Dans le cadre d'une recherche en sciences de l'éducation, nous proposons un atelier de philosophie à des élèves adultes incarcérés dans une maison d'arrêt de la banlieue lyonnaise. En prison, l'enseignement a pour objectif principal de préparer le détenu à la sortie et de lui permettre de comprendre le monde dans lequel il vit. C'est dans cette optique que s'inscrit notre travail de recherche. Notre question centrale est : "Dans quelle mesure la mise en oeuvre d'une éducation aux valeurs auprès d'élèves majeurs incarcérés peut-elle participer à leur développement moral ?". L'éducation aux valeurs doit amener les élèves à savoir argumenter à propos de leurs propres valeurs et à connaître celles d'autrui, en vue de les comprendre. Une didactique des valeurs a pour fonction l'enseignement des valeurs morales fondamentales. L'objet de cette didactique, c'est d'aider à former à la citoyenneté, en vue de faire émerger des citoyens responsables1 (Mougniotte, 1994).
Dans un premier temps, nous abordons la théorie du développement moral élaboré par L. Kohlberg2 (1981), ainsi que les recherches menées sur la dimension émotionnelle dans le jugement moral. Dans un deuxième temps, nous présentons le dispositif pédagogique mis en place autour du dilemme moral. Dans un troisième temps, nous procédons à un point méthodologique concernant notre recherche. Enfin, nous présentons l'analyse de séances conduites autour des dilemmes moraux avec les élèves.
I - Les théories du développement moral
En prison, l'élève majeur incarcéré a transgressé la loi en commettant un délit ou un crime. Il paraît donc intéressant d'appréhender à quel niveau de développement moral il se situe, afin de favoriser son évolution vers un niveau supérieur. Afin d'appréhender cette évolution éventuelle, nous nous appuyons sur les travaux de L. Kohlberg (1981), qui a mené des recherches sur le développement moral. Selon lui, le jugement moral du sujet évolue selon différents niveaux de réflexion, en fonction de l'âge. Le premier niveau correspond au stade égocentrique de l'enfant jeune. L'enfant perçoit alors les règles et les attentes sociales comme extérieures à lui. C'est la période de soumission, dans le seul but d'éviter la punition. L'enfant va passer progressivement du stade de la soumission à celui du respect des règles, mais seulement quand elles vont dans le sens de ses propres intérêts. Le second niveau, dit conformiste, correspond à la capacité de respecter les usages et les lois de la société dans laquelle on vit. Ce niveau se construit à l'adolescence. L'adolescent va passer du désir d'être bien vu et respecté par les personnes détentrices de l'autorité au respect des lois correspondant à l'esprit de discipline, au consentement à suivre la règle. Le troisième niveau s'acquiert normalement au début de l'âge adulte : la personne devient autonome dans l'exercice du jugement moral. L'adolescent ou l'adulte, à ce troisième niveau, vont évoluer progressivement du respect des règles garantissant les droits et la liberté de conscience à l'action choisie selon des principes éthiques universels.
La théorie de Kohlberg s'appuie sur le concept kantien d'"impératif catégorique". En effet, l'homme dispose d'une faculté essentielle qui lui permet de s'élever face à ses désirs. C'est la raison, qui est l'obligation morale et qui impose le devoir à accomplir. Le paradigme intuitionniste s'oppose à cette conception3 (Haidt, 2001). Le sujet est conscient de son jugement moral, mais pas des différentes étapes de traitement, ni des principes qui les guident4 (Cova, 2011). Le jugement serait donc le résultat de processus mentaux involontaires, inconscients et automatiques. En résumé, il peut exister un conflit chez les sujets, entre émotions et raisonnement qui influent sur les jugements moraux. Dans notre recherche, nous distinguerons les différents types de dilemmes moraux suivant la classification5 adoptée par Greene et Al (2008). Ces chercheurs ont classé les dilemmes en "personnels" ou "impersonnels". Les premiers sont incarnés dans des situations impliquant une action directe sur une personne en l'instrumentalisant. Les seconds n'impliquent pas d'action directe sur une personne. Les dilemmes personnels comportent des dilemmes à haut niveau de conflit personnel, dans lesquels il y a une action directe sur une personne, et les dilemmes à faible niveau de conflit personnel, dans lesquels il n'y a qu'une action indirecte sur une personne6.
Pour Jonathan Haidt, les émotions morales sont en lien avec autrui, et possèdent une dimension sociale. Ces émotions peuvent être tournées vers soi ou dirigées vers autrui. Haidt a proposé une classification de ces émotions7 (2003). Les émotions auto-conscientes (honte, embarras, culpabilité, fierté) sont déclenchées par les évènements interpersonnels négatifs ou positifs dont la cause est attribuée à soi. Les émotions d'évaluation d'autrui sont, pour leur part, composées d'émotions à valence positive (gratitude, admiration) et à valence négative (colère, indignation, mépris, dégoût). Enfin, il y a les émotions de souffrance d'autrui, qui sont la compassion et l'empathie.
II - Le dilemme moral
Un dilemme moral8 est un problème qui place un sujet devant le choix d'un jugement ou d'une action, choix qui entraînera une conséquence pour autrui (Leleux, 1994). Il présente une histoire dans laquelle vont s'opposer des critères de nature légale et des critères de nature morale9 (Lehalle, Aris, Buelga, Musitu, 2004). Cette situation de dilemme amène invariablement le sujet à opérer un choix qui ne peut être qualifié de "bon" ou de "mauvais". Pour Kohlberg, ce qui est important, ce n'est pas le choix opéré par le sujet, mais la justification qui est apportée, les arguments qui sont convoqués.
Il convient à présent de présenter les modalités pédagogiques de notre travail. Nos ateliers de philosophie prennent appui sur les travaux de Michel Tozzi10 (2002), dans le cadre de la discussion à visée philosophique. Pour cet auteur, atteindre une visée philosophique, c'est travailler sur des processus de pensée réflexifs. Le premier processus de pensée à travailler avec les élèves est la problématisation. " C'est la capacité à interroger ses opinions et à relativiser leur évidence par le doute (ce que permet la confrontation avec l'autre), à analyser leurs présupposés et conséquences ; à questionner les préjugés ; à comprendre en quoi une question pose problème, à entrer dans une attitude de recherche, portée par un souci de vérité". Le deuxième processus de penser à travailler est la conceptualisation. "Conceptualiser, c'est tenter de définir une notion, lui donner un contenu de signification. (...) Pour conceptualiser une notion, il convient d'en exprimer sa représentation spontanée puis de la confronter à d'autres, de manière à en prendre conscience et à la faire travailler au contact de l'altérité". Le troisième processus à travailler avec les élèves est l'argumentation. " Argumenter, c'est fonder ce que l'on affirme sur des arguments rationnels, répondre aux objections pertinentes que l'on nous fait, faire nous-mêmes des objections sensées à d'autres thèses soutenues ".
Le dispositif pédagogique11 prend appui sur un dilemme moral qui est proposé à la classe (Pettier, 2004). Des questions de compréhension sont posées, afin de s'assurer de sa bonne compréhension. Ensuite, l'enseignant pose la question sous forme alternative : le sujet doit-il préférer cette voie ou une autre ? Les élèves doivent alors choisir et argumenter leur choix. Après clarification par des questions pertinentes, les dilemmes vont générer une discussion entre les élèves, qui vont confronter leurs points de vue en les argumentant (Pettier, 2004). L'enseignant guide la discussion en questionnant les élèves sur leurs positionnements, et en les incitant à clarifier les valeurs convoquées. Des apports conceptuels sont introduits, afin de créer une culture commune entre les participants. Des questions d'extension du dilemme moral seront ensuite posées aux élèves, en faisant varier les paramètres de la situation.
III - Méthodologie de la recherche.
Le public de notre recherche est représenté par les six élèves présents à l'atelier de philosophie de la maison d'arrêt. Ces élèves sont des détenus prévenus (en attente de jugement) ou des détenus condamnés (parfois à de longues peines), en attente d'un transfèrement en établissement pour peines. La méthode d'analyse retenue est l'analyse de contenu12 (Robert et Bouillaguet, 1997). La visée de cette méthode qualitative est d'accéder à la compréhension fine des propos des élèves, au-delà de leurs significations premières, en nous centrant sur une analyse thématique. Notre analyse est catégorielle, c'est-à-dire qu'elle s'appuie sur des opérations de découpage du texte en unités de sens, ainsi que de classification de ces unités dans des catégories. L'unité de codage retenue dans le cadre de notre recherche est le thème. Il aboutit à la classification et au dénombrement d'items de sens13 (Van Campenhoudt et Quivy, 2015). Les catégories retenues correspondent aux valeurs définies dans les stades de développement moral élaborés par Lawrence Kohlberg. Nous définissons les valeurs comme étant les principes considérés comme méritant ou exigeant d'être respectés, ceux par référence auxquels on dirige sa conduite et on émet des jugements (Mougniotte, 1994).
IV - Analyse des séances sur le dilemme moral.
Il convient à présent de rappeler que ces élèves scolarisés sont incarcérés pour des actes délinquants ou criminels ; à ce titre, ils ont transgressé la loi. Se pose la question du stade de développement moral des élèves. D'après leur âge, leur stade de développement devrait correspondre au niveau conventionnel, voire au niveau post conventionnel. Or, les recherches de Kohlberg et de ses disciples ont montré que la plupart des adultes ne parviennent pas au stade post conventionnel. De plus, ces adultes incarcérés ont transgressé, parfois gravement, la loi. Se situent-ils au stade égocentrique de l'enfant jeune, faisant passer leurs intérêts individuels avant l'intérêt collectif ? Ou ont-ils perçu la nécessité de l'accomplissement de leurs devoirs en société en vue d'entretenir le bien être du groupe ? Peut-être même ont-ils réellement intégré des principes éthiques universels, tout en commettant des actes répréhensibles ?
Afin de mener à bien notre recherche, nous avons proposé des dilemmes moraux impersonnels et des dilemmes moraux personnels, à faible et à haut niveau de conflit (Greene et Al, 2008). En effet, il est important de prendre en compte l'incidence de la dimension émotionnelle sur le jugement moral des élèves. A cette fin, nous proposons alternativement des dilemmes personnels et des dilemmes impersonnels.
Le dilemme moral impersonnel.
Lors du dilemme moral sur le don d'organe, quatre élèves étaient présents : M. Samuel, M. Albert, M. Manuel et M. Kamel. Ce dilemme est qualifié d'impersonnel dans la mesure où le participant n'a pas à réaliser une action directe sur le sujet. Selon les recherches sur le jugement moral, les processus de raisonnement sont davantage activés que ceux concernant les émotions dans un dilemme impersonnel.
John Mac Hinkley est un footballeur professionnel connu. Son frère, Gary, a une maladie grave, une dégénérescence des tissus rénaux qui nécessite une greffe de rein. Sans greffe de rein, Gary a une espérance de vie très limitée. Les médecins n'ont pas trouvé de donneur compatible dans la liste des donneurs d'organes. Ils sollicitent donc John pour qu'il donne un rein à son frère. Cette opération est sans risque pour la vie de John, mais elle mettra fin à sa carrière de sportif de haut niveau. Que devrait faire John ? Sacrifier sa carrière et renoncer à ce dont il a toujours rêvé ? Refuser le don d'organe et demander aux médecins qu'ils attendent un donneur potentiel au risque de se sentir responsable de la mort de son propre frère ? |
M. Samuel a pris la parole en premier : " Ben, s'il touche pas beaucoup, il peut, abandonner sa carrière... Ben, il dit à son frère, et ben tant pis, moi je touche beaucoup d'argent, je m'occuperai de ta famille, tes enfants et tout, et puis voilà". Son positionnement est empreint d'égocentrisme et d'auto-centrisme. Il semble décidé à laisser mourir son frère afin de continuer à gagner beaucoup d'argent. M. Kamel se prononce en faveur du respect supérieur de la vie humaine : " C'est-à-dire ben... Que j'aurai donné mon rein. J'aurai stoppé ma carrière ". Quant à M. Albert, il est en accord avec l'argument donné par M. Samuel : " Ouais, je rejoins M. Samuel. Si financièrement, il peut mettre toute la famille à l'abri...". Son positionnement est donc pré-conventionnel, cherchant à satisfaire son intérêt personnel. Suite à l'échange avec les autres élèves, M. Samuel déclare à présent être prêt à changer de positionnement : " Je sais pas, ils sont en train d'me, d'me rentrer dans le coeur là... Là, ils m'ont fait comprendre que, la vie familiale, c'est, ça passait avant tout...". Ses propos sont empreints d'empathie, une émotion de perception de la souffrance d'autrui, en l'occurrence de celle d'un membre de sa famille. M. Samuel décide de proposer une autre variante au dilemme moral. Dans sa proposition, le frère est d'un âge avancé. M. Manuel répond soudainement : "... Soixante-dix ans, je le laisse crever, frère !". Le positionnement de M. Manuel a été immédiat, l'intonation de la phrase est forte, le ton assuré et ferme. Cette réaction émotionnelle peut être qualifiée de mépris, elle entraîne des propos empreints d'irrespect et de moquerie à l'égard de la personne concernée. Les propos utilisés sont sans nuance : "Je le laisse crever, frère !". L'argument avancé par cet élève le positionne clairement sur le stade de la satisfaction de ses intérêts propres, en adoptant un point de vue égocentrique et en se plaçant dans une position de toute-puissance. A ce stade de la discussion, nous apportons quelques éléments de clarification sur les conditions du don d'organes. M. Kamel se positionne en faveur du don d'organe, et ce quel que soit l'âge de son frère. Nous lui demandons de clarifier les valeurs qui orientent son choix. Il précise que la valeur du respect inconditionnel de la vie humaine prévaut, quelles que soient les hypothèses retenues dans le dilemme moral. M. Manuel, qui ne partage pas du tout son positionnement, déclare alors " Arrêtez, quoi, trois cent mille euros par mois, à soixante-dix piges, il va crever, arrêtez, arrêtez !". La dimension émotionnelle interfère, chez cet élève, avec les processus cognitifs liés au raisonnement. Le vocabulaire émotionnel utilisé est fort : "... Il va crever, arrêtez, arrêtez !". Ainsi, la satisfaction de son intérêt personnel prédomine sur la prise en compte du bien-être d'autrui chez M. Manuel. Nous proposons une nouvelle variante à ce dilemme. En échange du don du rein, le donneur reçoit une grosse somme d'argent. M. Kamel déclare : " Tout est rapport à l'argent ". Il semble déplorer cet état de fait, qui pour lui, est incompatible avec les valeurs humanistes. M. Manuel avance alors un nouvel argument : " Ben j'irais acheter quelqu'un dans un autre pays, et je lui prends son rein, voilà, qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'y a ? Voilà...". Nous lui demandons de reformuler son propos, il nous confirme la possibilité d'aller acheter un organe à l'étranger : "...La queue, dans un pays, on leur donne tous cinquante euros chacun, ils vont tous faire des analyses, vous inquiétez pas, cinquante euros !". Son argumentation le positionne une fois de plus sur un mode de pensée pré-conventionnel, avec des principes tels que l'égocentrisme et la toute-puissance. A l'issue de la discussion, nous demandons à nouveau le positionnement de chaque élève. M. Samuel a changé d'avis : " Ben c'est-à-dire que, j'avais un avis en, en début de, du cours, et puis là, ils m'ont fait un peu changer d'avis... Je voulais masquer le côté sentiment mais il, il remonte". Cet élève montre qu'il est sensible aux valeurs familiales, ce qui confirme son positionnement sur un niveau de développement moral conventionnel correspondant au respect des attentes interpersonnelles, en l'occurrence celle de la famille. M. Kamel ironise : " Ben, il avait un avis financier, il est passé à un avis sentimental". Cet élève est resté sur le même positionnement post conventionnel tout au long de la discussion, avec comme principe supérieur le respect de la vie humaine. Il est capable de clarifier la valeur qui préside à son choix : " Moral ". M. Manuel est resté, pour sa part, sur un positionnement moral que l'on peut qualifier de pré conventionnel. Quant à M. Albert, qui s'est peu exprimé au cours de la discussion, son positionnement est davantage conformiste, tendant à répondre aux attentes de son groupe d'appartenance, la famille.
Le dilemme moral personnel à "faible niveau de conflit"
Quatre élèves étaient présents lors du dilemme moral du chirurgien : M. Laurent, M. Manuel, M. Samuel, et M. Kamel. Ce dilemme moral est qualifié de personnel, dans la mesure où il implique une action du participant sur le protagoniste de l'histoire.
Un brillant chirurgien spécialiste des transplantations a cinq patients nécessitant chacun un organe différent sans lequel il mourra. Malheureusement, aucun organe n'est disponible pour ces transplantations. Une personne sans domicile fixe arrive pour un contrôle médical de routine. Pendant l'examen, le chirurgien note que tous ses organes sont compatibles avec les cinq patients mourants. Supposons par ailleurs que, si le SDF venait à disparaître, personne ne suspecterait le médecin. Soutenez-vous la morale du médecin de sacrifier ce SDF et d'utiliser ses organes pour sauver la vie des cinq personnes ? |
M. Kamel s'exprime en premier : " Moi, je, voilà, une personne, c'est une personne, c'est un être humain, SDF ou pas". Il exprime un point de vue en faveur du respect de la vie humaine. M. Manuel prend la parole " Ben, de, de lui donner une somme euh, une coquette somme d'argent pour voir si, s'il pourrait, me donner ses organes". Cet élève argumente sur un mode de pensée égocentrique, l'important pour lui étant de sauver sa propre vie. M. Samuel exprime alors son désaccord : " Non, parce que c'est considéré comme euh, comme un meurtre...". Pour cet élève, il ne semble pas moralement acceptable de tuer une personne pour sauver la vie de cinq autres personnes. M. Laurent répond à son tour : " Ça se fait pas. Ben, un SDF, il est au même niveau que tout le monde... Il a le droit à sa vie ". Ainsi, il met en avant le respect inconditionnel de la vie humaine. M. Kamel estime, pour sa part, que le SDF " Non, faut le laisser en vie, on va pas tuer des gens, c'est un assassinat ". M. Laurent confirme " C'est un assassinat !". M. Manuel estime pour sa part que "...Si c'est le mec, il a commis des crimes atroces, ou si c'est un pédophile euh, je lui prends tous ses organes ". M. Samuel acquiesce : " La question, elle se pose même pas...". M. Manuel reprend son argumentation : " Voilà, si le mec, il a, il a tué au moins dix personnes dans sa vie euh, je vois pas, je vois pas lieu de laisser vivre une bête comme ça, non ?". M. Kamel est d'accord avec lui : "... Pédophilie, assassinat d'enfants, machin, sans pitié". L'aspect émotionnel transparait fortement dans les réponses avec l'emploi des termes " pédophilie ", " assassinat d'enfants ", " sans pitié ", " crimes atroces ", " une bête". L'émotion provoquée chez ces élèves est le dégoût. Pour eux, la commission d'un acte pédophile ou d'un assassinat en série doit être jugée plus sévèrement que d'autres crimes. Leur mode de pensée est centré sur la toute-puissance. M. Laurent ne partage pas leur conception morale " Quoi qu'il ait pu faire, c'est pas notre problème ! Non, c'est pas à moi de juger !". A ce stade de la discussion, M. Manuel apporte un nouvel argument : " Ben, si c'est un mec qui a fait des attentats comme à Nice... On prend les organes de ceux, malheureusement, qu'il aura tués ". Son positionnement surprend les autres élèves. M. Manuel insiste alors : " Mais il a déjà tué, donc, y a des gens qui sont morts. Donc leurs organes, autant leur prendre". M. Laurent réagit immédiatement en déclarant "... Non mais là, tu vas trop loin !". M. Samuel déclare au sujet de M. Manuel " Il est fou lui ! Non, mais respecte-les quand même, ils sont morts, au moins, respecte-les !". Le temps de réaction de M. Laurent et de M. Samuel est très rapide. Les termes employés sont forts : " Tu vas trop loin !", " Il est fou lui !", " Respecte-les !". Les élèves du groupe sont en désaccord profond avec les arguments de M. Manuel. L'émotion suscitée par ses propos est l'indignation. M. Manuel ne semble pas faire preuve d'empathie ou de compassion dans cette situation, peut-être est-ce la conséquence d'un déficit d'émotion envers autrui. Ses arguments le réfèrent donc à un niveau de développement moral pré conventionnel, qui mobilise un raisonnement dans lequel l'instrumentalisation de la vie humaine est tout à fait envisageable. Nous demandons alors aux élèves si leur positionnement resterait le même si le malade était un membre de leur famille. M. Samuel, qui est très sensible aux valeurs familiales, déclare " Je pense, j'aimerais, j'aimerais bien qu'on sauve un membre de ma famille, voilà, moi, je suis beaucoup famille...". Cet élève adopte clairement un raisonnement conformiste, en répondant aux attentes interpersonnelles de son groupe d'appartenance, à savoir sa famille. Pour M. Kamel " Il est pas malade, il a sa santé, qu'il fasse sa vie, hein !". Son argument se réfère en faveur du respect inconditionnel de la vie humaine. Quant à M. Laurent, il n'a pas varié de positionnement tout au long de la discussion, en avançant des arguments se référant à un niveau de développement moral post conventionnel, basé sur le principe du respect supérieur de la vie humaine.
Le dilemme moral personnel à "haut niveau de conflit"
Cinq élèves étaient présents lors du dilemme moral du soldat : M. Samuel, M. Albert, M. Manuel, M. Kamel et M. Dacy. Ce dilemme moral est qualifié de personnel, dans la mesure où il implique une action du participant sur le protagoniste de l'histoire. Il est qualifié de dilemme à haut niveau de conflit personnel, l'action du participant sur le sujet étant directe. La dimension émotionnelle dans les raisonnements des élèves devrait donc être très présente.
Dilemme moral du soldat
Vous êtes le chef d'un petit groupe de soldats. Vous êtes sur le chemin de retour d'une mission accomplie en territoire ennemi, quand un de vos hommes tombe dans un piège tendu par l'ennemi, et est gravement blessé. Le piège est connecté à un appareil radio qui a déjà alerté l'ennemi de votre présence. Les soldats ennemis vont bientôt arriver vers vous. Si les soldats ennemis trouvent votre blessé, ils le tortureront et le tueront. Le blessé supplie que vous ne le laissiez pas derrière, mais si vous essayez de l'emmener avec vous, tout votre groupe sera capturé. La seule façon d'empêcher que ce soldat blessé ne soit torturé est de l'abattre vous-même. Est-il acceptable, selon vous, de tuer ce soldat pour l'empêcher d'être torturé par l'ennemi ?
M. Manuel débute : " Ben, au lieu d'être tous capturés, et d'être tous torturés à notre tour... et ben, je pense que, faut, faut, faut l'achever... Et pour éviter euh, qu'on se fasse tous choper, quoi". Son argumentation laisse transparaitre un mode de pensée autocentré, l'important pour cet élève étant de sauver sa vie. M. Samuel répond alors " Moi, c'est de le prendre avec nous, hein... Ben, c'est pas grave, on meurt avec lui quoi, voilà...". M. Kamel est du même avis " Ouais, faut se battre, faut se battre...". M. Manuel n'est toujours pas d'accord avec l'option choisie par ces deux élèves : "... Oh, vous arrivez pas à comprendre, vous êtes butés ! Voilà, donc, vous allez tous mourir !". M. Manuel a répondu très rapidement, l'émotion suscitée chez lui par le positionnement des deux autres élèves est la colère. M. Samuel ne change pas d'avis : " Oui, mais on reste avec lui ! Si c'est toi, je te laisse ? Voilà, si c'est toi, je te laisse ?". Il choisit d'impliquer M. Manuel dans la situation, ce à quoi ce dernier répond " Ben, tu me laisses". M. Manuel répond froidement et avec détachement. M. Kamel reprend son argument premier " Ouais, faut le prendre ". Nous lui précisons que dans ce cas, le groupe ennemi va arriver rapidement sur eux. M. Samuel répond " Non mais, on est armé, on va se battre !". Ces deux élèves adoptent comme principe la solidarité envers un membre de leur groupe d'appartenance. Nous demandons l'avis de M. Dacy, qui estime qu'il est difficile de se projeter dans une situation fictive, et qu'en situation réelle, la prise de décision serait peut être différente " Moi, je pense que c'est le genre de situation où, faut être au pied du mur pour vraiment... Là, comme ça, on peut pas savoir...". M. Manuel reste sur le même positionnement : " J'essaie d'être le plus réaliste possible, en, en inspectant l'histoire... Si on est une quinzaine pour un mec euh, tu vas perdre une quinzaine pour un mec en tant de guerre...". Nous rappelons que ce dilemme moral est à haut conflit personnel, le chef du groupe ayant une action directe à réaliser sur le sujet de l'histoire (le soldat). Or les recherches ont montré qu'en situation d'acteur dans un dilemme moral personnel, la majorité des personnes choisit de ne pas exercer une action directe sur le sujet. Pourtant, M. Manuel opte pour l'action directe sur le soldat. Nous pouvons appréhender la dimension rationnelle de sa décision : "...Tu vas perdre une quinzaine pour un mec en tant de guerre...". M. Dacy confirme son choix " Après, peut être aussi que, les soldats en face vont récupérer des informations via ce soldat, qui vont faire que nous, on va tout perdre derrière, mais c'est...". Cet élève met également en oeuvre les processus cognitifs du raisonnement en envisageant la possibilité de préserver la vie du plus grand nombre de personnes. M. Albert se positionne : "... On est là pour se battre, on est en guerre, on va pas laisser un collègue, ce serait lâche et salaud...". Son argumentation convoque la situation particulière de la guerre, son mode de pensée est conformiste. Les termes employés par cet élève sont sans nuance : " lâche " et " salaud". Pour M. Manuel, les autres élèves du groupe ne se rendent pas compte des risques générés par la situation "...C'est mort, on se fait tous crever. C'est cuit, tu vas pas te battre... On le fume, on le tue !". Nous introduisons alors une variante au dilemme moral, à savoir le fait que le soldat blessé est un membre de la famille. M. Kamel déclare ne pas vouloir abandonner le soldat blessé, qu'il s'agisse ou non d'un membre de sa famille : "... Ben, je l'abandonne pas, moi". M. Manuel exprime soudain un avis contraire à son positionnement initial : " C'est pas grave, je condamne tout le monde ! Pour mon frère ... je serais prêt à tuer quinze personnes ou trente personnes ". La dimension émotionnelle prend clairement le pas sur la dimension rationnelle au niveau de son jugement moral. Nous arrivons à la fin de la discussion. Pour M. Kamel, " Ah, quand même, faut se battre". Nous lui demandons de clarifier les valeurs qui guident son choix. Il répond " Ben, pas avoir honte d'avoir laissé quelqu'un, la fierté, la solidarité, la fierté...". Il convoque ainsi un raisonnement conformiste. M. Dacy opte pour le choix de l'affrontement entre groupes de soldats : " Moi, je me battrais, moi. Et je défendrais l'empathie, la solidarité, et le courage ". Cet élève revient sur le fait qu'il est difficile de se positionner quand le dilemme moral est une situation fictive. Il est en capacité de citer les valeurs qui orientent son choix : l'empathie, la solidarité. Pour M. Manuel, " Tout le monde est mort, je le sauve pas...". Une fois de plus, cet élève prend en compte son intérêt personnel avant l'intérêt du plus grand nombre. Son mode de pensée est égocentrique et autocentré. Pour M. Albert, " Ben, mourir avec les armes dans les mains, que ils disent, ils disent quoi...". Cet élève reste sur un positionnement conformiste en répondant aux attentes des membres de son groupe d'appartenance, le groupe de soldats. M. Samuel, pour sa part, pense qu'il convient de sauver le groupe de soldats en se battant, sauf si le soldat blessé est un membre de sa famille, ce qui le positionne également sur un mode de pensée conformiste.
Conclusion
A travers l'analyse de contenu des arguments avancés par les élèves, nous sommes en capacité d'appréhender les valeurs morales auxquelles se réfèrent les élèves, ainsi que leur niveau de développement moral. Il est cependant essentiel de prendre en compte la part de la dimension émotionnelle et de la dimension rationnelle dans le jugement moral des élèves. Nous rappelons que les processus cognitifs et les processus émotionnels sont simultanément activés lors de la résolution d'un dilemme personnel ou impersonnel. Le niveau de développement moral ainsi appréhendé chez les élèves peut donc paraître inférieur à leur niveau réel, lorsque le dilemme convoque des intérêts personnels chez eux. Ce travail réflexif autour du dilemme moral nous semble tout à fait essentiel à proposer aux élèves incarcérés, visant ainsi le développement de valeurs morales en faveur d'une future citoyenneté active et éclairée.
(1) Mougniotte Alain, Eduquer à la démocratie,
Paris, Editions du Cerf,
1994.
(2) Kohlberg Lawrence, Essays on moral development : moral stages and the
Idea of justice. 1. The Philosophy of moral development, Editions Harper and
Row, 1981
(3) Haidt Jonathan, The emotional dog and its rational tail : a social
intuitionist approach to moral judgment, Psychological Review, 2001.
(4) Cova Florian, La morale humaine et les sciences, Editions
matériologiques, 2011.
(5) Greene Joshua D., Morelli Sylvia A., Lowenberg Kelly, Nystrom Leigh E. Cohen Jonathan
D., Supplementary materials for " Cognitive Load Selectively Interferes with
Utilitarian Moral Judgement", Cognition, 2008.
(6) Bègue Laurent, Bachler Laurent, Blatier Catherine, NathAlberte Przygodzki-Lionet
(
https://www.amazon.fr/Nathalie-Przygodzki-Lionet/e/B009O31NYQ/ref=dp_byline_cont_book_4),
Psychologie du jugement moral : textes fondamentaux et
concepts, Editions Dunod, 2013.
(7) Haidt Jonathan, The moral emotions, in Davidson R. J., Scherer, K. R., Goldsmith H. H.,
Handbook of affective sciences, Oxford University Press, 2003.
(8) Leleux Claudine, Réflexions d'un professeur de morale. Recueil d'articles,
Bruxelles, Démopédie, 1993-1994.
(9) Lehalle Henri, Aris Caroline, Buelga Sofia, Musitu Gonzalo, Développement
sociocognitif et jugement moral : de Kohlberg à la recherche des déterminants de la
différenciation du développement moral,Revue Orientation scolaire et
professionnelle n° 33/2, Paris, Adolescences, 2004, p. 289-314.
(10) Tozzi Michel, Penser par soi-même, Editions Chronique Sociale,
2002.
(11) Pettier Jean-Charles, Apprendre à philosopher,
Lyon, Editions Chronique Sociale,
2004.
(12) Robert D. André, Bouillaguet Annick, L'analyse de contenu,Paris,
Collection Que sais-je ? Editions PUF, 1997.
(13) Van Campenhoudt Luc, Quivy Raymond, Manuel de Recherche en sciences sociales, Editions
Dunod, 4ème édition, 2015.