Revue

L'atelier d'enquête philosophique sur une oeuvre d'art

"Je ne prétends pas que les oeuvres n'auraient qu'un seul sens et qu'il n'y aurait donc qu'une seule "bonne" interprétation (...). Ce qui me préoccupe, c'est plutôt le type d'écran (fait de textes, de citations et de références extérieures) que tu sembles (...) vouloir interposer entre toi et l'oeuvre" (Daniel Arasse, On n'y voit rien, Descriptions, 2000, p. 11).

Introduction

La méthode de l'"atelier d'enquête philosophique sur une oeuvre d'art" doit beaucoup au philosophe suisse Silvio Joller, venu nous présenter sa pratique de la philosophie avec les enfants en musée. Nous réappropriant ses outils d'animation, nous avons ensuite précisé sa méthode en fonction de nos propres réflexions et pratiques enrichies théoriquement, pour l'essentiel, de notre lecture des philosophes John Dewey et Jacques Rancière, ainsi que de l'historien de l'art Daniel Arasse.

Depuis 2015, nous la pratiquons principalement en partenariat avec les Musées de la Ville de Liège, avec des publics d'adolescents et d'adultes, mais aussi avec de jeunes enfants lors de collaborations avec le MADmusée (Musée d'Art Différencié, Liège : à partir de 8 ans) ou avec des écoles (à partir de 6 ans). Les musées voient dans nos animations une manière de prendre en charge leurs objectifs de sensibilisation aux arts plastiques et de développement d'un vocabulaire esthétique avec les publics scolaires.

Nous présenterons l'expérience menée avec deux classes (16-18 ans) en parallèle, pendant laquelle quatre oeuvres d'art servent de supports d'animations. Nous consacrons au minimum deux séances pour chacune des oeuvres sélectionnées. Ce rythme, essentiel vis-à-vis des enjeux de cette animation, provoque au départ un certain étonnement (voire une pointe d'inquiétude) chez les professeurs, considérant l'habitude de leurs élèves aux sources de stimulation permanentes et multiples comme un frein à l'attention soutenue et à la patience sollicitées dans ces ateliers.

La première séance d'animation (1h30-2h) débute par une description méthodique de l'objet. Face à l'oeuvre, nous nous mettons en recherche d'indices, nous l'étudions en réunissant des expériences ( I. Description). Rigoureusement fondées sur cette analyse détaillée, des interprétations de l'oeuvre sont ensuite élaborées par le groupe. Si on considère l'oeuvre comme une question, c'est en tant que "question ouverte", exigeant un regard attentif moins attiré par la recherche du beau que par la construction de l'interprétation ( II. Interprétation).L'enquête aboutit par une formulation de questions, un travail de celles-ci et le choix de l'une d'entre elles ( III. Questionnement). La deuxième séance (1h-2h) s'empare de cette dernière comme question de départ d'une discussion philosophique ( IV. Discussion philosophique).

I) Description

C'est l'occasion de faire l'expérience de l'oeuvre, c'est-à-dire de l'éprouver afin d'enrichir la manière dont nous allons la penser. Nous nous attachons à voir comment elle fonctionne, en tant que dispositif particulier, producteur de sens. Mais avant d'envisager sa représentativité, nous la considérons dans sa matérialité radicale. L'expérience est d'abord esthétique, ce sont nos sens qui nous donnent les premières données. Ne pas se presser de comprendre, mais prendre le temps d'essayer de regarder. L'identification immédiate d'éléments reconnaissables, qu'on se dépêche de nommer, nous fait sans aucun doute passer à côté d'une partie de l'objet de notre perception. Ici, il s'agit de travailler à le saisir comme il nous apparaît, en résistant, par la rigueur de la méthode, à notre tendance spontanée à la projection personnelle, à l'évidence, aux présupposés et préjugés.

Pour en comprendre la singularité, nous mettons entre parenthèses toute référence extérieure à l'oeuvre son contexte, l'histoire de l'art et l'iconographie, les questions de techniques artistiques, l'auteur et ses intentions qui peuvent fonctionner comme des sortes d'"écrans" interposés entre nous et l'oeuvre (en musée, les références affichées à côté de l'oeuvre titre, artiste, date sont pour ce faire masquées).

Ainsi, en différant rigoureusement la phase interprétative, l'animateur guide l'observation et la description collective de l'oeuvre d'art, d'abord la plus formelle possible, en procédant par étapes :

1. Matières

Matières picturales lisses ou pâteuses, rugueuses, texture fine ou épaisse, surface régulière ou irrégulière, brillante, mat, reliefs (crêtes, vallées), couches, etc. ;

2. Couleurs

Pures ou dégradées, claires ou obscures, vives ou ternes, nettes ou floues, chaudes ou froides, contrastes, récurrences, etc. ;

3. Formes

Points, lignes, formes géométriques, rectilignes, courbes, etc. ;

4. Composition

Disposition des éléments dans le tableau et les uns par rapport aux autres, positions et orientations, verticalité et horizontalité, répartition des éléments par zones, ce qui est en bas, en haut, à droite, à gauche, au centre, en périphérie, symétries ou asymétries, en avant, en arrière, proches ou lointains, etc. Repérer, plus que les formes délimitées, les éléments qui s'assemblent, et la manière dont ils s'assemblent, aide à comprendre les rapports, de tension ou d'équilibre, entre les différentes parties de l'oeuvre, l'articulation des lieux du tableau.

Chaque observation doit être clairement désignée, vérifiée, corrigée, nuancée (ce qui s'avère un réel exercice de patience), en prenant bien soin de ne pas sauter les étapes, en prenant le temps de s'y attarder. Le vocabulaire s'étoffe au fur et à mesure des phases de description (bien que commencer par une description de la matière soit très utile, compte tenu de l'attitude non-interprétative qu'elle sollicite, il est possible de commencer la description par les couleurs c'est même recommandé pour les plus petits, car plus facile). Autant que possible, l'animateur accompagne les participants dans le développement d'un vocabulaire propre. Les grilles de lecture proposées ci-dessus sont un aperçu de ce qu'il est possible d'observer, elles peuvent constituer une aide pour une description plus guidée, mais ne doivent pas être présentées comme un cahier des charges.

La description se fait d'abord sous forme de listes, puis d'une mise en tension de ses éléments : si l'on considère le tableau comme un champ de forces, dans quel type de relations les éléments décrits selon des termes opposés (ou simplement distincts) sont pris (récurrences, rapports de force, dominant ou minoritaire, mise en évidence, association, isolement, etc.) ?

À la moindre interprétation dans l'intervention d'un participant (ne serait-ce que pour nommer un objet, une figure qu'il souhaite décrire, ce qui arrive très souvent), l'animateur fait remarquer l'écart par rapport à la consigne et l'invite à montrer ce qu'il observe directement sur l'oeuvre.

Avant de clôturer une phase d'analyse ou si celle-ci rencontre des difficultés, une synthèse des observations permet un rappel du chemin parcouru et l'animateur invite à compléter.

II) Interprétation

On comprend maintenant l'oeuvre comme une scène, où une histoire se raconte. Aucune prétention ici à en trouver "la bonne" interprétation, ni à sous-entendre qu'elle n'aurait qu'un seul sens. Nous cherchons à en extraire une fiction narrative à partir des éléments signifiants que nous avons relevés.

Si elle présente des éléments figuratifs, on peut à présent les prendre en compte. Mais il s'agit de rester scrupuleusement dans la continuité du travail effectué aux étapes précédentes, les interprétations doivent être argumentées et justifiées par les observations collectives. Au besoin, de nouvelles descriptions peuvent les compléter (notamment pour discuter des relations entre la figure et le fond).

III) Questionnement

Quelles questions le tableau pose-t-il ? Après avoir mis en évidence les concepts et thèmes qui ont émergé dans la phase interprétative (avec l'aide de la synthèse), l'animateur invite les participants à les formuler sous forme de questions philosophiques (ou en propose lui-même). Celles-ci sont alors retravaillées collectivement avant d'en choisir une comme question de départ de la discussion philosophique.

Comme lorsqu'on part d'un album jeunesse ou d'un texte, l'oeuvre d'art fonctionne dans cette animation comme un support de départ. Il ne s'agit pas d'y trouver une interprétation globalisante, menant à une question qui la clôture. La question choisie peut venir d'un détail, d'un étonnement a priori marginal vis-à-vis du sens du l'oeuvre.

IV) Discussion philosophique

La discussion porte à part entière sur la question choisie. Pour la décontextualiser de notre expérience préalable de l'oeuvre d'art, elle se déroule dans un autre espace.

Il est intéressant de comparer par la suite les descriptions, interprétations et questionnements constitués par le groupe avec les explications de l'artiste et d'historiens de l'art, compte tenu bien sûr de l'apport de savoir culturel que ces dernières représentent, mais aussi pour en mesurer les concordances ou discordances (souvent étonnantes).

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