L'animateur qui veut pratiquer des DVDP se trouve confronté à des difficultés quand il commence. Il y a des réticences, des résistances voire des objections qu'il se fait ou qu'on lui fait au départ, puis des problèmes à résoudre dans la pratique.
Petite revue et pistes pour les surmonter. C'est une question d'entraînement...
" Ils ne sont pas capables si jeunes d'apprendre à philosopher : ils ont un langage trop rudimentaire, les structures logiques ne sont pas en place pour raisonner, ils ont trop peu de maturité psychique, et fort peu de connaissances sur lesquelles s'appuyer..."
Comme s'il y avait un âge pour commencer à réfléchir ! Tous les animateurs de philosophie avec les enfants tranchent ces questions par la pratique, et sont étonnés par leur capacité de réflexion, dès que l'on crée un espace réflexif ad hoc. Effet Pygmalion a contrario : si l'on ne fait rien pour susciter et accompagner leur réflexion, ces potentialités ne s'actualisent pas. En fait un enfant utilisant le langage, par l' abstraction de ses mots, peut exprimer une première vision du monde à partir de son expérience (par exemple de l'amitié, de l'amour, de la jalousie, de la colère etc.), rudimentaire certes, mais sur laquelle on peut travailler comme opinion pour la dépasser ou la fonder, notamment en la confrontant à d'autres et au professeur ou à l'animateur. Les enfants d'ailleurs en redemandent, parce que ce sont d'une part leurs questions (ce qui résout l'obstacle de la motivation), et d'autre part parce qu'on les considère comme des "interlocuteurs valables" (J. Lévine), ce qui accroit leur estime d'eux-mêmes, surtout lorsqu'ils sont en échec scolaire.
" Je ne suis pas capable d'animer une DVDP. Ils ne savent pas discuter, ne s'écoutent pas, se coupent, se dispersent avec leurs voisins. C'est toujours les mêmes qui parlent, sans demander la parole, et s'ils ne sont pas d'accord, ils se disputent, se moquent. Que faire ? Par ailleurs, je n'ai aucune formation philosophique : comme pourrais-je donner un tour philosophique à la discussion ?".
Sur le premier aspect, animer une discussion démocratique en groupe, il faut mettre en place un dispositif qui facilite la prise de parole pour tous ; établir des règles d'apprentissage (ce n'est pas spontané , ça s'apprend de différer son intervention et de demander à intervenir) ; instaurer un tour de parole ; aider les petits parleurs (règle de priorité). Et par ailleurs proposer une éthique communicationnelle (on ne se moque pas). Les mots-clefs du cadre à institutionnaliser (car il est un contenant des pulsions) sont la sécurité garantie quand on prend la parole, et la confiance en soi éprouvée quand on est entendu et respecté. Les fonctions diversifiées attribuées aux élèves les prennent en considération, leur font confiance et les responsabilisent.
Sur le second aspect, philosophique, l'essentiel est d'avoir bien compris en quoi consistent les trois processus de pensée qui constituent la colonne vertébrale d'une réflexion (se questionner, définir les notions dont on parle et argumenter ce que l'on affirme), et d'être vigilant sur leur mise en oeuvre.
" Je voudrais bien, mais que faire ? Ils donnent beaucoup d'exemples vécus, mais ils généralisent peu, n'arrivent pas à définir les mots qu'ils utilisent, affirment sans prouver ce qu'ils disent, ne savent pas pourquoi ils sont en désaccord. Ils répètent souvent ce qui vient d'être dit, en ajoutant des exemples similaires et la discussion tourne en rond ; ils tiennent des propos sans rapport avec la question, font du hors sujet, les é changent dérivent ; au bout d'un moment, ils n'ont plus rien à dire, et je ne sais comment relancer".
C'est intéressant les exemples vécus ou rapportés, car c'est la matière de la réflexion quand elle part de la vie quotidienne. Un exemple est concret pour un enfant, et lui permet de faire le lien entre son vécu (Amandine est mon amie) et une notion abstraite (l'amitié). Il explore le champ d'application de la notion (les exemples auxquels elle s'applique). C'est en recherchant ensuite les points communs entre plusieurs exemples (par exemple d'amitié) que l'on trouve les attributs du concept, ce qui permet de le définir abstraitement en compréhension (quelqu'un choisi parmi tous ses camarades parce qu'on l'aime, en lequel on a confiance et à qui l'on peut dire ses secrets).
Par rapport à une question, on leur demande de dire quelle serait leur réponse, et c'est ce qu'ils font, sous forme d'affirmations. C'est à l'animateur de leur demander pourquoi ils pensent ce qu'ils disent, de le justifier rationnellement ; si les autres pensent pareil ou non, et pourquoi (mot bref, mais incitant à argumenter) ; qu'est-ce qu'ils répondraient à cette objection... Le contre exemple est intéressant, parce qu'il est encore concret pour un enfant, mais a statut épistémologique de preuve (un seul cygne noir, et je ne peux plus prétendre que tous sont blancs).
Un enfant qui répète, c'est un nouveau participant qui entre dans le débat. On peut l'inciter à aller plus loin : "Peux-tu le dire autrement ?" ; on peut l'interroger sur son exemple pour qu'il le développe. Une des consignes pour éviter les redites, c'est "Ne répétez pas ce qui vient d'être dit, donnez des idées nouvelles sur la question" ("Y a-t-il d'autres réponses, arguments, un contre exemple, une objection, une autre dé finition ?").
Quand on a l'impression que l'on dérive, il faut demander quel est le rapport avec la question traitée, que l'animateur parfois ne voit pas mais qui existe souvent pour l'élève. Sinon, il faut recadrer, recentrer les propos, relire la question écrite au tableau et demander d'y revenir...
Si les échanges s'épuisent, on peut relancer par une question,car une question a l'avantage de mettre à nouveau le groupe en recherche, et il y a toujours un élève qui voudra y répondre. Le mieux est d'avoir préparé une liste de questions par rapport au sujet, que l'on utilisera ou non, et non des réponses attendues, ce qui amènerait l'animateur à trop orienter le groupe (Ex. sur grandir : différence entre une personne grande et une grande personne ? Grand par la taille ou dans sa tête ? Arrête-t-on de grandir ? Envie ou pas de grandir ? Avantages et inconvénients ? Qu'est-ce qui fait grandir ? Etc.). C'est bon aussi d'avoir quelques repères, distinctions conceptuelles, pistes de réflexion (grandir par l'âge, la taille, dans sa tête ; grandir et murir, vieillir ; grandir et les épreuves).
"Je n'ai pas l'habitude. Ce que je fais d'ordinaire : j'ai un programme à traiter, ou j'ai planifié une séance, je dois faire passer des connaissances, je leur pose des questions pour savoir s'ils ont compris ou s'ils savent, et ils doivent me donner la bonne réponse. Mais dans la DVDP, c'est trop différent".
Comme toute pratique novatrice, on change d'attitude. Ici, l'animateur a une posture de "maître ignorant" : c'est une expression de Jacques Rancière qui qualifie bien le comportement de Socrate, qui pose des questions sans avoir pour autant la réponse, car les questions essentielles posées à la condition humaine, et que posent les enfants dès 4-6 ans, sont complexes, ont de multiples réponses, et on peut changer d'avis dans l'existence selon ses expériences et sa réflexion. On considère donc qu'il n'y a pas de mauvaise réponse dès lors et c'est important qu'elle est argumentée. L'ignorance du maître est méthodologique : elle évite que l'enfant ne s'aligne sur la pensée de l'animateur, ne soit pas dans "le désir de bonne réponse du maître" ; elle creuse le désir de trouver sa propre réponse pour apprendre à penser par soi-même.
Les gestes professionnels de l'animateur philosophique se développent dans sa pratique quand il saisit l'opportunité (les grecs parlaient de kairos) de tout moment potentiellement philosophique : celui où un élève se pose à lui-même une question ou interroge un camarade, celui où pointe une définition à creuser (le courage c'est...), où s'esquisse une distinction conceptuelle (le plaisir, la joie, le bonheur...), celui où émerge un désaccord propice à argumenter deux thèses répondant contradictoirement à la question du jour. L'animateur saute alors sur l'occasion philosophique qui se présente, et c'est cette exploitation par le groupe sous sa conduite qui rend philosophique l'orientation du dialogue.