L'atelier-démonstration animé le jeudi 17 novembre 2016 à l'Unesco a été mené avec des enfants de CM2 (10 ans) et la discussion portait sur la perception.
I) Première partie
Cette partie a été animée par Chiara Pastorini, philosophe, animatrice et formatrice en philosophie avec les enfants, fondatrice du projet Les petites Lumières (site : www.ateliersdephilosophiepourenfants.com).
"Comme on sait placer Paris sur une carte de la France, on sait placer notre nez sur notre visage" (Arthur, 10 ans).
Sous la forme d'un échange interactif, l'intervenante a présenté aux enfants la notion de "perception" d'un point de vue philosophique.
La première question qui a été posée était : "Pourriez-vous me donner des exemples de situations où vous percevez quelque chose ?".
Plusieurs réponses ont été données :
- On perçoit quelque chose, par exemple, quand on observe.
- Quand on écoute.
- Quand on a peur ou bien quand on est content.
- Quand on voit un objet.
- Percevoir c'est remarquer quelque chose.
- C'est imaginer quelque chose dans sa tête.
- C'est les cinq sens.
A partir de ces réponses, Chiara Pastorini entame un travail de conceptualisation avec les enfants, en essayant de les accompagner dans un parcours de distinction conceptuelle. Chaque concept, comme le soutient le philosophe Ludwig Wittgenstein, surgit par différence par rapport à d'autres concepts qui ont des similarités, des zones sémantiques en commun. Ce ne sont pas des notions aux frontières bien limitées et définies, mais des éléments aux contours vagues (L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard, Paris, 2004, § 71). Il y a entre eux une zone de flou qui constitue leur valeur de sens commune.
Il faut donc partir de cette zone en commun et qui est mise en évidence par les réponses variées des enfants, pour remonter à ce qu'il y a de plus spécifique à chaque concept. Contrairement à une conception traditionnelle, dans cette vision qu'on pourrait qualifier de "holistique", ce qui est mis en avant est la manière naturelle dont les concepts sont appris par les enfants, c'est-à-dire de façon relationnelle : les concepts ne sont pas mémorisés l'un séparément de l'autre, mais ils sont "découverts" par rapport à d'autres concepts et par rapport à ce que l'enfant connaît déjà.
L'intervenante prend d'abord en compte les trois réponses qui présentent le plus de similarités sémantiques, et demande :
- Est-ce que voir, observer et remarquer quelque chose c'est pareil ou bien y a-t-il une différence ?
Les enfants réfléchissent, puis ils lèvent le doigt pour répondre :
- Quand tu vois quelque chose, tu sais que tu vas la voir, tandis que quand tu remarques quelque chose tu ne savais pas à l'avance que tu allais la voir.
- Pour moi, c'est un peu la même chose.
- Voir c'est voir, simplement. Dans "remarquer" il y a "marquer", donc ça veut dire que ce qu'on voit nous marque. Observer, en revanche, ça veut dire que tu restes dessus, tu regardes parce que tu le veux.
Un pas en avant dans le processus de conceptualisation a donc été réalisé : les enfants ont mis en évidence des différences entre trois notions qui au départ pouvaient prêter à confusion étant donné leurs similarités sémantiques voir, observer, remarquer.
Ensuite, une petite discussion a lieu sur les différents sens et les organes des sens correspondants (les yeux pour la vue, la langue pour le goût, la peau pour le toucher, le nez pour l'odorat, l'oreille pour l'ouïe). La notion de sensation a été évoquée.
La référence à Aristote, philosophe de l'Antiquité qui a en premier introduit cette classification de la perception en cinq sens séparés, a été donnée.
Puis, toujours à partir des réponses données au départ, Chiara Pastorini introduit les enfants à une autre distinction conceptuelle :
- Vous avez parlé de perception à propos d'émotions et à propos des cinq sens. Est-ce la même chose percevoir sa peur et percevoir un objet, ou bien est-ce différent ?
Voici un petit échange:
- Enfant : ce n'est pas pareil parce qu'un objet n'est pas dans ton corps (à moins que tu le manges... - RIRE) et il ne fait pas partie de tes émotions. Si tu es un monstre tu peux avoir peur, tandis que si tu vois un objet en forme de monstre tu ne devrais pas avoir peur.
- C. P. : Tu veux dire que nous pouvons percevoir une chose que si elle est en dehors de nous, de notre corps ?
- Enfant : Oui.
L'intervenante propose alors de réaliser une petite expérience pour tester cette hypothèse selon laquelle il n'est possible que de percevoir ce qui nous entoure. Elle demande aux enfants de bien fermer les yeux, d'éloigner leur index droit du corps et ensuite de se toucher la pointe du nez, toujours les yeux fermés. Tous réussissent cette expérience.
Quelle est sa signification ? Cette expérience montre que nous pouvons, bien sûr, percevoir aussi notre corps, et que, en plus des cinq sens nous sommes pourvus d'un autre sens, le sens proprioceptif, qui permet une perception profonde de la position de différentes parties du corps, jusqu'à certains organes.
Depuis Aristote, en effet, d'autres sens ont été découverts (sens proprioceptif, sens de l'équilibre, la thermoception qui permet d'identifier la température...).
En demandant aux enfants comment l'expérience aux yeux fermés s'est produite, un enfant a répondu :
- Comme on sait placer Paris sur une carte de la France, on sait placer notre nez sur notre visage.
Est-ce vraiment la même chose ?
Plusieurs autres enfants ont prononcé le mot "savoir" pour essayer d'expliquer cette expérience. Nous nous sommes donc questionnés sur le lien entre "percevoir" et "savoir". Les enfants, petit à petit, ont souligné que percevoir c'est autant une forme de connaissance de soi et de son propre corps qu'une forme d'accès au monde qui nous entoure, et donc toujours de connaissance.
II) Deuxième partie
Cette partie a été animé par Vincent Mignerot, chercheur indépendant en sciences humaines et auteur du projet Les Paysages Sonores, dont l'ambition est de partager la richesse des sensations croisées, de rendre accessible à tous la perception visuelle des sons (site : http://vincent-mignerot.fr/).
"Cette image me fait penser au son d'un marteau sur le bois... TUM, TUM, TUM....TUM..." (Elodie, 10 ans).
Après avoir exploré les cinq sens selon la classification traditionnelle d'Aristote dans la première partie, tout en évoquant l'existence d'autres sens découverts plus tard par la science, Vincent Mignerot nous amène maintenant à nous interroger plutôt sur le lien entre ces sens, ce qui va dans la direction des plus récentes recherches en sciences cognitives.
Il aborde le lien entre la vue et l'ouïe. On s'est donc demandé : peut-on voir les sons, ou encore, peut-on entendre les images ?
Après avoir distribué des images abstraites aux enfants, l'intervenant leur demande de les associer à un son et de les caractériser par rapport à une représentation de ce son. Les enfants parlent alors de son d'une clochette ou d'un marteau, de bruit de la pluie ou de la mer, du vent etc. Ils sont invités enfin à définir ce son par un mot (doux, dur, rougeaud, lourd, léger, long etc.). et à le reproduire par la voix et le corps.
Ensuite, les enfants écoutent des sons émis par un dispositif multimédia créé par Vincent Mignerot lui-même et qui s'appelle les Paysages Sonores. Parmi les sons écoutés, certains avaient déjà été évoqués pendant l'observation des images, avant même donc leur émission (ex. le son de clochette ou celui du marteau). Et, surprise ! l'association entre les images et ces sons, que certains enfants avaient fait spontanément, sera reproduite exactement de la même façon par le dispositif !
Les Paysages Sonores, élaborés à partir des données contemporaines de la recherche sur les perceptions multimodales, ont pour ambition de rendre accessible cette dimension habituellement peu visible de la perception : les associations spontanées, automatiques et permanentes entre modalités sensorielles différentes. On parle alors de "synesthésie" ; il devient possible grâce aux Paysages Sonores de "voir les sons", c'est-à-dire de retrouver des caractéristiques de forme, de couleur et de déplacement spatial communes, telles que nous les associons tous inconsciemment à la fois dans le son et la représentation que nous nous en faisons (un son comme une forme, une couleur, une surface, une personne; il peut être doux, dur, donner une impression de fragilité, de puissance etc.).
Les Paysages Sonores héritent de l'étymologie de la synesthésie : il s'agit bien de rechercher l'aisthesis (le beau, mais aussi le sensible), au travers de toutes ses expressions possibles (le préfixe syn signifie "ensemble"), depuis le langage du corps le plus élémentaire jusqu'à l'expression verbale la plus élaborée, depuis les formes présymboliques les plus intuitives jusqu'à l'élan métaphorique le plus subtil. Dans le cadre d'ateliers de philosophie pour enfants, les Paysages Sonores ambitionnent de les accompagner dans leur compréhension de l'intime, de la relation à l'autre, dans leur quête du lien, de ce qui tient le monde et les individus, de ce qui fait communiquer les corps en-deçà de notre vigilance et qui nous relie tous au même univers.
Les Paysage Sonores
Remerciements : un grand merci aux élèves de CM2a de l'école Béranger (Paris 3e) et à leur institutrice, à l'équipe technique de l'Unesco (qui, pour faire face aux très nombreux participants, ont su s'adapter et nous faire changer de salle à la dernières minute !) et à tous les organisateurs qui ont su rendre ces trois journées extrêmement riches et intéressantes.