer qu'il le soit, et pouvoir, si besoin, le réexaminer plus tard si de nouveaux contre-exemples venaient à nous apparaître. C'est l'acquisition de cette méthodologie qui est visée par la pratique de la discussion philosophique avec la méthode lipmanienne, cette méthodologie, ainsi que le goût de prendre part à une recherche collective, d'expérimenter, ensemble. C'est le projet de la participation démocratique tel que formulée par Dewey.
NB : Véronique Delille est titulaire d'un DEA de philosophie. Elle a été chargée de cours à l'École Centrale de Paris et en MASTER 2 RH à Paris X, est formatrice au sein d'une école de travailleurs sociaux, intervient en licence de sciences de l'éducation, suit le personnel de la Protection Judiciaire de la Jeunesse et de l'OCCE en formation continue. Elle co-dirige, avec Nathalie Frieden, le chantier "philoformation", laboratoire de recherche sur la formation à l'animation de discussions philosophiques organisant les Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques à l'UNESCO. Elle a coordonné des projets conjuguant philosophie, médiation culturelle et pratique artistique pour les CCRE Saline Royale et Abbaye de Saint-Riquier. Elle est membre du comité d'expert du CCRE Parc Jean-Jacques Rousseau. Elle forme depuis 2001 des équipes variées à la mise en place de discussions philosophiques en milieu professionnel, associatif mais aussi scolaire ou extra-scolaire. Elle anime des ateliers philosophiques en complément des visites pédagogiques du Mémorial de la Shoah ainsi qu'un stage citoyenneté à la demande du parquet de Paris.
(1) À l'évidence, les exemples tirés de la fiction ne peuvent remplir cette
fonction : il faut donc être vigilant quant à la source de l'occurrence
ici.
(2) C'est ici le principe du rasoir d'Ockham ou Occam, voir article drôle,
pédagogique et très complet sur ce fameux rasoir :
https://cortecs.org/materiel/rasoir-occam10/
(3) Voir par exemple les travaux réalisés en 1956 sur la dissonance cognitive de
Festinger, Riecken et Schachter, L'Échec d'une prophétie,
PUF coll Babelio, 1993.
Voir aussi Joule et Beauvois,
Petit traité de manipulation à l''usage des honnêtes de gens,PUG,
2014.
(4) Il en existe bien d'autres encore, mais l'importance d'allier recherche d'exemple
et de contre-exemple lorsqu'on teste une hypothèse nous paraît ici suffisamment
démontrée.
(5) Il resterait à examiner aussi le degré de preuve associé à chaque type d'exemple,
parce qu'une rumeur n'a pas le même poids qu'une étude publiée par exemple. Mais la
question de la hiérarchie de la preuve serait l'objet d'un autre article. On peut
voir en attendant le dossier pédagogique du magazine Philéas et
Autobule, numéro 53, fév-mars 2017, p. 17.