I) Introduction
La question peut paraître saugrenue. Ne constate-t-on pas, lors de chaque animation, que "ça a marché" ou bien, au contraire, que "ça n'a pas pris" ? Et puis, l'on peut compter aussi sur les retours des participants. Ces sentiments subjectifs contiennent leur part de vérité et ils sont déjà en eux-mêmes indicateurs de ce qu'il s'est passé lors de la discussion. Mais s'en tenir là nous ôterait toute possibilité d'évaluer la pertinence de ce sentiment. Je puis très bien sortir satisfait d'une discussion et constater, rétrospectivement, qu'en réalité rien de bien intéressant ne s'est dit ; l'inverse pouvant être vrai également. Tout comme cela nous priverait de la conscience des moyens à mettre en oeuvre pour corriger, réajuster ou reproduire l'expérience. Il convient dès lors de tenter d'expliciter ce sentiment en identifiant de la manière la plus systématique possible des indicateurs objectifs d'une progression dans la discussion. On pourra alors réfléchir, en un second temps, aux gestes d'animation propices à cette progression.
Les développements qui vont suivre sont des réflexions personnelles reposant sur l'observation de DVDP. Ils s'alimentent également de certaines remarques effectuées lors d'une DVDP traitant explicitement de cette question des "indicateurs de progression".
II) Une progression ?
Avant de nous lancer à la recherche de signes "tangibles", observables d'une progression, il est de bonne méthodologie de s'interroger sur ce que l'on entend par ce dernier terme. D'une manière générale, posons que la progression dans une DVDP n'équivaut ni à la réponse à la question de départ ni à l'obtention d'un consensus ; ces deux points peuvent exister évidemment, mais toujours de surcroît. Bien plutôt, la progression correspond, en partie du moins, à la levée de la confusion, des ambiguïtés, des équivoques, des faux problèmes. Ceci concorde avec le sentiment souvent exprimé selon lequel "on a clarifié les choses". Les choses, c'est-à-dire : les enjeux, les notions, le vocabulaire, mais aussi les thèses en présence, les modalités de leur affrontement, leurs argumentations respectives, les moyens à mettre en oeuvre dans la recherche de leur évaluation, etc. Cette clarification permet a minima de se mettre d'accord sur certains points. S'accorder ensemble (au sens quasi-musical) signifie bien plus que le let's agree to disagree des Gentlemen britanniques. En effet, alors que ce dernier constat est la reconnaissance mutuelle de la simple co-présence de deux monologues en vue d'éviter la violence, l'accord dont nous parlons implique la création d'une cohérence temporelle à travers et par la discussion, cohérence au sein de laquelle ce dissensus est une richesse. En d'autres termes, s'élabore, au sein du cadre objectif du temps de l'horloge et à partir des différents temps "psychologiques", une temporalité commune ayant son rythme propre, sa direction et sa mémoire. Chacun ressent l'émergence de cette cohérence lorsque la conversation remplace le dialogue de sourds et que se manifeste, comme un horizon, la possibilité d'une intercompréhension.
Mais la DVDP est autre chose qu'une musique écoutée à plusieurs et qui nous synchroniserait, autre chose aussi qu'une conversation attentive. C'est une pratique discursive à visée philosophique. Une progression en son sein requiert donc aussi une clarification de l'ordre du concept. Or c'est bien là ce que l'on entend lorsque l'on dit qu'on a levé des ambiguïtés, qu'on a fait reculer la confusion, etc. En d'autres termes, il y a progression lorsqu'il y a élaboration d'une cartographie conceptuelle partagée. C'est un peu comme si la somme des regards synchronisés créait un grand phare capable de transpercer les brumes dans lesquels chaque regard seul était, sinon perdu, du moins désorienté et myope.
De ce qui précède, on peut conclure par cette apparente lapalissade : il y a eu progression lorsque le dispositif a produit ses effets. En agençant un ensemble de conditions spatiales et temporelles objectives, le dispositif à visée philosophique entend générer des effets spécifiques caractérisés par la création d'une temporalité et d'une cartographie conceptuelle partagées. De sorte que chacun héritera en toute conscience, au sortir de la discussion, d'un patrimoine commun.
III) Les indicateurs
Les signes les plus immédiats de progression sont d'ordre "existentiel". Co-élaborer une nouvelle spatio-temporalité suppose de "lâcher du lest" (et tout allègement est agréable). Il ne s'agit pas de s'oublier dans un "Grand Tout" qui aurait émergé, mais d'abandonner les réflexes défensifs accompagnant cette identité. Une vraie satisfaction advient alors, qui se manifeste dans les attitudes corporelles, dans la réduction de l'ennui et de la frustration "négative", dans l'accroissement du plaisir et du désir de poursuivre, dans la capacité à faire part de l'évolution de son opinion, ou encore dans l'assouplissement des dynamiques de groupe pré-existantes.
Toutefois, cette satisfaction est aussi proprement philosophique et, à ce titre, réflexive. La prégnance de cette dimension se mesure à l'aisance qu'acquiert chacun à situer son intervention. Par là nous entendons la capacité à retracer le chemin parcouru, à expliciter les modalités de son intervention ainsi que son articulation aux autres, à intégrer les approfondissements ou transformations de la question traitée, à identifier clairement les thèses en présence, à saisir les aspects auxquels on s'oppose ou avec lesquels on s'accorde dans les autres positions, etc. En somme, l'explicitation de l'intervention synthétise d'un même geste les multiples dimensions à l'oeuvre dans la DVDP : on élabore avec les autres la configuration temporelle et conceptuelle émergente en se l'appropriant et on se l'approprie en l'élaborant avec les autres.
Dans le déroulé de la discussion, il semblerait que cela advienne quasi-mécaniquement lorsque les "jointures" se font. Normalement, ces jointures sont effectuées par l'animateur et le reformulateur, mais, précisément, on sent que la DVDP progresse lorsque chacun des discutants apporte un soin particulier au début et à la fin de son intervention pour la relier aux autres. Ainsi, cette reprise qui clarifie et crée (les deux étant peut-être la même chose), loin d'imprimer un effet de répétition ou d'écholalie, est l'opérateur de l'appropriation collective et individuelle de la question et de son développement. Si ces jointures incarnent le lieu d'articulation d'une temporalité nouvelle (avec ses longueurs, ses changements de rythme, etc.) et d'un lieu conceptuel propre, on peut définir les "moments charnières" d'une DVDP comme ceux où devient manifeste pour chacun la nouvelle dimension à laquelle il participe (par cristallisation thématique, par la simple mention d'une notion, par le rappel au réel, par un exemple éloquent, etc.).
D'une certaine façon, il serait possible d'affirmer qu'il y a eu une progression lorsqu'il devient clair que chacun des discutants a internalisé les divers rôles et fonctions de la DVDP : tout comme l'animateur, il (se) cadre et se fait parfois l'avocat du diable ; tel un reformulateur, il parvient écouter et à saisir la quintessence conceptuelle des autres interventions ; à l'instar du synthétiseur-cartographe, il conserve la mémoire et les articulations de la discussion ; enfin, développant un surmoi présidentiel, il veille au climat émotionnel et considère les interventions de chacun. La manifestation ou non de ces fonctions chez les participants fournirait alors un critère raisonnable pour évaluer l'adéquation entre les sentiments subjectifs et la progression objective.
IV) Les implications pour l'animateur
Sur la base de ce qui vient d'être développé, certaines considérations très générales peuvent être tirées quant au rôle de l'animateur. Il apparaît en effet clairement que ce dernier doit favoriser la création par le groupe de cette cohérence temporelle au sein de laquelle peut s'effectuer l'exploration d'un espace conceptuel avec ses notions, ses arguments, ses problèmes. Pour cela, il lui faut avant toute chose cultiver sa capacité à lever les résistances individuelles et collectives, c'est-à-dire, par exemple, à déminer les rigidités psychologiques ou à contrecarrer les dynamiques de groupe extérieures à la DVDP. Cette instauration d'un climat de confiance, ce travail affectif sous-jacent, cette attention à faire totalement droit aux thèses et positions en présence sont indispensables mais insuffisants. Car l'animateur doit surtout veiller à rappeler constamment, dans ses consignes, l'exigence de clarification (dimension conceptuelle et argumentative) et à maintenir sur le long terme cette exigence (dimension temporelle). Pour susciter l'appropriation-élaboration dont nous parlions plus haut, il peut suggérer aux participants de se situer ou de se resituer dans la discussion. Il peut aussi les inviter à faire part d'une éventuelle transformation de leur opinion et des raisons de cette transformation. Cela favorise, en effet, sans la garantir jamais évidemment la reprise, au moins in peto, de l'ensemble de la discussion et des notions qui y ont été débattues. Ce faisant, l'on évolue alors dans la nouvelle configuration conceptuelle et temporelle qui s'esquisse. À terme, celle-ci devrait devenir tant une évidence qu'un lieu que l'on se réjouit d'aller explorer.