Introduction
L'association PhiloCité, dont une part essentielle du travail consiste en animations de discussions philosophiques et en formations d'animateurs, fréquente très majoritairement le monde de l'enseignement et de l'éducation. Mais une demande nouvelle s'est amorcée : celle d'équipes de travailleurs qui cherchent à comprendre leurs actions et à renforcer leur fonctionnement collectif. C'est assez naturellement que des collectifs se tournent vers les "nouvelles pratiques philosophiques", dont une des dimensions majeures est de renouer avec la pratique orale et collective de la philosophie. Dans des contextes professionnels souvent difficiles, l'importance du réel est très prégnante : les voeux pieux, les bonnes intentions, les espoirs lointains ni même le plaisir intellectuel ne suffisent à entretenir l'intérêt de se réunir mensuellement pour parler et réfléchir ensemble. On veut des résultats, du concret. Mais trop souvent, le traitement des problèmes est court-circuité par des questions perturbatrices : quel est l'enchaînement qui a conduit à cela ? Qu'ai-je fait de mal ? Y a-t-il quelque chose dans ma nature ou dans celle de notre groupe qui l'a causé ?
Ce n'est donc pas directement une demande de philosophie : il s'agit de groupes qui veulent avant tout se rendre capables d'aborder des sujets délicats en leur sein, de s'accorder sur les valeurs qui les animent, de se parler et de s'écouter, de mieux comprendre les situations complexes auxquelles ils sont confrontés, de mieux poser les problèmes et, in fine, de trouver des solutions.
Le texte qui suit vise à tirer les premiers enseignements de quelques expériences d'accompagnement d'équipes de travailleurs du secteur de la santé. Il s'agit d'identifier plus précisément ce qui fait la spécificité du travail philosophique dans ces activités, que l''on nomme également "supervision" ou "intervision". L'intérêt de ces expériences est qu'on ne peut s'y contenter de "faire de la philosophie", quelle que soit la signification qu'on lui donne. Il s'agit par conséquent d'une pratique qui questionne étroitement le lien de la philosophie avec le réel. Que pouvons-nous faire en tant que philosophes dans un collectif de travail confronté à des difficultés quotidiennes ? Est-ce bien en tant que philosophes que nous intervenons-là ; et si nous répondons par l'affirmative à cette question, à quels gestes identifions-nous la teneur philosophique de notre travail ?
I) Les conditions initiales du groupe
La plupart du temps, des rôles se sont cristallisés au sein du groupe. Que ce soit déterminé ou non par une organisation formelle, il y ceux qui gèrent les problèmes et ceux qui s'en retirent, ceux qui aiment parler, ceux qui aiment écouter et ceux qui n'aiment ni l'un ni l'autre, ceux qui déterminent les décisions et ceux qui les subissent, ceux qui se sentent obligés et ceux qui ne se sentent pas autorisés, etc. Un des enjeux majeurs est de rendre possible des modifications de ces positions. Formellement, on pourra y veiller en soignant la répartition et la durée du temps de parole1. Plus fondamentalement, on cherchera à faire en sorte que le problème soit saisi par tout le monde et que chacun puisse prendre sa position différenciée de façon légitime.
Par ailleurs, l'histoire parfois ancienne des groupes a produit une représentation plus ou moins explicite de leur identité, de leurs valeurs et de leur travail. Ces strates historiques demandent à être fouillées et réactualisées, afin de déjouer le réflexe de se cantonner au "déjà connu". En simplifiant grossièrement, on peut donc se représenter le groupe pré-existant comme une somme de rôles cristallisés au sein d'un collectif dont l'histoire, les objectifs et le mode de fonctionnement sont reconduits de façon plus ou moins automatique.
II) Les principes de la méthode
Comme dans tout atelier de discussion philosophique, il faut un point de départ : une question, un problème, une situation. Dans un tel contexte professionnel, il serait peu intéressant que le philosophe apporte le problème, sous prétexte que "tout homme est amené à se poser ce type de question", précisément parce qu'il n'y a pas, là, d'homme générique ; il y a des individus, hommes et femmes, partageant un effort quotidien pour fournir ensemble un travail spécifique, au contact de tiers (patients, confrères et institutions). Ces femmes et ces hommes ne rencontrent pas des questions d'un "certain type" pour lequel le philosophe serait spécialisé. On ne peut pas dire non plus qu'ils sont confrontés à des impasses ou à des zones d'ombre que le philosophe pourrait éclairer. Ils travaillent, souvent le nez dans le guidon, et ils ressentent la nécessité de relever la tête périodiquement pour penser ensemble leur action.
III) La phase descriptive
On partira donc d'une situation singulière, qui pose manifestement problème ou dont on craint qu'elle le fasse, pour chercher à la comprendre. Se manifeste immédiatement une première difficulté : en général, quelques personnes seulement, voire une seule, sont directement concernées par la situation. Il n'existe en effet - sauf à s'en tenir à des choses extrêmement générales et donc peu problématiques - aucun problème ni aucune situation qui se donne a priori comme commune au groupe. Un objectif majeur du travail sera de faire en sorte qu'un problème a priori personnel devienne, chemin faisant, le problème de tous. Le pari est que c'est dans et par ce processus d'investissement collectif d'un problème que le groupe peut se refonder, rendant ainsi possible une transformation active des rôles adoptés par chacun.
La situation doit d'abord être décrite le plus minutieusement et le plus factuellement possible : minutieusement, parce qu'on ne peut préjuger de l'importance des éléments qui la composent ; factuellement, parce qu'elle doit apparaître dans sa nudité, débarrassée de la gangue affective qui risquerait de la déterminer puissamment. L'effort d'aridité auquel l'animateur doit s'astreindre et astreindre le groupe à chaque instant engendre un effet secondaire important. Puisqu'elle pose problème dans le travail, la situation initiale est souvent porteuse d'une charge affective forte de la part de la personne qui la vit. Et comme elle est la principale pourvoyeuse d'informations, elle ne peut se retirer de la phase descriptive. Or l'effort de description factuel transforme petit à petit la difficulté de prendre la parole sur le sujet et allège le poids des affects. Ils ne sont pas bannis - on les sent d'ailleurs travailler dans le ton, la posture et la respiration -, mais ils ne sont pas l'objet de l'attention. On cherche à comprendre, mais on a d'abord besoin de prendre connaissance des faits. Pour cela, il faut, certes, réprimer la tendance spontanée à la rapporter à du déjà connu ou à une grille de lecture préétablie, mais il faut surtout distinguer les données de la situation et les réactions émotionnelles à la situation. On ne prendra la pleine mesure de ce que contiennent et indiquent ces réactions que si on les a soigneusement identifiées et isolées par l'observation descriptive.
La phase descriptive prend du temps. Elle peut être fastidieuse, puisqu'on cherche à rendre compte d'un maximum de tenants et aboutissants. Comment faire en sorte que l'attention de ceux qui n'ont aucune information à apporter soit maintenue ? On pourra utilement veiller à l'attention par des demandes occasionnelles de reformulation auprès de ceux-là. Un intérêt important de cette phase se situe dans son potentiel de brouillage des rôles au sein du groupe. Ce sont les personnes informées de la situation qui sont d'abord amenées à parler. Or, rien ne dit qu'elles ont l'habitude de prendre la parole dans le groupe. L'exercice de reformulation aide aussi à brouiller les rôles : celle qui a l'habitude d'intervenir pour régler le problème pourra être sollicitée pour reformuler celle qui prend difficilement la parole en public. Ainsi, l'"analyste" aura à exécuter une tâche plus modeste consistant à rendre fidèlement le contenu du "timide", qui se verra ainsi mieux entendu. En multipliant ce genre de petits décalages dans les modalités de prise de parole, les membres du groupe se découvrent autrement et des transformations de fond dans la dynamique de l'équipe se produisent. C'est ainsi qu'en s'attelant à une situation précise, on travaille aussi d'autres dimensions d'arrière-plan (dynamique du groupe, confiance, rapport à la parole et à l'écoute, rapport aux émotions, etc.).
Un autre moyen de favoriser l'investissement de chacun dans le travail et de soigner la transition entre la phase de description et la phase d'analyse est d'en passer par des travaux en sous-groupes2. Par exemple, des groupes de quatre personnes sont formés, qui auront pour tâche de choisir entre eux une situation qu'ils voudraient traiter en plénière. Chaque personne proposera une situation, en la décrivant sommairement dans un premier temps. On décidera au sein du sous-groupe quelle est la situation la plus intéressante, selon des critères que les membres devront eux-mêmes établir. Ils s'attacheront ensuite à décrire le plus finement possible les éléments constitutifs de la situation. Chaque groupe expose ensuite la situation choisie en plénière, dont la description sera complétée si nécessaire. La phase d'analyse peut alors commencer.
IV) Phase d'analyse
A) Comprendre
La phase descriptive se situe dans l'ordre de la connaissance : il s'agit de rassembler l'ensemble des faits inscrits dans la situation et de les exposer à la vue de tous. Le paradigme de la connaissance doit ensuite faire la place à celui de la compréhension, où l'on engagera une saisie réflexive du vécu par l'ensemble du groupe. Ce point est fondamental, car la situation - posée par une ou quelques personnes - doit être saisie activement par tous. Deux raisons motivent ce principe. D'une part, nous répondons à la demande d'un groupe qui souhaite une implication de chacun dans le projet. D'autre part, la situation sera d'autant mieux comprise et le problème d'autant mieux traité qu'un maximum de subjectivités s'y investiront. En conséquence, la personne initialement concernée, qui peut-être ne concevait le problème que comme le sien, avec tout l'encombrement d'affects qu'il charriait, le verra transformé et repris par les autres. Ceux-ci en deviennent alors solidaires et la charge affective s'en trouve allégée. Le problème n'est plus le sien - et éventuellement causé par lui -, il est celui de l'équipe et ce faisant, devient autre.
Comprendre une situation singulière, c'est comprendre toute l'histoire qu'il y a derrière elle, toutes les conditions dont elle est le produit, mais que l'on ne voit que si on s'arrête pour la reprendre réflexivement. Sans cela, on risque de ressasser, dans le vécu immédiat, et d'être soumis à la répétition cyclique du passé. Le problème est en droit celui du groupe, puisqu'il lui est posé là, mais il l'est aussi en fait puisqu'il met en jeu toute une histoire qui est aussi celle du groupe.
B) L'animateur et le philosophe de service
Trop souvent, le traitement habituel des problèmes est court-circuité par des questions perturbatrices : quel est l'enchaînement qui a conduit à cela ? Qu'ai-je fait de mal ? Y a-t-il quelque chose dans ma nature ou dans celle de notre groupe qui l'a causé ? On recherche alors le fondement ou la cause des causes de la difficulté et l'on aboutit à des explications de type essentialiste ("c'est son caractère", "c'est comme ça dans le secteur médical", "il en a toujours été ainsi dans tel service", etc.). Or le but premier de l'analyse n'est pas d'expliquer (on demeurerait dans le paradigme de la connaissance) ni de justifier, mais de comprendre pour se rendre capable d'agir à nouveau et, peut-être, mieux. En quelque sorte, il s'agit de reprendre le pouvoir sur les faits qui semblent se répéter parce qu'on a tendance à les saisir dans des catégories trop peu pensées. Il est donc nécessaire, dans cette phase également, de mettre entre parenthèse le placage de grands mots et de valeurs prêtes à l'emploi ("bienveillance", "bien-être", "solidarité", "pluridisciplinarité" e tutti quanti) et de mettre à distance les affects non conscients d'eux-mêmes. La phase d'analyse s'apparente donc à ce que l'on fait habituellement dans une discussion philosophique : identifier des présupposés, émettre et vérifier des hypothèses, affirmer des positions soutenues par une argumentation rigoureuse, contre-argumenter, apporter une perspective différente. Le rôle de l'animateur est de tisser une cohérence au sein de la discussion et de proposer des pistes de réflexion qui maintiennent le fil conducteur. À ce stade, la présence d'un deuxième animateur - que nous appellerons éclaireur3 - devient très importante. Il intervient soit en fin de discussion pour faire une synthèse articulée et critique des échanges, soit à son initiative pour signaler une piste à explorer, une observation particulièrement éclairante ou un impensé qu'il est urgent de penser. Son regard est synoptique : complétant la perspective de l'animateur qui est pris dans le mouvement immédiat des échanges, il veille avec ce dernier à ce que le problème soit envisagé sous un maximum d'angles.
C) S'intéresser au problème
La phase d'analyse consiste donc en une saisie collective de la situation décrite, en profitant de la richesse interne du groupe et de la multiplicité des points de vue qui le composent, afin que chacun s'intéresse au problème. S'intéresser au problème, c'est le reprendre depuis son point de vue et contribuer à l'enrichir. On profitera ainsi du pluralisme existant entre des personnes différentes du point de vue, par exemple, de la formation initiale, de l'âge, de la fonction, de l'expérience ou de la culture. Le problème se transforme au fur et à mesure de l'intérêt qu'y met chacune des personnes présentes. Ce processus établit un rapport particulier entre l'objet connu (la situation) et le sujet connaissant (le groupe), qui se retourne sur lui-même en même temps qu'il envisage l'objet. Il permet de réconcilier le monde où l'on pense et le monde où l'on vit. Plus les personnes présentes investissent le problème, plus le problème devient intéressant pour tout le monde, la personne initialement concernée le voit avec distance, la charge affective entre en voie de digestion, le groupe se renforce et s'autonomise dans sa capacité d'identifier et de traiter les crises.
V) La synthèse
Elle a deux fonctions. Dans le vif de la séance, elle témoigne d'un effort de reprise de ce qui a été dit par les uns et les autres. Elle permet aux superviseurs d'entrer dans le problème du groupe, de s'en emparer, d'y apporter leur éclairage et d'en vérifier la pertinence. Sur le long terme, elle a une fonction de mémoire, de maintien de la continuité et de repérer les enjeux essentiels qui se dégagent sur le long cours. D'une manière générale, la synthèse - en dépersonnalisant les propos - agit sur le groupe en permettant à chacun de s'approprier un problème qui n'est initialement peut-être pas le sien.. Elle est un aliment supplémentaire qui nourrit la transformation du groupe, par la bande, indirectement.
D'une séance à l'autre, nous veillons à maintenir un fil conducteur. Une synthèse écrite est envoyée à l'équipe dans les jours qui suivent. Cette synthèse reprend le contenu des échanges, des constats portés sur le fonctionnement du groupe et des éclairages effectués en séance ou qui nous apparaissent après coup, lorsque nous évaluons la séance à deux. Ces moments d'éclairage, écrits ou oraux, qui concluent ou qui introduisent la séance sont essentiels dans la construction d'un discours théorique commun. Celui-ci ne doit bien entendu pas être conçu hors sol, comme un discours tout fait et en surplomb. C'est une armature qui a été rendue nécessaire par le traitement des problèmes singuliers et sur laquelle on se met d'accord. Un bagage commun peut être ainsi progressivement constitué afin de se donner des repères pour la suite du travail, et l'on peut légitimement convoquer l'histoire de la philosophie pour le consolider4.
VI) La phase décisionnelle
Nous l'avons dit : on ne délibère pas ici pour le simple plaisir intellectuel. Si le climat serein, l'équilibre de la parole, l'écoute et l'attention, la description factuelle et la multiplication des perspectives sont des éléments solidairement importants, ce n'est pas pour des raisons de principe, mais parce qu'après la réunion, il y a un "vrai" travail à poursuivre. Le réel est toujours là, vécu en amont et à vivre en aval de la discussion. La raison du travail de supervision, c'est l'éclairage du groupe sur un problème en vue de l'action la plus légitime et la plus efficace possible aux yeux de tous. Il faut donc toujours garder en ligne de mire, dans la gestion du temps et dans la poursuite du fil conducteur, l'issue pragmatique des échanges. Tant l'animateur que l'éclaireur veilleront ainsi à signaler quand un problème peut être tranché, quand il semble que le tour en a été fait et que toute prolongation de la discussion risquerait de n'être qu'une manière de reporter le moment de la décision. La fonction de la supervision doit, selon nous, s'arrêter là : signifier qu'il est opportun de répondre maintenant à la question en rappelant les tenants et aboutissants qui ont été problématisés. Il nous semble en effet important de ne pas prendre part au moment où le groupe décide en tant qu'instance souveraine. En évitant d'être associé à la décision qui n'engage que le groupe, on donne une limite importante à l'action des superviseurs. Cette précaution est nécessaire à la préservation d'une position de tiers neutre et désintéressé. Un risque de "contamination des fonctions" existe dans le simple fait d'être présent lors de la phase décisionnelle car, symboliquement, les superviseurs pourraient être considérés comme solidaires de celle-ci, et donc parties prenantes. Si des ressentiments devaient apparaître plus tard vis-à-vis de la décision, ils risqueraient d'y être associés et de ne plus pouvoir faire leur travail.
Bien sûr, un coup de force est toujours possible en leur absence. Pour contrer ce risque réel, on ne peut que miser sur la maturité du groupe à décider rationnellement et démocratiquement. Le travail d'animation préalable poursuit cet objectif : en travaillant le climat de confiance au sein du groupe, en veillant à déjouer en direct les coups de force potentiels, on veille à l'autonomie du groupe en la matière, c'est-à-dire en sa capacité à prendre des décisions sans qu'un garant extérieur n'ait à vérifier leur légitimité. Par ailleurs, si un tel cas devait se présenter, les superviseurs se montreront ouverts, lors de la séance suivante, à la manifestation d'un désaccord quant à la manière dont la décision a été prise. Cela donnera alors lieu à un traitement collectif du problème, dans le cours normal de la supervision.
VII) Un travail philosophique ?
La question qui nous taraude dans cette expérience est celle de la spécificité du travail philosophique. Quelle est la particularité d'une supervision d'équipe organisée par des philosophes, au-delà du fait que la discussion collective met en oeuvre une série de compétences argumentatives ?
A) La fonction du tiers
Elle est la condition de possibilité du travail de supervision, même s'il n'est pas exercé par des philosophes. Il est en effet fondamental que les superviseurs conservent une fonction de tiers désintéressé et non concerné par les enjeux propres aux groupes avec lesquels ils travaillent. C''est en effet cette fonction qui rend possible une transformation du rapport que le groupe entretient à lui-même et à ses problèmes. Endosser le rôle de tiers ne signifie cependant pas que nous serions automatiquement revêtus d'une cape de neutralité qui permettrait une vue de surplomb détachée de toute valeur ou de toute grille de lecture implicite. Si le but de la supervision est de rendre chacun et le groupe plus conscients de ce à partir de quoi on réfléchit son action, les superviseurs se doivent d'être les premiers à produire l'effort permanent de réflexivité, en posant devant le groupe et en mettant en question leurs propres présupposés, leurs repères et leurs valeurs. Ce faisant, non seulement ils garantissent l'autonomie de la réflexion du groupe, mais ils transmettent l'habitus philosophique qui les anime, le type de regard qu'ils portent sur les situations. Cela libère la parole au sein du groupe, puisque l'exercice consiste en partie à repérer les coups de force, les présupposés, ce qu'on n'a pas fait et qu'on aurait pu faire, les occasions manquées, etc.dans une perspective analytique.
B) L'importance de la situation singulière
La situation choisie pour la discussion n'est pas un alibi. Même si d'autres problèmes peuvent apparaître à l'occasion de son traitement - problèmes qu'il faudra consigner pour une reprise ultérieure -, il faut suivre ce fil, parce que c'est cela qui importe au groupe. Lorsqu'on traite une situation de travail problématique, apparaissent fréquemment des revendications ou des positionnements en termes de valeurs. Le problème d'une discussion sur les valeurs est que, bien souvent, on les invoque à un niveau de généralité et d'abstraction tel qu'elles n'ont qu'une fonction de rassemblement, comme un drapeau. Ou elles servent d'argument d'autorité, comme une loi. Ou encore, elles protègent de tout examen supplémentaire. Les valeurs apparaissent comme des mots figés, inertes, extérieurs à l'action et à l'aune desquelles il faudrait juger celle-ci. La difficulté est que les significations que chacun leur attribue sont souvent implicites, floues et multiples. Le jugement d'adéquation de l'action aux valeurs nécessite donc un travail sur les valeurs, mais toujours depuis la situation concrète envisagée. Puisque la définition n'est pas donnée et que ses contours sont flous, on devra penser les valeurs dans leur rapport direct avec le problème qui nous occupe.
C) Une attention focalisée
La phase descriptive est emblématique d'une exigence quant au rapport à la parole - de celui qui parle et de ceux qui l'écoutent : juguler notre tendance à l'interprétation immédiate. Cette exigence soutient tout le travail de la supervision : rester au plus près de ce qui est dit, chercher à le rendre plus clair et compréhensible par tous. Toute parole est a priori considérée comme un matériau à prendre en compte dans la construction collective. Mais intégrer un intervention dans ce qui est en train de se construire nécessite une série de gestes pour que l'articulation soit possible : il faut préciser, identifier les idées essentielles, vérifier, etc.Cela engage un travail permanent et conjoint sur l'expression et l'écoute de la pensée de l'autre. L'attention est ainsi focalisée sur une personne, non pas comme sur un sujet psychologique dont on essaiera d'identifier la singularité, non plus comme un sujet sociologique à propos duquel on chercherait à montrer les mécanismes et les déterminations qui le font agir et penser de la sorte, mais sur un sujet pensant dont on a besoin pour alimenter notre réflexion collective et dont la perspective propre dans le collectif enrichit la puissance de celui-ci. Ce n'est pas l'occasion d'une décharge affective individuelle, mais un espace où la parole est considérée et prise au sérieux. On fouille ses idées avec soin, on les examine et on les cisèle, sans autre intention que de les rendre partageables et de les articuler au patrimoine commun.
L'attention ciblée sur ce qui est dit, tant pour le locuteur que pour l'auditeur, va de pair avec une retenue de toute projection ou interprétation. Cette exigence, outre qu'elle permet de construire un contenu commun et articulé de la discussion, est pourvoyeuse de confiance au sein du groupe. Elle permet de soutenir l'effort de la personne qui prend difficilement la parole en public ou qui peine à trouver les mots pour dire ce qu'elle pense. Sous l'angle des relations communicationnelles, la suspension du jugement produit un climat apaisé au sein du groupe où, progressivement, il devient plus aisé d'exposer un problème parce que l'on sait qu'il ne va pas être immédiatement pollué par des interprétations hâtives. La discipline imposée aux échanges et la précision recherchée dans l'expression et la compréhension de la parole génèrent dans les groupes avec lesquels nous avons travaillé le sentiment d'une intelligence collective, où l'on se découvre plus confiant et plus puissant en tant que groupe réfléchissant et agissant.
D) Transformer le (rapport au) réel
Les problèmes concrets dans lesquels les groupes parfois se sentent immobilisés sont saisis durant ces séances et constituent les points de départ du travail. Nous l'avons dit, l'objectif de la supervision consiste à transformer le rapport aux autres (à même les échanges en cours) et le rapport aux discours (en s'arrêtant sur les idées toutes faites, en débusquant les présupposés, en ne se contentant pas de grandes valeurs et de bonnes intentions, etc.). Mais il s'agit également de transformer le rapport au réel, parce qu'on peut retrouver une prise sur lui et une puissance collective d'agir. En somme, il s'agit de cultiver une exigence éthique que l'on pourrait définir comme la "réceptivité aux crises et la capacité d'en faire des occasions de "dénaturalisation" - ce qui ne signifie pas forcément "destruction" - des structures incorporées par l'éclairage de leur histoire. Il s'agirait de [...] saisir l'événement ; [...] le "kairos" [...] pour agir à nouveau5."
(1) suivra à cet égard les exigences d'une méthode telle que la DVDP (Discussion à Visées Démocratique et Philosophique) de Michel Tozzi.
(2) Nous choisissons cependant de ne travailler en sous-groupe qu'après quelques séances, lorsque le groupe devient attentif à sa dynamique et aguerri à la description fine et détaillée.
(3) Au début de l'expérience que nous avons menée, ce deuxième rôle n'avait pas été formalisé. Nous avions décidé d'entamer ce travail de supervision à deux pour nous rassurer et faciliter une tâche qui était neuve et à inventer. Chemin faisant, nous avons constaté le bénéfice du fonctionnement en duo au-delà de notre propre assurance, tant pour la dynamique du groupe que pour la construction du contenu. Le schéma de base de cette animation à deux est un couple animateur-synthétiseur, en alternance selon l'évolution des échanges. La fonction de synthétiseur s'est étoffée : il ne s'agit pas seulement de rappeler et de structurer les échanges, mais d'identifier des zones non explorées, de soulever des impensés, de proposer de nouvelles pistes, de signaler une évidence non perçue, etc. Nous appellerons désormais ce rôle "éclaireur" ou, plus familièrement, "philosophe de service".
(4) On pourrait se demander en quoi l'éclairage théorique est nécessaire, et si on ne risque pas de perdre ceux qui veulent rester dans le concret des choses. D'une part, il ne s'agit pas d'appliquer un vernis philosophique qui ne sert qu'à flatter celui qui le pose, pour qu'il puisse ensuite s'y mirer. D'autre part, le placage théorique existe toujours, dans tous les groupes qui, implicNoteent ou explicNoteent, se construisent une identité et partagent des valeurs. Un discours plus ou moins commun circule déjà, qui a besoin d'être pensé, enrichi, critiqué, évalué et éventuellement évacué. Certains mots deviennent vides ou trop abstraits. Le travail consiste à les repérer, s'y arrêter et les transformer, les supprimer ou les remplir en mobilisant nos ressources philosophiques.
(5) Alexis Filipucci, Réflexion pure, Vérité, Violence. Pour une pensée de la conditionnalité, Thèse de doctorat en philosophie (non publiée), ULg, 2012.