Ce colloque était organisé par la Chaire UNESCO de l'Université de Nantes " Pratiques de la philosophie avec les enfants, une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale "
On trouvera ci-dessous un résumé des principales interventions.
Edwige Chirouter
(MCF-HDR, Université de Nantes. Coordinatrice de la Chaire UNESCO,chirouter@univ-nantes.fr)
La chaire sur la pratique de la philosophie avec les enfants (de 4 à 18 ans) a pour objectif d'aider au développement de ces pratiques citoyennes par la recherche, l'enseignement, la formation, la diffusion d'outils pédagogiques dans les écoles et la Cité. La Chaire vise à coordonner et mettre en relation les différentes équipes et structures francophones qui travaillent déjà sur ce sujet, à consolider des coopérations entre chercheurs et praticiens dans le cadre des relations Nord/Nord (Europe/Québec) et Nord/Sud (Europe-Québec/Maghreb-Afrique dans un premier temps). Les enjeux de la pratique de la philosophie avec les enfants rejoignent très étroitement les objectifs de l'UNESCO : trop souvent réduite à l'enseignement secondaire ou universitaire, la pratique de la philosophie est pourtant un des moteurs essentiels pour développer l'esprit critique, les compétences démocratiques, l'empathie, l'ouverture et le dialogue interculturel. Dans ce symposium, nous interrogeons ainsi plus particulièrement "En quoi les pratiques philosophiques sont un levier pour lutter contre les inégalités à l'école et dans la Cité ? En quoi la culture du questionnement, le débat démocratique et l'esprit critique permettent aux élèves et aux enseignants de faire vivre concrètement au quotidien les valeurs d'égalité et de fraternité ?".
Les ateliers de philosophie dès l'école primaire répondent à l'injonction de former des citoyens éclairés non seulement par les lumières des savoirs et de la Raison, mais aussi par celles de l'empathie, de la bienveillance, de l'ouverture à l'Autre. H. Arendt a finement analysé, notamment par son célèbre concept de "banalité du mal", que la rationalité pure ou que l'encyclopédie du savoir ne sauvent nullement de la barbarie. Ainsi l'un des enjeux les plus essentiels de notre postmodernité est de penser et d'inventer une éducation qui se soucie autant de l'éthique et des valeurs que des connaissances et des compétences, une éducation qui ne fasse pas l'impasse sur l'imagination, les émotions, une éducation qui prenne en considération la personne dans sa globalité et complexité.
L'ensemble de notre travail de recherche autour des pratiques philosophiques à l'école s'inscrit dans cette préoccupation politique de démocratiser l'apprentissage de la pensée critique, de réconcilier la raison et la sensibilité, de réhabiliter les valeurs et la culture humaniste et de lutter contre les inégalités. Le sens même d'introduire la philosophie dès le plus jeune âge dépasse ainsi largement la seule nécessité de démocratiser l'accès à cette seule discipline scolaire et donc les questions de didactique. Ces pratiques expérimentales interrogent le sens même de la transmission des savoirs et la définition profonde des missions de l'école. C'est pourquoi une des hypothèses fortes de ce symposium est qu'une approche philosophique des savoirs permettrait de retrouver leurs "saveurs", pour reprendre l'expression de J-P. Astolfi (2008). Ainsi, plus que de simples moments de philosophie déconnectés des autres apprentissages (une heure "d'atelier philo" par semaine), il s'agit plutôt de penser comment la philosophie peut insuffler du sens à ce que les élèves doivent apprendre au quotidien et dans toutes les disciplines. Ce qui nous amène à penser aux conditions de possibilité d'une "école philosophique", c'est-à-dire d'une école où les élèves seraient appelés à s'interroger sur les fondements épistémologiques des savoirs enseignés, où ils seront invités à retrouver l'étonnement originel à la source des connaissances. C'est peut-être à cette condition que les pratiques philosophiques peuvent être un levier dans la lutte contre les inégalités à l'école et dans la Cité.
PETTIER J-Charles
(professeur de philosophie, docteur en Sciences de l'éducation et en Philosophie, chercheur à l'OUIEP, ESPE de Créteil, UPEC, France)
"Vers la démocratie républicaine : les activités à visée philosophique au coeur du projet scolaire. Du droit à la philosophie à la création de Philosophes sans frontières".
Première partie : état des lieux d'une réflexion autour des activités à visée philosophique, liant droit de l'homme, démocratie républicaine et projet scolaire
Trois questions se posent pour justifier la nécessité de développer des activités à visée philosophique : est-il pertinent de prétendre fonder rationnellement ces pratiques en Droit ? Quelle politique penser au nom du Droit ? Quelle école défendre alors?
- Quelle pertinence pour un fondement rationnel du Droit de l'Homme ? La raison qui sous tend l'exercice de la liberté voulue par ces droits ne se réalise pas spontanément, Une simple instruction par la transmission des connaissances ne suffit pas pour la construire et l'assumer ; tant que l'exercice de la raison ne conduit pas chacun, en particulier si sa situation sociale ou culturelle ne le lui permet pas d'emblée, à devoir envisager précisément que sa liberté existe. Il convient alors, pour réaliser pleinement les droits de l'homme, de permettre à chacun de développer sa potentialité individuelle d'interroger le monde, en utilisant notamment la culture.
La survie de l'humanité paraît s'imposer en Droit, dans la mesure où faire survivre l'humanité conditionne en réalité la possibilité d'un Droit pour toutes les espèces. L'humanité se révèle comme espèce des liens, constructeurs, libérateurs, mais potentiellement sclérosants, avec une tension entre droit de l'individu et droit de l'espèce. Le constat de la diversité dans l'hominité révèle son potentiel de choix, auquel le projet politique doit correspondre. L'enfant, comme adulte en devenir, en constitue la référence éthique.
- Quel projet politique ?
Un système politique du Droit est en réalité centré sur une idéologie du Droit : ce qui permet un fonctionnement commun, ce qui conduit aussi à toujours réexaminer l'existant (dimension utopique). Le système du Droit se pose alors comme un système du débat. La Démocratie Républicaine se pose à la fois comme un idéal régulant l'activité de chaque acteur, comme une réalité qu'on cherche à construire dans les faits, et comme la source d'un examen critique que l'on doit permettre à chacun de conduire. L'éducation doit permettre à chacun de saisir la communauté politique comme un élément d'un choix, et de se saisir comme "particulier universel".
- Quelle école ?
Des valeurs de référence apparaissent fonder l'École : la rationalité, l'intégration, la transmission d'outils intellectuels, l'éducabilité de chacun, le respect par la laïcité. La société, les cultures d'appartenance, y seront examinées. L'imaginaire, porteur d'avenir, y tient une place centrale. La philosophie joue le rôle d'une adresse faite intérieurement et extérieurement à l'École : interrogation des disciplines, de l'interdisciplinaire, du transversal, de l'École en soi, du monde. Par ces interrogations, l'individu s'interroge en réalité sur lui-même.
Seconde partie : vers la fondation de Philosophes sans frontières
Issues des réflexions qui précèdent, l'organisation "Philosophes sans frontières" bénéficie du label de la chaire UNESCO. "Philosophes Sans Frontières" veut permettre de développer les pratiques à visée philosophique pour tous les enfants dans le monde, en favorisant une formation à ces pratiques ainsi que leur suivi, mais aussi l'accès à des supports adéquats.
Comment aider alors les pays pauvres ou les populations les plus défavorisées à y parvenir ? "Philosophes Sans Frontières" veut aider à répondre à ce défi. Il s'agit de permettre la diffusion des pratiques à visée philosophique, en particulier chez les enfants (au sens de l'UNESCO : moins de dix-huit ans), par la mise en relation d'un réseau de chercheurs, de concepteurs, de formateurs de formateurs, de formateurs, d'intervenants professionnels de ces pratiques avec les acteurs locaux, pour bâtir et mettre en oeuvre des projets, pour un coût le plus réduit possible, voire inexistant, à la charge des acteurs locaux (pouvant aller jusqu'à la gratuité totale).
Il s'agit alors de centrer les actions sur des formations de personnels d'éducation travaillant avec les populations les plus défavorisées. Ces actions s'effectuent dans des pays en difficulté aux points de vue économique, social, politique et scolaire ; mais également à destination des catégories sociales précarisées dans les pays plus riches.
Les aides envisagées n'ont pas de vocation normative : elles s'inscrivent dans une politique de réponse à des demandes locales et circonscrites formulant le souhait de développer les activités à visée philosophique. Il ne s'agit pas en effet pas de transmettre des systèmes de pensée, mais bien davantage de permettre à chacun de se construire le sien. Ces aides se construisent par une politique de coopération et de partenariat entre "Philosophes Sans Frontières" et les acteurs et/ou institutions locaux. Elles n'ont pas vocation à agir simplement par la transmission d'un programme préétabli : elles visent au contraire l'articulation et/ou l'adaptation d'éléments communs aux conditions sociales et culturelles de l'action. Il s'agit, à chaque fois, de co-construire et d'adapter les actions à partir de constats de terrain, de spécificités culturelles, d'identification de ressources et de compétences locales. "Philosophes Sans Frontières" y articule des propositions de programmes et d'aides spécifiques adaptées au(x) cadre(s) de l'action : formations d'intervenants, de formateurs de formateurs, propositions de supports, ou toute action jugée adaptée au terrain. Toutes seront validées par les acteurs locaux de l'éducation avant d'être mises en oeuvre.
Nathalie Frieden
(didacticienne de la philosophie, Université de Fribourg, Suisse)
"Comment l'envie que sa pensée soit entendue motive à apprendre une langue. De l'utilisation des discussions philosophiques dans l'apprentissage du français. Réflexions sur la verbalisation d'une pensée".
Une amie Dima Hatem m'a demandé de venir animer des discussions philosophiques dans ses classes de français et civisme, à l'école professionnelle. Elle enseigne le français à des jeunes étrangers de Syrie, Erythrée, Afganistan, Tibet et Portugal. Ils ont entre 15 et 25 ans. Ma première venue dans sa classe était pour du civisme. Nous avons discuté de l'Etat. Pourquoi y avait-il un Etat plutôt que rien ? Et son corolaire : que se passerait-il s'il n'y avait pas d'Etat ? Je décris et analyse ici cette expérience de discussion philosophique.
Dans l'enseignement d'une langue étrangère, un problème récurrent est : comment faire parler les élèves ? Or il ressort de cette expérience que la philosophie est une occasion de parler. Pour ces jeunes étrangers, dire ce qu'ils pensent est important. La discussion à visée philosophique (DVP) crée un lieu où penser, être écouté et être entendu sont possibles.
La discussion propose l'expression de ce que l'on pense et non de ce que l'on ressent. Les élèves aiment l'objectivité de cette approche, parce que leurs ressentis sont privés et souvent douloureux. Le professeur peut-il demander ce que ressent l'élève sans rien dire de ce qu'il ressent ? La dissymétrie sous-tend une supériorité de l'enseignant sur l'élève. La pensée est au contraire plus démocratique. La DVP suppose une égalité des pensées.
La pratique de la discussion est fondée sur la qualité de l'écoute. Les participants ont quelque chose d'intéressant à nous donner. Habituellement on conçoit le rapport avec ces étrangers sur l'implicite que nous leur donnons beaucoup, et qu'ils doivent recevoir et intégrer tout le plus rapidement possible. Ici ils donnent.
Il y a un dépassement de l'exigence première des cours d'intégration, à savoir assimiler ces immigrés, les rendre plus civiques, et plus "suisses". L'approche de la discussion change l'idée de ce qu'est l'enseignement de la langue. Il s'agit ici d'un outil pour s'exprimer et non d'un moyen pour les changer en les intégrant à une culture et à une société. La discussion est naturelle et démocratique. Elle parle d'eux. Elle permet et donne une place à un regard personnel et étranger voire critique, sur le monde suisse..
La discussion change la posture du professeur. L'enseignant n'est plus celui qui enseigne et corrige la langue dans le but qu'elle soit plus exacte, tout en formant au civisme et à l'histoire suisse, mais il est celui qui offre un outil au service de l'expression de la réflexion personnelle. Le but est d'aider celui qui veut parler à être compréhensible. On y accepte le langage non verbal, Et le langage oral redevient ce qu'il doit être, un moyen de communication dans lequel la renégociation se fait continuellement afin d'être compris. Les élèves trouvent dans ces discussions une dignité d'êtres pensants et d'interlocuteurs valables.
La professeure écoute la discussion pendant que j'anime ou inversement. Elle se met au service de l'expression en écrivant des mots au tableau que les élèves connaissent passivement, mais n'utilisent pas activement. Ils les cueillent et s'en servent directement à bon escient dans leur expression. Intellectuellement, la prise en main de ce mot est l'acquisition de concepts, qui construisent une pensée complexe et solide. J'admire Dima Hatem qui réussit ce paradoxe de donner un bon cours de langue orale, sans jamais dire un mot. Et tout le monde parle !
Bien plus que lors d'une discussion dans une classe d'enfants suisses, il y a ici une place importante du non verbal. Or tout le monde suit attentivement ce non dit, plein d'implicite, "écouté" entre les mots rares, attendu, compris.
Ensuite il faut remarquer le besoin de dire ce que l'on pense. Je suis frappée souvent par la capacité de choisir un niveau de discussion profond. Une classe suisse parlerait de la tradition en terme de fondue et de bricelets. Une classe d'exilés parle d'elle en terme de racines, de fond de l'âme, de ce qui déchire, de ce qu'on perd, de ce qui pose problème.
Finalement, ils parlent et ils parlent presque tous, ce qui surprend chaque fois la professeure, Dima Hatem. Et j'ajoute que c'est vraiment philosophique.
Sur cet aspect, je sors de chaque discussion enrichie par ces expériences, mais aussi pleine de questions. Mon animation est bien moins exigeante au niveau des reformulations qu'en général. Une des finalités de la DVP est d'accompagner les élèves par des questions et des relances, afin qu'ils expriment mieux et plus subtilement et rationnellement, la complexité de ce qu'ils pensent. Ici l'expérience est autre. Je me pose donc des questions sur la place que nous laissons aux non-dits, à l'implicite, au confus, dans une discussion habituelle. C'est un vaste champ à creuser.
Olivier Blond-Rzewuski
(Espe de Nantes, France)
"Le débat à visée philosophique, une modalité d'apprentissage parmi d'autres ? Son intérêt pour (re)donner du sens aux apprentissages".
En quoi le questionnement philosophique peut-il être vecteur des apprentissages (scolaires), condition d'enrôlement des élèves, participant de la démarche d'enseignement-apprentissage elle-même, inscrit tout au long de la séquence d'enseignement ? Et ce particulièrement à destination des élèves les plus fragiles, permettant à l'enfant d'adopter une posture d'apprenant ? Le débat à visée philosophique ne peut-il pas être considéré comme une " modalité d'apprentissage " parmi d'autre ?
Enseignant en éducation prioritaire pendant plus de 10 ans, en France, dans des quartiers difficiles, nous avons pu constater plus qu'ailleurs le déficit de sens donné aux apprentissages. C'est la notion de posture d'apprenant qui nous est apparue comme le noeud du problème. Entendons par là la conscience ou attitude explicite qu'a un sujet de ses limites, en termes de capacités et de connaissances, et la volonté de les dépasser par des moyens individuels ou collectifs, en vue d'un accomplissement personnel. Mais comment mettre en place des situations d'apprentissage favorisant l'émergence d'une telle posture ?
Pour répondre à ce questionnement, nous nous sommes demandé ce qu'est "donner du sens aux apprentissages". Olivier Reboul écrit : "Apprendre vraiment, c'est toujours "désapprendre", pour rompre avec ce qui nous bloque, nous enferme et nous aliène. Pour rester jeune." Cette jeunesse n'est-elle pas la jeunesse du "philosophe" ? La genèse du philosopher ?
Reconnaître qu'apprendre c'est avant tout désapprendre, favoriser la genèse des savoirs, entretenir le rapport au désir, donner toute sa place à l'intime, favoriser la motivation intrinsèque, rendre l'élève psychologue, épistémologue, stratège et analysant (DEVELAY 2004), tout cela n'est-il pas une invitation au philosopher? Si la posture d'apprenant suppose de se décentrer ; si elle implique coopération, autonomie, retour réflexif sur soi et rationalité des apprentissages, alors la pratique du débat à visée philosophique semble la modalité d'apprentissage la plus pertinente.
Dans cette communication, nous présentons une expérimentation menée dans le domaine de la maîtrise de la langue, et plus spécifiquement en compréhension en lecture et en production écrite.
Avec le temps, avec la régularité de la pratique et son omniprésence, l'évolution dans la posture des élèves est remarquable : ils n'abordent plus les savoirs scolaires de la même façon. Ils identifient qu'apprendre permet de répondre à des questions fondamentales et de se poser de nouvelles questions.
Grâce à la pratique du débat à visée philosophique, Romuald s'est intéressé à la lecture, qu'il conçoit comme une source de questionnement et un vecteur de réponses à ses questions ; Anastasia a compris qu'elle avait tout à gagner à participer à une "communauté de recherche" (LIPMAN) ; Claude s'est mis à écrire de la poésie, outil d'émancipation intellectuelle ; Charles est entré dans la rédaction d'écrits argumentatifs ; Ibrahim a questionné le mystère des relatifs... Grâce à la pratique du débat à visée philosophique, le doute est devenu la règle, le savoir s'est distancié du croire, la laïcité s'est donc retrouvée incarnée, condition d'émancipation, protection de la liberté de conscience. Grâce à la pratique du débat à visée philosophique, l'école fait sens pour tous et tous participent du sens de l'école. Elle est un lieu d' existence. "L'école de la vie, pour la vie" dirait Decroly...
Finalement, un tel usage de la philosophie à l'école ne permet-il pas de favoriser cette pédagogie de l'énigme chère à Philippe Meirieu ? En effet, grâce à l'omniprésence du débat à visée philosophique, il semble que nous favorisions ce que le pédagogue considère comme la tâche première de l'enseignant : "faire du désir avec du savoir et du savoir avec du désir"...
Christian Budex
(professeur de philosophie, conseiller du Centre académique d'aide aux écoles et aux établissements et Équipe mobile de sécurité - CAAEE EMS - de l'académie de Versailles, formateur de la Fondation SEVE, auteur de travaux et de recherches sur la fraternité).
"Pratiques de la philosophie et fraternité : un levier pour lutter contre les inégalités".
Quel est le lien qui unit la pratique de la philosophie et la notion de fraternité ? Comment peuvent-elles contribuer à lutter contre les inégalités dans l'école et dans la société ? Pour répondre à ces deux questions, il faut revenir rapidement sur la spécificité de la fraternité comme objet d'étude afin d'en rappeler le sens et les enjeux. Dernière marche du perron républicain selon Hugo, la fraternité reste la parente pauvre de la triade liberté-égalité-fraternité" et n'a pas eu l'honneur d'être l'objet d'analyses aussi nombreuses et approfondies que ses deux célèbres consoeurs. Considérée par certains comme une notion vague, un signifiant flottant, une intuition sans concept, elle n'est pas épargnée par les critiques qui lui reprochent à la fois son sentimentalisme, son manque de maniabilité politique, et de façon générale d'être plus affective qu'effective, au point qu'on ait voulu lui substituer la notion de solidarité à la fin du 19ème siècle. D'autres, au contraire, voient en elle un concept performatif, un sentiment d'action subversif indispensable et fondamental pour l'équilibre du triptyque républicain. Au-delà de son inscription politique dans l'histoire française depuis la Révolution, elle est un noeud épistémologique situé au carrefour de la plupart des sciences humaines et dont le mérite est d'interroger la place décisive des affects en politique à partir de la question du sentiment d'appartenance. C'est en ce sens qu'elle est une notion à géométrie variable dont on pourrait dire, pour parodier Lévi-Strauss dans Le regard éloigné, qu'elle "pose immédiatement deux problèmes qui sont, si j'ose dire, ceux de son emploi au singulier et au pluriel".
D'une part la grande fraternité du genre humain renvoie à la notion d'humanisme , c'est-à-dire à l'idée selon laquelle l'appartenance à la grande famille du genre humain suffit pour que tout homme ait droit au respect de sa dignité. Dans cette première dimension éthique ou plutôt morale, la fraternité questionne ce lien très particulier qui unit tous ces êtres vivants qu'on appelle des hommes et qui partagent un certain nombre de caractéristiques communes indépendamment de leurs différences physiques, culturelles, géographiques, historiques. Dans cette dimension interindividuelle, la fraternité nous renvoie notamment au sentiment qu'éprouve un homme en présence d'un autre homme (notamment lorsqu'il souffre), à la dimension affective de ce lien dans des expériences de l'altérité qui permettent de l'éprouver et dont les occurrences philosophiques sont bien connues : la compassion ou la sympathie chez Adam Smith, la pitié chez Rousseau, la dignité chez Kant, ou enfin l'empathie pour les recherches les plus récentes.
Il existe, d'autre part, des fraternités plus petites, des fraternités plus ou moins ouvertes, plus ou moins généreuses, des fraternités plus ou moins fraternelles : celles des sociétés, des groupes, des confréries formées par ceux qui se reconnaissent comme frères, comme membres de la même famille, parce qu'ils partagent les mêmes principes, les mêmes idéaux, voire les mêmes combats, à partir de critères, autonomes ou hétéronomes, qu'ils soient ethniques, culturels (les bretons ou les kabyles), religieux (les chrétiens, les musulmans, etc.), idéologiques (les communistes), sociaux (les castes en Inde), voire professionnels (les frères de la côte, les confréries des métiers depuis le moyen-âge). Dans cette dimension plus collective et identitaire, disons politique ou sociale, la fraternité se conjugue alors au pluriel et l'on parle alors plus volontiers de communautés.Le champ d'étude de ces fraternités communautaires devient alors celui des logiques d'appartenance et de reconnaissance à l'intérieur d'un groupe.
Qu'est-ce qui fait d'un "tas un tout" demandait Régis Debray ? Quels sont les processus par lesquels les identités communautaires s'élaborent, s'agrègent, cohabitent, s'imbriquent, s'affrontent ? En quoi y a-t-il, dans toute fraternité, un invariant anthropologique qui attache et relie plus ou moins fortement les individus par des liens horizontaux à partir d'une sacralité verticale (religion, idéal, idéologie, mythe, histoire ou mémoire, ennemi commun) : "pour produire de l' inter, donnez-nous du meta " ? Et comment trouver la bonne température de la fièvre groupale pour parvenir à un juste milieu social entre le point de fusion intégriste et le zéro absolu de l' individualisme atomisé ? Bref, comment générer du sentiment d'appartenance sans trop de dégât ? Comment ces fraternités plurielles ou communautaires peuvent cohabiter ou s'emboîter en poupées russes pour s'articuler entre elles ? Voilà tout le problème franco-français d'une fraternité qui est à la fois, dans sa devise et son histoire, nationale et universelle du moins dans son idéal , et qui se présente de manière un peu paradoxale comme un appel citoyen à l'humanisme, exercice d'équilibre d'autant plus périlleux que la logique d'appartenance à la République française depuis la Révolution est celle d'une fraternité sans dieu, d'une fraternité laïque, ce qui rend la culture d'une affection commune pour la chose publique d'autant plus exigeante et délicate.
Notion à géométrie variable donc, "pharmakon" à deux visages, la fraternité est une notion que nous avons tout intérêt à interroger pour comprendre l'origine et la logique d'un certain nombre d'inégalités dans nos sociétés. La dimension restreinte des fraternités particulières et communautaires mérite d'être étudiée de près pour éclairer la logique "mortifrère" et fratricide par laquelle l'appel à la fraternité risque toujours de fabriquer du "Nous" contre du "Eux" ; si elle tend à souder des égaux, c'est bien souvent contre les "faux-frères" ou les "frères ennemis" qu'elle rejette comme ne faisant pas partie de la famille. Elle obéit alors à une logique d'appartenance qui va produire de la différence pour générer de l'exclusion, des hiérarchies, c'est-à-dire des inégalités, de fait ou de droit. La dimension universelle et humaniste, quant à elle, mérite toute notre attention en ce qu'elle a l'immense intérêt d'ouvrir le regard au loin pour rappeler à tous les hommes et à toutes les femmes, qu'ils sont égaux en dignité, quels que soient leurs particularismes. Dans sa dimension éthique ou morale, la notion de fraternité "joue" donc l'identité et le commun contre la différence et l' inégalité, contre les discours d'exclusion et de rejet qui conduisent à hiérarchiser, à distinguer ; elle est à la fois un principe et une valeur dont nos sociétés ont besoin pour faire face aux replis identitaires et aux discriminations de tous ordres. Il faut donner de la puissance à l'idée de fraternité dans le champ agonistique des opinions, pour opposer une résistance farouche aux violences produites, d'abord par les forces de dégradation inhérentes à toute vie sociale, l'inoxydable "insociable sociabilité" qui met "toujours déjà" nos sociétés en péril, mais aussi pour lutter contre le cynisme particulièrement agressif d'une idéologie ultra libérale qui attaque à l'heure actuelle l'idée même d' "institutions démocratiques fondées sur le respect mutuel et l'égale protection devant la loi". Mieux encore, puisqu'on ne naît pas fraternel, il faut penser, dans l'École, l'instauration d'une véritable éducation à la fraternité pour cultiver notre commune humanité par-delà les appartenances restreintes.
Et c'est bien dans ce cadre que les nouvelles pratiques de la philosophie promues par la toute nouvelle Chaire Unesco peuvent constituer un moyen "d'empuissantiser" la notion de fraternité et, ce faisant, contribuer à lutter contre les inégalités en les attaquant à la racine. Elles le peuvent de deux façons : d'abord en tant que pratique même, et, mieux encore, en prenant la fraternité elle-même comme objet de discussion philosophique.
Dans ses modalités mêmes de discussion en commun et régulée, la Discussion à Visée Philosophique (DVP) telle qu'elle se développe aujourd'hui dès l'école maternelle constitue une pratique fraternelle de l'égalité qui articule identité et différence dans une expérience d'intelligence collective. En rapprochant les corps et les esprits dans le partage des idées et des émotions, en donnant l'occasion d'une éducation à la tolérance qui habitue, dès le plus jeune âge, à supporter (tolerare) nos différences sans les transformer de facto en inégalités, elle permet plutôt de les apprivoiser pour les discuter dans un indispensable travail à la fois rationnel et sensible. Ce travail coopératif, loin d'être une mise en compétition individuelle des intelligences, permet de "travailler" les notions d' identité commune et d'égalité par le fait même de la communauté de recherche en une sorte de pratique fraternelle de la raison qui vient bousculer un peu un quotidien pédagogique trop souvent individualiste, compétitif et inégalitaire.
Les nouvelles pratiques de la philosophie participent aussi d'un tournant pédagogique salutaire en ce qu'elles induisent une nouvelle "éthique de la relation" dans la mesure où, contrairement aux situations pédagogiques ordinaires, l'animateur de l'atelier philosophique ne connaît pas nécessairement les réponses aux questions qu'il pose et qu'il se pose d'ailleurs à lui-même également. L'asymétrie traditionnelle du "maître" est donc ici déplacée, ou du moins atténuée dans sa verticalité, pour laisser place à davantage d'horizontalité, c'est-à-dire d'égalité. A l'heure où bon nombre d'enseignants sont déstabilisés par le nouveau rapport au savoir et aux apprentissages que l'usage des technologies numériques occasionne, et vivent parfois ces bouleversements comme une remise en cause de leur autorité éducative, il y a lieu d'interroger la nature de la relation éthique qui préside à toute relation pédagogique à l'aune de la fraternité. La posture de l'animateur dans les ateliers philosophiques peut donc offrir un paradigme intéressant pour toute posture de pédagogue en ceci qu'elle interroge la dimension "éthique" et "épistémique" de sa relation à l'enfant et au savoir. Ce paradigme pédagogique peut être décisif dans la lutte contre les inégalités à l'école et dans la société, quand on sait que ce sont les élèves des classes sociales les plus défavorisées qui pâtissent principalement d'un paradigme pédagogique traditionnel plus vertical dont ils ne maîtrisent pas toujours les codes.
Ajoutons que le déficit considérable de compréhension et même les ruptures révélées à l'école, dans "l'après Charlie", entre nos élèves, entre nos élèves et nos enseignants, voire entre nos enseignants eux-mêmes, appellent l'instauration d' espace fraternel de discussion, pour peu qu'il soit possible d'y mêler des individus de divers milieux et donc de divers établissements, voire de diverses académies si l'on veut sortir de "l'entre soi" de la "carte scolaire" et lutter contre les inégalités qu'elle recèle.
On peut enfin penser l'efficience d'une pratique philosophique qui propose aux élèves d'interroger directement la notion de "fraternité" et qui la prend pour objet de DVP ou d'ateliers philosophiques, par exemple dans le cadre du programme d'Enseignement Moral et Civique, voire de l'enseignement du fait religieux. Une mallette pédagogique dédiée à la "fraternité" et à ses enjeux conceptuels, tant dans sa dimension morale que politique, composée de différents supports selon les âges et les niveaux (ouvrages de littérature de jeunesse, citations philosophiques, expériences de pensée) est en cours d'expérimentation, dans le champ de la prévention des violences, pour lutter contre certaines inégalités dans l'école et dans la cité, par exemple dans le cadre des rapports fille/garçon ou des phénomènes de discrimination communautaire et de rejet. Dans ce dernier domaine, l'entrée par la fraternité semble particulièrement adaptée pour prévenir efficacement les phénomènes de harcèlement à l'école en "travaillant" deux de ses principaux constituants : l'empathie et le sentiment d'appartenance au groupe de pairs.
Agnès Perrin-Doucey
(professeur, Université de Montpellier)
"Littérature, altérité, citoyenneté et formation du lecteur".
Nous pensons ici les relations qui se nouent entre littérature, formation du lecteur et construction de la citoyenneté. Nous interrogeons cette question à partir du champ académique de la didactique de la littérature et épistémologique du sujet lecteur. Nous considérons en effet que la lecture littéraire peut-être consubstantielle à la formation du citoyen à condition de penser cette lecture comme un vecteur d'émancipation et de développement de l'esprit critique.
Nos travaux ne s'intéressent pas à la dimension moralisatrice de certains corpus littéraires. Ils les envisagent plutôt comme un outil pour discuter les valeurs. En effet "si le texte propose sa propre vision du bien du mal, il le fait en jouant sur des représentations qui existent hors de lui et indépendamment de lui." (Jouve, 2001) L'inachèvement du texte invite en effet le lecteur à combler les implicites en s'engageant. Dès lors, la dimension participative de la lecture permet des "simulations imaginatives" et des "modélisations mimétiques" jouant un rôle cognitif essentiel dans la construction des apprentissages (Citton, 2007). Elle favorise ainsi une expérience de l'altérité qui, pour être féconde, doit s'organiser dans un mouvement dialectique entre les dimensions participative et distanciée de la lecture.
Pour illustrer notre propos, nous nous appuierons sur l'album Grosse colère (D'allancé, 2000) et des données recueillies dans l'étude de l'oeuvre en CE2. L'histoire s'ouvre sur l'arrivée à la maison de Robert après une mauvaise journée. Sa mauvaise humeur le conduit à transgresser les règles de vie en famille. Son père l'envoie de fait dans sa chambre pour se calmer. Là, un monstre à l'allure simiesque sa grosse colère - sort de lui et détruit progressivement toute l'environnement. L'enfant, d'abord fasciné par la violence de cette "chose", change d'avis quand elle s'attaque à ses jouets. Il comprend alors la violence d'une colère, la dompte en l'enfermant dans une boite. Puis, calmé, il demande à son père s'il y a du dessert.
Il ne s'agit pas avec les élèves de se demander si le père doit ou non accepter cette requête, mais plutôt d'interroger les raisons de la colère en comblant l'ellipse contenue dans la première phrase de l'album. Les élèves jouent alors au jeu des simulations imaginatives pour penser de différentes manières cette mauvaise journée. Ils s'appuient sur des indices prélevés dans l'image (comme l'absence de la mère) qu'ils confrontent à leur vécu pour imaginer cette journée. Le jugement porté sur la colère se trouve relativisé en fonction de la situation qu'ils imaginent. Le rapport à l'autre se construit avec empathie. Le débat d'interprétation qui suit l'invention permet une approche raisonnée de la situation (donc de la colère). Il s'agit finalement de penser la colère par la littérature et non avec elle.
Citton Y. (2007). Lire, interpréter, actualiser, pourquoi les études littéraires. Paris : Editions Amsterdam.
D'allancé M. (2000). Grosse colère. Paris : Ecole des loisirs.
Jouve V. (2001). Poétique des valeurs. Paris : Presses Universitaires de France.
(1) : Voir la problématique du colloque dans le numéro précédent de Diotime (n° 72).