Revue

Les points communs entre les méthodes Lipman et Tozzi

Lipman et Tozzi ont, chacun, développé une méthode pour enseigner la philosophie aux plus jeunes ou, plus spécifiquement, pour les amener à pratiquer la philosophie. Il s'agit des deux méthodes de pratiquer la philosophie les plus connues dans le monde francophone. Le but de ce texte est de présenter leurs points communs et leurs différences.

I) Les points communs

Nous commençons par les points communs aux méthodes de Lipman et Tozzi, parce que nous croyons qu'elles participent à un même mouvement en éducation. En effet, les deux partent du principe que les enfants sont capables de faire de la philosophie et que l'on ne doit pas attendre la fin de l'adolescence ou l'âge adulte pour la pratiquer : l'âge, la maturité, les connaissances ne sont pas un préalable pour apprendre à penser, il suffit de disposer du langage. Il s'agit donc d'un premier changement par rapport à l'enseignement de la philosophie à l'université, qui s'adresse traditionnellement aux plus âgés. Ces deux pratiques n'affirment pas seulement que les jeunes sont capables de faire de la philosophie, mais qu'ils gagnent à la pratiquer sur différents plans : cognitif, affectif, social, parce que leur vie a une dimension philosophique qui mérite d'être explorée, et de plus, la pratique même de la philosophie leur apporte certains bénéfices (développer leur pensée critique, apprendre à nuancer leur pensée, travailler leur écoute, etc.) En somme, la pratique de la philosophie doit permettre aux élèves d'avoir une meilleure vie et d'être de meilleurs citoyens démocratiques.

Le deuxième changement qu'ont apporté Lipman et Tozzi par rapport à l'enseignement de la philosophie se situe dans ce que l'on entend généralement par celui-ci. En effet, l'étude de la philosophie à l'université a traditionnellement consisté en l'étude des grands philosophes de l'histoire (Platon, Aristote, Descartes, etc.) et de leurs théories. Ce but a eu tendance à donner une certaine forme à l'enseignement de cette discipline, soit l'enseignement magistral. Tant pour Tozzi que pour Lipman, faire de la philosophie avec les plus jeunes n'est pas l'étude des penseurs philosophiques qui ont marqué l'histoire, elle est plutôt une pratique même de l'acte de philosopher. En ce sens, enseigner la philosophie revient à créer un espace pour que les élèves s'engagent à philosopher.

La conception de la philosophie commune aux deux approches les amène à partager d'autres caractéristiques. Premièrement, les deux voient la philosophie comme un acte communautaire, un acte qui ne se fait pas seul mais avec d'autres. On peut par conséquent dire que dans les deux mouvements, la philosophie est un acte en grande partie dialogique : l'individu y construit sa pensée en rencontrant la pensée des autres participants. Le dialogue vise beaucoup plus à amener les participants à collaborer plutôt qu'à être en compétition les uns avec les autres, quoique le dialogue puisse générer des confrontations.

Deuxièmement, cela a aussi conduit les deux théoriciens à créer du matériel pédagogique pour introduire les enfants à la philosophie. Finalement, les deux ont élaboré une pédagogie pour diriger la pensée des participants et le dialogue durant les sessions de philosophie. La pratique philosophique dans les deux courants exige des interventions de l'enseignant pour être productive. Une certaine structure vient encadrer la discussion philosophique, mais doit laisser la place aux participants pour qu'ils expriment leur point de vue. En ce sens, faire de la philosophie exige une discipline, une rigueur ou une méthode. On différencie ainsi la discussion ou le dialogue philosophique de la conversation. Le rôle principal de l'enseignant ou de l'animateur dans ces sessions est de faire respecter les normes de la discussion et non de juger les opinions émises. Il veille à développer le sens du questionnement, une culture de la question, de la recherche structurée et non de la réponse.

En somme, les deux courants partagent une vision similaire de ce que signifie pratiquer la philosophie avec les enfants et de son rôle dans leur développement. Toutefois, ces théories ont certaines particularités, et c'est que nous regarderons à présent.

II) Différences ou inflexions différentes

Tozzi a appelé sa méthode DVDP, soit Discussion à Visée Démocratique et Philosophique, alors que la méthode Lipman s'est d'abord développée aux États-Unis sous les noms de Philosophie pour Enfants (PPE) ou Communauté de Recherche Philosophique (CRP). Ces différences dans leurs noms renvoient à une certaine nuance dans leur perspective de l'idée de "communauté", qui elle-même renvoie à des traditions différentes de la pédagogie. On retrouve chez Tozzi une formalisation du dispositif démocratique issue des pédagogies coopératives/institutionnelles : des fonctions diverses pour les élèves (président de séance, reformulateur, synthétiseur, discutants, observateurs...) et des règles précises de circulation de la parole (ordre d'inscription, priorité aux moins disants, perche tendue aux muets, droit de se taire...) Cette intention de promouvoir le fonctionnement démocratique de la communauté s'inscrit dans la tradition des pédagogies coopératives et d'inspiration Freinet. On ne retrouve pas généralement autant de rôles dans la méthode Lipman, et ceux-ci ont aussi une fonction différente.

La CRP, qui est la méthodologie prônée par Lipman, pointe dans une autre direction. En effet, l'accent est ici mis sur la "recherche", ce qui permet d'établir quoi faire et quoi penser. La communauté permet à cette recherche d'atteindre son but, c'est-à-dire que c'est dans la collaboration entre les individus et la confrontation des points de vue que la recherche avance dans la bonne direction. Les nombreuses habiletés de pensée qui ont été développées par les gens pratiquant la méthode Lipman ont pour but d'assurer que la recherche se déroule de la façon la plus optimale possible ces habiletés sont régulièrement regroupées sous les catégories de la pensée critique, créative et attentive ( caring). Le facilitateur des discussions philosophiques a pour rôle de faire respecter les règles de la recherche, qui assurent aussi le bon fonctionnement de la communauté, et d'amener les élèves à développer les habiletés de pensée. Dans une communauté de recherche mature, le facilitateur devrait prendre de moins en moins de place, et c'est aux participants eux-mêmes à jouer son rôle.

Les deux courants ont aussi créé un matériel pédagogique distinct. Pour Tozzi, la discussion peut partir de la littérature jeunesse, des mythes ou des fiches sur des thèmes, mais cela n'est pas indispensable : on peut partir d'une notion ou d'une question. La source des discussions chez Lipman a été traditionnellement les romans qu'il a lui-même écrits. Ces romans présentent des thèmes philosophiques et des modèles d'enfants engageant des discussions et des réflexions philosophiques. Les enfants construisent des questions à partir de ces histoires une question sera ensuite choisie pour lancer la communauté de recherche. Les romans sont accompagnés de guides avec des plans de discussion et des activités que le facilitateur peut utiliser au besoin.

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