Introduction
La philosophie m'intéresse depuis la classe terminale. Mes connaissances philosophiques se sont enrichies durant la première année à l'université où j'ai fait ma licence de psychologie. J'ai continué mes études avec le Master de psychologie de l'enfance et de l'adolescence à Université de Sofia Saint Clément d'Ohrid. En 2009, je me suis de nouveau tournée vers la philosophie et j'ai suivi le Master d'Histoire et philosophie des sciences - spécialité Logique, Philosophie, Histoire, Sociologie des sciences (LOPHISS-SPH) à l'Université Paris-Diderot (Paris 7).
Dans cet article, je veux faire part de mon expérience et de ma réflexion concernant l'intérêt de recourir aux débats philosophiques dans le travail de psychologue scolaire. Pour ce faire, je prendrai appui sur une expérience débutée dans une école élémentaire et une école maternelle à Paris de février à juin 2011 et poursuivie en Bulgarie en octobre 2012.
Dans un premier temps, je présenterai les conditions dans lesquelles j'ai rencontré la pratique de la philosophie avec les enfants en France, et je donnerai un aperçu de cette pratique en Bulgarie. Dans un deuxième temps, je décrirai le rôle que peut prendre le/la psychologue scolaire dans cette pratique et les situations où il peut être intéressant de recourir à cette pratique. Enfin, je décrirai comment j'utilise les débats philosophiques dans l'exercice de mon activité de psychologue scolaire avec les élèves au lycée, et j'illustrerai mes propos en exposant un cas particulier.
I) La découverte de la philosophie avec enfants
En octobre 2010, au début de mon M2 "Histoire et philosophie des science" à Paris 7, j'ai été invitée à la présentation du film Ce n'est qu'un début de Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier. Le film présentait le travail de l'institutrice Pascaline Dogliani et de sa directrice Isabelle Duflocq. Pascaline, soutenue par sa directrice, animait des ateliers philo avec ses élèves en petite et moyenne section. Assis en cercle autour d'une bougie allumée, les élèves apprenaient à s'exprimer, s'écouter, se connaitre tout en réfléchissant à des sujets existentiels. J'étais frappée par la spontanéité des enfants lors de la discussion et par la profondeur de leurs réflexions. Parmi les sujets abordés il y avait les questions suivantes : "C'est quoi l'amour ?", "A quoi ça sert de penser ?", "C'est quoi la mort ?", "Etre différent ça veut dire quoi ?" etc. Ce sont des sujets qu'en tant que psychologue je suis souvent amenée à aborder avec les élèves, mais qui sont difficiles à discuter dans le cadre de l'entretien individuel. A l'entrée de la salle de cinéma, on nous avait remis des informations sur une conférence consacrée aux nouvelles pratiques philosophiques au siège de l'UNESCO qui était prévue pour le 17 et 18 novembre1. J'étais intéressée par le programme proposé, en particulier des démonstrations de différentes formes de pratique de philosophie avec enfants et j'y suis allée.
Le film et la conférence ont réveillé chez moi l'envie d'approfondir mes connaissances théoriques et pratiques sur ce sujet. C'est ainsi, que j'ai choisie de faire un stage dans une école élémentaire et une école maternelle, durant le deuxième semestre du M2, où j'ai pu observer et animer des ateliers de philosophie avec des enfants. Les deux établissements faisaient partie de zones d'éducation prioritaires (ZEP). J'étais supervisée par Catherine Joubaud, psychologue scolaire intervenant dans ces établissements. Les groupes étaient composés d'enfants provenant de différents milieux culturels et sociaux - Français, Chinois, Sénégalais, Turcs, Algériens, Indous et Tamouls. J'ai remarqué que la pratique de la philosophie s'inscrivait bien dans un milieu multiculturel. Les débats consacrés aux différents sujets abordés (Qu'est-ce que la vie ?, Qu'est-ce que la famille ?, Qu'est-ce que l'amitié ?, Faut-il juger les gens selon leurs apparences ? etc.), suscitaient la participation active et spontanée des enfants. J'étais très intéressée par les ateliers philo animés par Mme Joubaud dans l'école maternelle avec les élèves en grande section. Il y avait des enfants qui étaient très actifs dans les débats mais n'écoutaient pas attentivement ceux qui prenaient la parole, et en même temps il y avait des élèves qui n'osaient pas prendre la parole. Vers la 7ème discussion (on se rencontrait 2 ou 3 fois par mois) on a constaté que les élèves qui initialement n'écoutaient pas les autres, sont devenus plus calmes et attentifs, tandis que les élèves qui n'osaient pas s'exprimer ont commencé à demander la parole. On a aussi constaté que le vocabulaire des élèves qui participaient aux débats philo s'est enrichi2.
Le stage m'a permis d'observer de plus près le déroulement des débats philo et l'effet que cette pratique avait sur le développement des compétences relationnelles et affectives des élèves. Ils exprimaient leurs points de vue, posaient des questions, donnaient des réponses, parlaient de leur émotions, donnaient des exemples en rapport avec leur vécu personnel.
A la fin du stage, j'ai remarqué que les élèves étaient devenus plus réflexifs et ils avaient commencé à mieux communiquer entre eux. En effet, nous avons pu constater que la pratique de la philosophie avec les enfants avait aidé au développement non seulement de la pensée et du langage, mais aussi à celui des compétences sociales et émotionnelles.
Après mon retour en Bulgarie, j'ai commencé à travailler en tant que psychologue scolaire. J'ai souhaité mettre en pratique l'expérience que j'avais pu avoir de la mise en oeuvre des débats philosophiques avec les enfants pour les utiliser dans le cadre de mon travail psychologique en groupe. Cela me permettait d'aborder des sujets sensibles qui touchent intimement chacun-e, comme par exemple la mort, l'amour et la peur, et ainsi aider les élèves à réfléchir et s'exprimer spontanément dans le groupe. C'est ainsi que j'ai organisé deux groupes de discussions philosophiques qui me permettaient d'inviter les élèves qui voulaient s'exprimer dans un milieu sécurisé. Cette expérience a débuté avec des élèves de l'école élémentaire (8-10 ans) et du collège (11-13 ans). Une année après, j'ai décidé de créer un nouveau groupe avec des élèves du lycée. Les ateliers philo étaient une forme d'activité organisée en dehors des cours scolaires et les élèves participaient volontairement, sans obligation.
II) La pratique de la philosophie avec enfants en Bulgarie
En Bulgarie, la philosophie avec les enfants est connue depuis 1991. Elle suscite l'intérêt de quelques chercheurs-enseignants en philosophie de l'Université de Sofia (Karagueorguieva, 2008). En 1992, ces chercheurs et chercheuses présentent leur projet de traduction du programme de M. Lipman destiné aux élèves de 8 à 10 ans devant le Ministère de l'Education et de la Science. Le ministère apprécie ce projet et subventionne la traduction et la publication du roman Pixie. Ainsi, on lance un programme ayant pour but de tester cet outil. Au fil du temps, les chercheurs se rendent compte qu'il y a des textes proposés par Lipman qui ne sont pas compréhensibles pour les élèves. En effet, il s'est avéré que les supports pédagogiques élaborés pour un auditoire américain ne correspondaient pas à la réalité culturelle bulgare. C'est pourquoi, une partie des textes figurant dans l'édition originale du roman Pixie a été remplacée par des textes extraits de contes populaires bulgares, alors que d'autres ont été supprimés.
Les résultats de cette expérience, réalisée dans plusieurs écoles à Sofia, ont été positifs. Les professeurs observaient que les élèves ayant participé au programme avaient des compétences et une estime de soi qui progressaient, leur motivation d'apprendre était également en hausse, leurs savoir-faire communicatifs et langagiers s'amélioraient, alors que leur agressivité et leur anxiété diminuaient. (Karagueorguieva, 1997).
En 1992 ce programme fut approuvé et admis comme une discipline optionnelle proposée aux élèves de l'école élémentaire. En 1996 fût fondée l'"Association de développement de la philosophie pour enfants", qui constitue l'équivalent bulgare de l'Institut de Développement de Philosophie pour Enfants (IAPC) de New Jersey créé en 1974. Celle-ci devint membre du Conseil international de philosophie pour enfants et collabora très étroitement avec l'association autrichienne de philosophie pour enfants, ainsi qu'avec l'Université de Hambourg en Allemagne. Une des activités de l'Association est axée sur l'organisation d'ateliers de philosophie pour enfants destinés à des enseignants (Karagueorguieva, 1999).
Aneta Karageorguieva, maîtresse de conférences et enseignante à l'UFR de philosophie de l'Université de Sofia "Saint Clément d'Ohrid", est l'une des chercheur-se-s qui avaient lancé le programme de Lipman à l'école élémentaire en 1991. Quelques années plus tard, en 1997, elle fit publier une Anthologie de Philosophie pour enfants, destinée au travail pratique avec les enfants de 5 à 7, de 6 à 8, de 12 à 14 ans (Karagueorguieva, 1997). Cette anthologie comportait des extraits des textes des romans Elfie et Mark écrits par Lipman et The doll hospital écrit par Ann Margaret Sharp, ainsi que des exercices leur faisant suite. Plus tard, en collaboration avec deux institutrices, elle créa le programme "Eco-philosophie pour enfants" ayant pour but d'aider les enfants de l'école primaire et du collège à développer une culture écologique (Karagueorguieva, 2001).
A l'heure actuelle, au niveau universitaire, le programme de la philosophie avec les enfants est enseigné dans le cadre d'étude de licence en philosophie proposée par l'Université de Sofia "Saint Clément d'Ohrid", sous forme de spécialisation complémentaire. Le cursus est accompagné par un travail pratique effectué dans différentes écoles maternelles à Sofia. Durant ce travail, les étudiants ont la possibilité d'observer, voire de participer aux ateliers philosophiques destinés aux enfants, de la moyenne à la grande section.
III) Le rôle du psychologue scolaire
Durant mon expérience de psychologue scolaire (plus de 8 ans), j'ai pu observer et travailler avec des élèves de différents âges, de 7 à 18 ans. Malgré la particularité de chaque cas, j'ai pu observer des points communs entre les difficultés qu'ils/elles présentaient. Quels que soient les problèmes que l'élève avait à la maison ou à l'école, la vraie difficulté souvent pour lui/elle était de ne pas savoir comment les exprimer, à qui parler, comment gérer le flux d'émotions qui l'envahissait lors d'une situation stressante : conflit avec des parents, des professeurs, des camarades de classe, des examens etc. J'ai pu constater que pour surmonter les difficultés d'ordre personnel et empêcher l'apparition des situations conflictuelles à l'école, les élèves avaient besoin de travailler à la fois sur leur développement affectif, notamment sur l'identification et l'expression des émotions, et sur le développement de leurs compétences sociales. Pour bien saisir l'intérêt que représente pour les psychologues scolaires l'usage des débats à visé philosophique, j'expliciterai brièvement les situations dans lesquelles en tant que psychologues nous sommes amené-e-s à intervenir.
Les demandes adressées au psychologue peuvent être d'ordre personnel ou collectif. Elles varient selon l'âge des 'élèves. Ceux-ci peuvent s'adresser directement au psychologue ou lui être envoyées par leurs professeur-e-s, leurs parents ou les deux.
Dans ma pratique, les problèmes le plus répandus chez les élèves à l'école élémentaire sont :
- difficultés dans le processus d'apprentissage - manque de concentration, dyslexie, digraphie etc. ;
- difficultés avec l'adaptation à l'école primaire après le passage de l'école maternelle3 ;
- comportement agressif ou auto-agressif ;
- problème dans la communication provoquant des conflits entre les élèves d'une même classe ;
- élèves timides et mal intégrés dans la classe ;
- élèves anxieux.
Chez les élèves de niveau collège les problèmes rencontrés le plus souvent sont :
- difficultés d'adaptation après le passage de l'école élémentaire au collège4 ;
- conflits entre les élèves d'une même classe qui sont divisés en groupes ;
- baisse de la réussite scolaire ;
- agression et auto-agression ;
- problèmes de discipline en classe ;
- conflits avec les parents ou/et les professeur-e-s ;
- conflits personnels.
Chez les lycéen-ne-s, les problèmes sont très similaires à ceux des élèves du collège. On observe toutefois d'autres problèmes plus spécifiques concernant :
- l'expérimentation ou la consommation de drogues ;
- le comportement délinquant.
L'intervention du ou de la psychologue varie selon le cas, et peut être ponctuelle (une ou deux consultations dans l'année) ou se développer à plus long terme (tout au long de l'année scolaire). On donne des consultations individuelles, on travaille également avec des groupes d'élèves ou on combine les deux. Par exemple, les élèves agressifs et auto-agressifs, ainsi que les élèves anxieux, ont plus souvent besoin du travail individuel sur du long terme. Le travail en groupe est obligatoire quand on a des problèmes avec la discipline en classe et des conflits interpersonnels entre élèves d'une même classe. La combinaison de la consultation individuelle et du travail en groupe donne de bons résultats pour les élèves timides et mal intégrés dans la classe.
IV) L'application des discussions philosophiques dans ma pratique
L'école où je travaille est une école qui regroupe des élèves de niveau élémentaire, collège et lycée (7-18 ans). Y sont scolarisés environ 1100 élèves. C'est une école où on lance l'apprentissage des langues étrangères (anglais, français et allemand) à partir de la première année de l'école élémentaire.
J'ai pu mettre en place le premier atelier philo avec les élèves du lycée l'année scolaire 2013/2014. En ayant cette pratique avec les élèves de l'école élémentaire et du collège, je me suis dit que ce serait utile aussi d'essayer avec les élèves de lycée, en sachant qu'ils ont des besoins similaires. L'année précédente, j'avais créé un club de philosophie où les rencontres se déroulaient en dehors des cours scolaires. Les élèves participaient volontairement, sans aucune obligation institutionnelle.
Deux buts principaux ont motivé la création du club. Tout d'abord je voulais créer un espace de parole où les élèves puissent s'exprimer, communiquer et échanger avec des élèves d'autres classes sur des sujets qui les intéressent, comparativement à ce qu'ils peuvent faire en classe. Deuxièmement, ce groupe pouvait aider mon travail psychologique avec des élèves ayant besoin du travail en groupe. Il y avait des élèves avec qui j'avais des consultations individuelles, mais qui avaient en même temps besoin de travail en groupe. C'était des élèves qui avaient tendance à s'isoler dans la classe, qui avaient du mal à parler devant un public, qui avaient des difficultés à créer des amitiés ; leurs résultats scolaires étaient en baisse et parfois ils cumulaient de nombreuses absences des cours. Une fois créé, cet espace visait à permettre à ces élèves d'être inclus dans une communauté où tout le monde avait le droit de s'exprimer en sécurité et pouvait être écouté.
Le groupe des lycéens et lycéennes était composé de 10 élèves qui venaient de différentes classes de seconde et terminale. Leur âge variait de 15 à 17 ans. Les rencontres avaient lieu une fois par semaine et duraient environ 40-60 minutes en fonction du sujet abordé. Lors de la première rencontre, les élèves devaient se présenter en parlant de leurs intérêts, leur hobby, ils pouvaient exprimer leurs motivations à participer au groupe et aussi parler de leurs attentes concernant ces échanges en groupe. La présentation personnelle en début de séance aidait les élèves à se connaitre. Après celle-ci, on passait au choix des règles de fonctionnement du groupe. Tout d'abord, les élèves faisaient leurs propositions, puis on les discutait et à la fin on votait pour choisir les règles à respecter sur lesquelles tous les participants étaient d'accord.
Ont été ainsi choisies : "On s'écoute" ; "Chacun a le droit d'avoir une opinion personnelle et il est important de l'exprimer" ; "On accepte les différents points de vue" ; "On participe régulièrement aux discussions hebdomadaires". Le choix des règles était un moment important. Il posait le cadre de notre futur travail, nécessitant la participation active des élèves et leur engagement personnel. Les discussions commençaient avec le choix du sujet qui était proposé par eux-mêmes. Les questions proposées étaient notées sur le tableau. Une fois toutes les questions notées, chacun-e commençait à proposer des réponses. Parmi les sujets discutés, il y avait : "Qu'est-ce-que la peur ?" ; "Qu'est-ce-que l'amour ?" ; "L'amour et le sexe" ; "Qu'est-ce-que l'amitié ?" ; "Qu'est-ce que être parent ?" ; "Qu'est-ce que la religion ?" etc.
Au début il n'était pas facile pour les lycéen-ne-s de respecter les règles, bien que ce soit eux-mêmes qui les aient choisies. Ils avaient tendance à ne pas s'écouter attentivement, à s'interrompre, à prendre la parole sans trop réfléchir au préalable à ce qu'ils souhaitaient dire, ils n'avaient pas l'habitude de donner des exemples pour illustrer leurs propos. Certains élèves avaient tendance à trop parler tandis que d'autres, au contraire n'osaient pas prendre la parole. Il était difficile pour eux d'approfondir la discussion et de remettre en cause ce qu'ils pensaient déjà connaître. Parfois on avait l'impression de tourner en rond. A différentes occasions, des opinions s'affrontaient et je devais intervenir pour éviter que des conflits personnels s'installent. En faisant la comparaison entre les lycéens et les élèves de l'école élémentaire et du collège, je peux dire que ces derniers ont progressé plus rapidement dans le débat, tandis que les lycéens avaient besoin de plus de temps ; ils avaient plus de barrières à surmonter (différents types de stéréotypes, peur de l'avis des autres etc.). Cela a changé progressivement. Les aider à formuler des questions et à en débattre leur a permis de progresser dans leur réflexion. Vers la fin de l'année, j'ai observé qu'ils acceptaient plus facilement un point de vue différent. J'ai pu aussi observer, comme en France, que les élèves qui n'osaient pas prendre la parole au début du dispositif sont devenus plus actifs, tandis que ceux qui parlaient trop ont commencé à davantage écouter les autres.
Les relations entre les participants du groupe ont été consolidées par un projet commun à réaliser en fin d'année scolaire : la création du livre du club avec pour titre La vie est entre nos mains (traduction du bulgare). Chaque élève devait choisir l'un des sujets abordés durant l'année et écrire un texte sous forme d'essai ou de poème pour être publié dans le livre5. Le livre était présenté officiellement devant un public composé des professeurs, des membres de la famille, des camarades de classe et des amis.
V) Présentation d'un cas particulier
Je présente brièvement le cas d'une élève avec qui j'ai travaillé deux ans et demi. Pour respecter son anonymat, je n'utiliserai que la première lettre de son prénom.
A. est une élève de 18 ans. Notre première rencontre a eu lieu quand elle avait 14 ans. Elle est venue dans mon cabinet pour prendre rendez-vous. Lors de la première consultation, j'ai compris qu'elle vivait beaucoup de stress provoqué par des conflits aigus entre ses parents, qui étaient séparés depuis un an. Elle vivait avec sa mère et elles avaient souvent des conflits. Avec son père A. arrivait à mieux communiquer. A part les problèmes familiaux, A. avait des problèmes de santé. A 13 ans on avait diagnostiqué son arthrite. Elle avait aussi du mal à contrôler son alimentation lors des repas. Elle avait tendance à trop manger et prenait du poids. A l'école A. n'avait pas d'ami-e-s, elle se sentait seule. Il lui arrivait souvent d'arriver en retard à l'école. Lorsqu'elle ressentait une forte colère, elle devenait auto-agressive et s'écorchait les bras. Cela l'aidait à se calmer. Elle avait aussi des idées suicidaires.
Les consultations avec A. ont continué jusqu'à la fin de l'année scolaire. On se voyait une ou deux fois par semaine. J'ai pu constater qu'à la fin d'année elle était devenue plus calme, ses résultats scolaires se sont améliorés et elle n'arrivait plus en retard pour les cours. Malgré cela, elle continuait à se sentir seule et incomprise, il lui manquait la confiance en soi. Les difficultés dans la communication avec ses pairs n'étaient pas encore surmontées. C'est pourquoi l'année d'après, nous avons continué avec les consultations individuelles tout en l'incluant dans le groupe de débats philosophiques, dont j'ai parlé précédemment. Ce groupe lui permettait de communiquer avec des élèves de son âge ou proches de son âge dans une atmosphère informelle et surtout bienveillante. Progressivement, A. est devenue très active dans les débats. Elle a commencé à exprimer plus aisément son avis, elle témoignait de plus en plus de confiance en soi, elle a peu à peu trouvé des amis parmi les membres du groupe. Elle a produit deux textes dans le livre du club : un en 2014 et l'autre 2015.
Je voulais avoir son avis individuel sur la pratique des débats philosophiques dans notre groupe. Voici des exemples de ce que dit A. :
"...Pour moi, l'atelier de philosophie est l'endroit où un enfant peut se sentir libre et s'exprimer. Toutefois, pour que cela soit possible, il faut respecter quelques règles assez simples dont écouter les autres et respecter leur opinion.
C'est grâce à l'atelier de philosophie que j'ai vraiment pris conscience du fait que je ne suis pas la seule personne au monde qui éprouve tels ou tels sentiments ou qui réfléchit de telle ou telle manière. A travers nos échanges, sans effort, j'ai commencé à apprendre comment communiquer avec les autres, comment faire pour ne pas les vexer ou pour leur montrer que je respecte leur opinion.
La philosophie avec enfants est un moyen permettant de montrer aux enfants ou peut-être permettant aux enfants de montrer que le monde où nous vivons est grand et complexe et que tout y est possible. La philosophie pour enfants est en quelque sorte aussi un moyen permettant de toucher à l'âme de l'enfant. L'atelier est l'endroit où les adolescents ont la possibilité de découvrir par eux-mêmes leur propre âme et de se rappeler qu'ils sont en dehors de l'influence exercée par les parents, le système scolaire et la société. Au risque de me répéter, je dirais encore une fois que les deux règles évoquées ci-dessus sont très importantes. Il est important de souligner que les choses dont je parle, ne se réalisent pas dès la première réunion de l'atelier. Il faut de la patience pour que chacun s'y sente compris et en sécurité et puisse établir des liens avec les autres membres du groupe. Les disputes sont inévitables, mais l'objectif principal de l'atelier est l'expression de soi sans agression".
Conclusion
Le recours aux débats philosophiques dans mon travail est une expérience positive. Les effets observés en France à l'école maternelle et à l'école élémentaire sont également constatés à Sofia. L'animation des débats m'a permis d'observer de plus près le comportement des élèves dans le groupe, l'évolution de leurs relations et d'intervenir, si nécessaire, d'une manière indirecte sans être intrusive. Lors des débats, les élèves ont enrichi leur point de vue et ont développé leurs compétences en matière de communication interpersonnelle - s'écouter, parler devant un public, poser des questions et faire des commentaires. Ils sont devenus plus confiants en eux-mêmes, ce qui était très importent pour moi. Beaucoup de mes collègues-professeur-e-s ont pris connaissance de ce travail et ont apprécié les ateliers. Certains d'entre eux ont motivé leurs élèves à y participer ; ce qui me permet de continuer à exercer la pratique de la philosophie aujourd'hui et d'en faire un objet de recherche, dans le cadre de la réalisation d'un doctorat en sciences de l'éducation et psychologie.
N.B. : Le doctorat de Lyudmila Tsvetkova est réalisé en cotutelle internationale sous la direction de Cendrine Marro, maitresse de conférence HDR, Université Paris Nanterre et Yoana Yankoulova, professeur, Université de Sofia "Saint Clément d'Ohrid". Sujet de thèse : "L'influence du training socio-psychologique sur le développement cognitif et personnel des élèves".
(1) 10èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques.
(2) "Philosopher pour développer le langage" (2011). L'école
aujourd'hui. Consulté à l'adresse :
http://lea.nathan.fr/print/metier-denseignant/focus-sur-les-apprentissages/philosopher-pour-developper-le-langage.
(3) En Bulgarie, l'école est obligatoire à partir de 7 ans (Loi sur
l'éducation préscolaire et scolaire qui est en vigueur depuis le 1er
août 2016). Si l'enfant a 6 ans, il peut commencer sa formation en CE1 à
condition qu'il réponde aux critères concernant les aptitudes scolaires
à ce niveau. La Classe préparatoire est obligatoire, elle commence à 5
ans et dure 2 ans. Elle peut être suivie soit dans l'école maternelle,
soit dans l'école élémentaire, mais le régime du travail et beaucoup
plus allégé par rapport au régime que les élèves ont au CE1. C'est
pourquoi le passage de l'école maternelle à l'école élémentaire peut
provoquer des difficultés scolaires pour certains élèves, vu qu'ils sont
confrontés à un nouveau milieu social où le dynamique du travail change.
(4) En Bulgarie l'école élémentaire dure 4 ans (de 7 à 10 ans) et les élèves
sont suivies par un-e professeur-e principal-e durant cette période-là.
A partir du collège, le nombre des cours augmente, les professeur-e-s
changent, y compris le/la professeur-e principal-e. Ces conditions
exigent plus d'efforts et de responsabilités que certains élèves ne sont
pas capables de surmonter sans être aidés.
(5) Le financement de l'impression du livre était assuré à l'aide d'un
programme lancé par le Ministère de l'Education et de la Science pendant
la période 2012-2015, avec l'aide financière du Fonds social européen.
Ce programme nous a permis de créer et d'imprimer trois volumes du livre
(2013, 2014, 2015).