Revue

Séminaire sur les NPP, Belgique : Pensée collective ou co-construction dans les discussions philosophiques ?

Dans une discussion collective, les autres sont-ils des ressources qui viennent alimenter ma propre pensée, ou suis-je pris dans un tissu d'interactions et dans une écoute qui va produire quelque chose qui est au delà de la somme des individus qui s'y ressourcent ?

I) Présentation

Une recherche rapide dans le journal belge "Vers l'Avenir"1 fait apparaître les grands sens de "collectif" dans le langage courant. Le terme collectif s'applique aux actions et aux choses comme étant réalisées par, ou destinées à, un groupe de personnes. On parle d'action collective, lorsqu'un groupe, organisé ou non, réalise une action particulière. Dans les arts, un collectif identifie différents artistes travaillant ensemble, le plus souvent sous leur propre direction, vers des objectifs communs. En sport, une activité collective se joue en équipe. Problématisons. "Ensemble", ca veut dire quoi exactement ? Est-ce travailler en même temps, sur un même objet ? Exécuter une série de gestes variés et cohérents en perspective d'un même objectif ? Mais est-ce toujours si simple, quand on quitte le domaine de l'art ou du sport, de savoir si on travaille bien sur un objet commun ? Et de manière cohérente ?

Qu'en est-il donc d'une "pensée collective" dans le domaine des Nouvelles pratiques de la philosophie ? La pensée collective n'est-elle encore qu'une formule ou un concept ? Quels liens peut-on nouer entre cette hypothétique "pensée collective" et la "co-construction" ?

Co- provient de la préposition latine cum qui marque, en plus de l'idée temporelle de simultanéité, le moyen ou les circonstances qui accompagnent l'action. Dans certaines expressions le cum est proche de contra puisque le partenaire est aussi l'adversaire2.

Dans les différentes formes de la discussion philosophique3, la pensée collective ne correspond pas à la "représentation sociale" étudiée par Durkheim ni à la "pensée archétypale" de Jung. On ne peut se satisfaire non plus de la définition de la pensée collective comme l'addition des pensées individuelles parce qu'il lui manque l'idée de l'objet commun, d'une certaine cohérence, du travail collectif. La juxtaposition d'idées dans un lieu public peut manquer d'articulations conscientisées pour être collective.

Que chacun récupère dans une discussion les idées des autres pour se nourrir, utilise les autres pour sa propre pensée ne forme pas non plus le collectif d'une pensée puisque l'approche dans cette définition y est individualiste. Un agglomérat de fruits dans une corbeille ne fait pas une macédoine de fruits. Certains gestes doivent être posés et le jus obtenu est le mélange savant de tous les liquides qui ne prennent pas le dessus en goût sur chacun des morceaux.

Une pensée collective serait plutôt une pensée qui se construit et qui n'est pas déjà là, pré-construite. L'idée toute faite, les lieux communs, une vérité déjà partagée, un savoir établi... ne font pas partie de la pensée collective. Il faut questionner ensemble et se sortir ensemble des représentations sociales et du bain culturel dans lequel nous baignons. La pensée collective apporte quelque chose de neuf à la fois à la pensée personnelle et aux représentations culturelles admises ou savoirs institués ou opinions communes.

II) Co-construction

La "co-construction" est un terme récent en sciences de l'éducation, en sciences du langage et en psychologie. La co-construction met "en valeur l'implication d'une pluralité d'acteurs dans l'élaboration et la mise en oeuvre d'un projet ou d'une action"4.

Problématisons. Plusieurs participants motivés, encadrés par une DVDP (Discussion à Visée Démocratique et Philosophique), discutent d'un objet commun qui est une question. Il y a une communauté d'intentions, où chacun cherche à répondre à cette question. Il y a des réponses différenciées. Ils re-cherchent. Des désaccords naissent. Les participants ne pensent pas tous la même chose. Un groupe peut se construire à travers les désaccords. Ces éléments font-ils la co-construction ?

La métaphore de l'architecture dans la formule utilisée de la "co-construction" amène à se demander si l'animateur est l'architecte et les participants lui obéissant les ouvriers maçons. Cette lecture de la métaphore s'oppose à l'idée d'une pensée collective comme moment de mise en commun de pensées auquel s'ajoute quelque chose de plus5 ou quelque chose d'autre qui n'est pas réductible à ce que l'un ou l'autre a dit personnellement sans qu'il y ait forcément un architecte).

Pourquoi utilise-t-on cette formule de "co-construction"? Elle sous-entend une certaine esthétique de la rencontre. Le sentiment que l'on " co-construit", que chacun apporte sa brique, correspond à un enthousiasme et à un espoir : que plusieurs apportent leurs briques et que cet agencement tienne, malgré ou grâce à la diversité. Pouvoir faire communauté et traiter à plusieurs d'une chose commune est un enjeu attractif. C'est là peut-être le "plus", cette possibilité que les idées apportées par différentes individualités se rencontrent.

III) Indicateurs ou conditions de possibilité d'une pensée collective?

Y a-t-il "pensée collective" et "co-construction" dans une "discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP)" ? Voici les enseignements tirés de l'observation et de la participation à deux DVDP de forme classique (Animateur, Président de Séance, Reformulateur, Synthétiseur, Participants, Observateurs) qui se sont tenues autour de ces deux notions lors du séminaire international6 à Peyriac-de-Mer en France.

L'observation d'ateliers philosophiques et de DVDP permettent de mettre en évidence plusieurs phénomènes qui indiquent, facilitent ou rendent possible la pensée collective et la co-construction. Nous n'avons pas tranché entre ces trois options. Les phénomènes sont de l'ordre de la fonction des rôles, de la question de départ, de la qualité des participants, de l'affect, des actes proposés, de l'après discussion. Les éléments défavorables sont regroupés à la fin de cette partie.

A) Dispositif, cadre et rôles

La mise en place par l'animateur du dispositif de discussion et le cadre explicité est une condition de possibilité de la pensée collective, mais elle n'est pas suffisante. Ce cadre crée un système avec des variables interdépendantes et les fonctions qui s'y exercent sont en interactions perpétuelles. Dans la DVDP, les fonctions jouent un rôle majeur dans la facilitation et l'installation de conditions de la pensée collective au sens où nous l'avons définie en introduction.

Le rôle de l'animateur tout d'abord. Durant la discussion, l'animateur mobilise plusieurs outils en faveur de la pensée collective. Il arrive avec une question mais ne sait pas où le groupe va aller ; il n'a pas l'intention de le diriger dans une direction prévue. Par contre, son rôle est de percevoir qu'il y a, à un moment donné dans la discussion, un fil qui se dessine et de le montrer à la collectivité, pour qu'on tienne un objet commun construit ensemble. L'animateur n'est pas le sujet pensant, mais celui qui donne le souffle au groupe pensant. Il montre une direction qui se présente à lui et au groupe. Il saisit ici au passage un kairos, là il invite le groupe à évaluer tel ou tel élément qu'il met en évidence, ou encore énonce clairement les pistes à creuser et en soumet une au groupe. La responsabilité de l'animateur est bien de resserrer la discussion, pour faire apparaître l'essentiel à penser, dénicher un fil conducteur au travers des éléments épars de la discussion ou présenter le problème qui préoccupe le groupe et les diverses pistes possibles pour l'aborder. Ces différentes pistes ou perches, bien sûr, le groupe s'en saisit plus ou moins bien.

La fonction de Président de séance est également centrale pour favoriser la pensée collective. Il est le garant de l'aspect démocratique et de l'égalité entre les participants. Divers aspects de sa fonction contribuent à constituer le cadre facilitant la co-construction et sa conscience et prise en charge par chacun des discutants. Il énonce des règles simples et démocratiques de discussion et gère les prises de paroles selon ces règles. Il responsabilise régulièrement chacun en demandant si l'on garde son tour de parole sur ce point à réfléchir ou si on passe la parole à quelqu'un d'autre pour maintenir le fil de la discussion. A 5 minutes du terme, l'annonce présidentielle incite les participants à la concision et à prendre leur responsabilité vis-à-vis des autres et de l'objet commun à traiter : il s'agit d'être bref, clair et pertinent.

Le rôle de Refomulateur favorise la pensée collective en clarifiant la longue prise de parole et en favorisant globalement l'écoute. La co-construction est impossible sans cette condition d'écoute qui est constamment exercée et rappelée comme une mission fondamentale grâce au rôle du reformulateur.

La pensée collective gagne en qualité à laisser un peu de temps à la personne en charge de la synthèse pour arranger ses notes et construire son rapport pour le groupe. La synthèse acte et expose d'une certaine manière la pensée collective en renvoyant au groupe une belle image de tout ce qui a été pensé. Cette synthèse n'est pas pour autant le garant d'une pensée collective : elle reste quand même une pensée individuelle. Le synthétiseur s'appuie sur ce qu'il a entendu, compris et sur sa manière toute personnelle de restituer le contenu. Chaque synthèse sera différente et ne matérialise donc pas une sorte d'objet commun sur lequel chacun pourrait s'accorder.

La DVDP se termine classiquement par le retour des rôles : l'animateur questionne chacun sur les difficultés de sa mission, les dilemmes auxquels il a pu être confronté dans l'exercice de sa fonction. Ce moment est aussi important dans un processus de co-construction car les différents rôles participent à l'action commune qui s'est élaborée. L'autoévaluation est validée, nuancée, contredite, complétée par le groupe.

B) Une question étonnante

Pour qu'une pensée collective ne soit pas pré-construite, qu'elle soit neuve, authentique, originale, qu'elle sorte des lieux communs, la question de départ doit étonner. Elle motive le groupe et active aussitôt la recherche dans la tête de plusieurs personnes.

Suite au vote, l'animateur lance le groupe en délimitant l'objet commun dans la question7. La synthèse finale acte cet objet commun d'autant plus quand elle se donne de manière structurée, en rendant compte du chemin parcouru depuis ce point de départ commun plutôt qu'en énumérant les pensées dans l'ordre chronologique.

C) Les participants

Pour qu'il y ait pensée collective, le participant se montre capable ici de rappeler un exemple proposé plusieurs minutes avant son intervention, là de renoncer à ses idées et à réajuster son propos par rapport à là où la pensée collective est sous la conduite de l'animateur, ailleurs de se montrer capable d'être innovant, s'adapter sans temps de réflexion.

"A quoi dois-je réagir?" se demande un participant. Conscient de la multitude des possibles, il articule son idée à un des crochets de l'ensemble de la discussion, avec la volonté et le désir d'apporter sa pierre à l'édifice8.

"Je ne voudrais pas ajouter de la complexité..." avance prudemment un autre. L'enjeu de la discussion est d'enrichir l'objet commun certes, mais se complaire dans la complexité n'avance à rien. Si les participants s'emmêlent, l'animateur aide le groupe à clarifier le problème.

Les apports en idées des participants peuvent être variés : ajouter une notion, distinguer deux concepts, juger, être en lien avec la parole précédente ou avec la question de départ, proposer un avis divergent, ou rappeler un élément déjà donné. Le catalogue des habiletés de penser montre l'abondance et la diversité de ces apports possibles. Le fait de les nommer systématiquement) aide-t-il à l'émergence d'une pensée collective et de la co-construction ?

La pensée pourrait aussi advenir quand les différents rôles attribués précisément au départ de la discussion sont adoptés par les autres. Les participants se transforment en co-chercheurs. Le participant joue l'animateur en faisant plus qu'apporter des idées : il explicite ce qui se trame dans la discussion et en appelle à creuser telle ou telle piste. Le reformulateur, entièrement tournée vers les idées d'autrui dans une DVDP mobilise sa mémoire de manière forte et peut ainsi se montrer capable de compléter le bilan temporaire fait par l'animateur ou par un participant, anticipant l'image narcissique de la synthèse.

D) L'affect

Le rôle de l'affect importe aussi dans ce qui est la pensée collective. Un climat de confiance favorise le travail qui peut se situer au niveau du conflits des idées plutôt qu'au niveau socio affectif. Rires et petites piques n'arrêtent pas le dialogue. Et la contradiction n'est plus une offense, mais l'occasion d'un approfondissement de la pensée.

E) L'après discussion

Divers indicateurs peuvent également être évoqués pour manifester qu'il y a bien eu co-construction. Que la discussion se poursuive après la fin par petits groupes pourrait par exemple être un indicateur d'une pensée collective.

F) Elements défavorables à la pensée collective

Les malentendus et faux accords pourraient être des éléments défavorables à l'existence d'une pensée collective. Mais si elles sont repérées par les participants, ces actions ne participent-elles pas à l'état de recherche de la discussion ? Soit l'animateur les reprend pour le groupe, soit il invite les participants à le faire d'eux-mêmes. En fin de DVDP, une friction entre l'animateur qui a en charge l'objet commun et le Président qui a en charge la parole performative de fin de séance ne peut qu'apparaître quand le premier clôt le contenu dont la forme ne peut être bouclée que par le second.

L'exigence poursuivie par l'animateur soucieux peut aussi se retourner contre la pensée collective : maintenant le travail pas à pas de la pensée avec, par exemple un travail de reformulation, l'animateur peut amener tel participant à ne pas terminer son idée, ou à lui refuser d'apporter la nuance qu'il pensait pour finir son intervention en privilégiant la clarification de ce qui a déjà été apporté et de sa validation par l'énonciateur.

L'ensemble de ces qualités présentes objectivement dans le dispositif de la DVDP construisent le groupe au niveau de sa sociabilité et non au niveau de sa pensée. Tout cela permet que l'on travaille ensemble, que l'on s'écoute, que l'on ait conscience de là où l'on en est, mais cela ne fait pas forcément une pensée collective.

IV) Hypothèse d'une pensée collective et d'une co-construction

Les discutants ont, à un moment donné, creusé l'hypothèse suivante : qu'une discussion de groupe est un processus de pensées individuelles qui se fait collectivement. On est plusieurs à penser. Mais on ne pense pas ensemble : la pensée reste un acte personnel. La discussion peut cependant aboutir à un résultat commun, impersonnel, non collectif. Le résultat alors n'appartient à personne. Personne n'est obligé de l'assumer.

La métaphore de la construction ouvre ici une fenêtre. Postulons l'existence d'une pensée collective en proposant une lecture plus poussée que tout à l'heure de cette métaphore. Une série de maçons construisent un mur ; chacun apporte sa brique9. Le problème est, qu'une fois les quatre murs finis, aucun des maçons n'habite le volume. Si on construit quelque chose et qu'on ne le fait que pour le plaisir de la construire, on n'a aucun intérêt à vouloir le rendre habitable et à se l'approprier. Pour qu'il y ait co-construction, il faut donc ajouter cette dimension de co-)habitation. Cohabiter est un acte d'engagement qui transforme son quotidien et donne un sens autre. On partage un nouveau mode de vie. Peut-on se satisfaire de simplement vivre et occuper les lieux dans une pensée collective ? La "pensée résultat" nécessite adhésion. La "pensée collective processus" se satisfait du plaisir du jeu comme quand on range ses playmobils ou lego après avoir habillé, agencé les personnages et construit un début d'histoire. Cette pensée collective est un exercice de style qui vaut pour lui-même.

D'un autre côté, le mur tient et s'est fait parce que tous les maçons ont apporté leurs briques et que ces briques se sont empilées et tout cela forme un mur qui tient. Le "plus" pourrait être les petits efforts que ce travail nécessite : on a dû porter les sacs de ciment, on a dû tirer la bétonnière jusqu'au chantier... ce qui va au delà de la juxtaposition des briques de chacun. Y a-t-il quelque chose de comparable à ces phases de construction, à ces actions nécessairement communes, dans la pensée collective ? Faire une objection en est un exemple. La tension de l'objection est en lien avec la tension quand on porte le sac de ciment de 40 kg à deux, quand deux forces s'exercent ensemble. Rester éveillé, entreprenant, attentif, dans une posture active devant les autres et ne pas baîller est un autre exemple d'effort. Cependant, l'effort est il préalable ? L'effort est-il une condition ou un indicateur de la pensée collective ?

V) Concepts fictions ?

La recherche continue sous un autre angle. Le concept ou la formule de "co-construction" pourrait n'être qu'un fanstasme parce que, de la même manière qu'on vérifie la compréhension de l'autre par la reformulation, il faudrait vérifier la co-construction par quelque chose qui serait de l'ordre du co-, et cela ne s'est pas encore fait dans les NPP. Le synthétiseur ne vérifie pas la co-construction, il ne fait pas un acte commun mais il tisse du mieux qu'il peut et de son point de vue un fil conducteur à la discussion de groupe qu'il vient d'entendre. Pour évaluer la pensée collective co-construite, la question test posée à la fin de la séance à chacun des membres de la DVDP pourrait être celle-ci : "A quelles conditions chacun des participants de cette discussion peut-il dire qu'on a co-construit ?"

Par ailleurs, est-ce le résultat ou le processus qui compte ? Un groupe n'a pas pensé collectivement et n'a pas co-construit au vu du résultat car on ne doit pas attendre le terme de la discussion pour dire qu'il y a eu co-construction mais plutôt lorqu'on a identifié les noeuds de conflit entre les pensées individuelles. On n'a pas besoin de penser la même chose ; la pensée collective advient lorsque les participants repèrent les éléments d'incompréhension (en présupposant que la pensée collective recherche d'abord la vérité). La conception négative de la co-construction est la confrontation aux obstacles qui empêchent la formation véritable de ce collectif. La co-construction ne s'alimente que des obstacles qui l'empêchent de se réaliser jamais.

L'objet commun d'une pensée collective est aussi une fiction car la pensée est d'abord et avant tout individuelle. La pensée est un acte intellectuel singulier.

Le commun est impossible aussi dans une discussion de groupe, car pour chacun des participants il y a, dans chaque parole autre entendue, des obstacles dans l'usage des mots par rapport à ce qu'il est censé évoquer. A quel point est-on sûr de mettre la même chose sous chacun des concepts prononcés ?

La méthode de la maïeutique permet d'approcher l'objet commun car elle va jusqu'au bout des désaccords. Elle confronte les accords et les désaccords pour co-construire un objet de pensée. C'est le résultat qui compte ici. Les discutants dépendent de l'animateur qui dirige les raisons engagées dans la discussion. Le conflit, le désaccord enrichit le Bien commun par sa différence. La pensée collective n'est pas d'abord une question d'unité de consensus, convergence, consensualité, mais en même temps il faut qu'il y ait agencement et que chacun ne pense pas que dans son coin.

La pensée collective ne se fait pas que par l'énoncé d'idées. Le corps agit et pense de subtiles façons : ici, les yeux interrogent, là les soucils froncés disent non. Ajoutons la tenue du corps sur la chaise, les gestes de la main qui disent muettement qu'il y aurait, hic et nunc,une réaction à émettre mais que le respect de la prise de parole interdit, des doigts qui montrent, les mouvements de tête qui opinent ou non, la tonalité de la voix qui évolue tout au long de la discussion ou au sein même d'une prise de parole. Il faudrait consacrer un observateur à ces phénomènes de corps qui co-construisent la discussion et faire appel à l'honnêteté des partticipants, qui pourraient signaler qu'ils ont en effet commis tel ou tel geste de penser par le corps.

Quand on discute à plusieurs, il y a plus que ce que chacun pense individuellement. Il y a plus dans deux têtes que dans une. L'idée avancée par le premier fait réagir quelqu'un, déclenche une pensée. Le texte écrit après un atelier philosophique est plus riche, plus épaissi, plus dialogique que celui écrit seul avant. Ce texte reste-t-il une pensée singulière ou le passage par le groupe a créé un événement d'interactions qui justifie l'idée que le deuxième texte est de l'ordre de la pensée collective (chaque idée n'engage pas l'écrivain) ?

Chacun repart de la DVDP avec un bagage plus lourd mais cela ne fait pas la pensée collective, alors que la psychologie sociale montre bien qu'un groupe arrive à résoudre un problème que chacun des membres qui composent ce groupe n'arrive pas à résoudre isolément.

Si on fait l'hypothèse de la pensée collective, qui pense ? Un groupe pense-t-il ? Dans ce problème de la pensée collective, l'angle ontologique ou métaphysique du sujet actant ou métaphysique est invérifiable.

VI) Fictions opératrices ?

La discussion prolonge la réflexion en interrogeant le "qui pense ?". L'association PhiloCité signe certains articles : ces textes sont-il des pensées collectives ? La presse quotidienne pullule de ces entités agissantes : "Promoteurs et maires ont en effet leur part de responsabilité que ne vient plus réguler l'action de l'Etat"10. "Réagissant dans le Guardian, vendredi, Richard McLaren, l'auteur du rapport sur le dopage d'Etat en Russie, a reproché au Comité international olympique CIO) et aux fédérations internationales de sanctionner les athlètes plutôt que le système". "Daech (l'acronyme de l'organisation Etat islamique (EI en arabe) déclare vouloir établir un califat, établir une société islamique pure et juste". De manière concrète, l'Etat ou l'Entreprise ne fait rien, ne pense rien car ce sont les personnes de cet Etat ou de cette entreprise qui le font. Cependant, ce sont des fictions qui ont des fonctions (par exemple juridiques) très concrètes qui permettent de penser des choses qui sont faites collectivement. Postuler qu'un groupe pense ne permettrait-il pas à l'instar de l'Etat de mettre au jour des fonctions de la pensée collective ?

Le Je n'est-il pas lui aussi une fiction ? L'être humain, depuis sa tendre enfance, apprend et répète une langue et des mots qui ne sont pas de lui. Il les met à sa sauce. La pensée individuelle n'est qu'un style.

VII) Temporalité

La co-construction ou la pensée collective implique une temporalité spécifique. Cette temporalité est incertaine quant à la suite que la discussion va avoir. Une autre caractéristique de la temporalité de la discussion est la contemporanéité. A la suite d'une idée qui vient tout juste d'être avancée ou d'une question d'un des participants ou de l'animateur, on entend le bruit des neurones chez tout le monde. Tous les participants se posent telle question ou envisage tel problème spécifique en même temps. Tous pensent le plus vite possible en même temps. Chacun mobilise ce qu'il connaît de la vie et ce qu'il a entendu jusque-là. Il y a donc un travail semblable chez les uns et les autres. Cette contemporanéité du processus ne fait cependant pas encore pensée collective car chacune de ces actions reste encore individualisée. Les idées et les efforts sont vécus, expérimentés de manière personnelle mais pas partagée. Le groupe sort cependant grandi de cette épreuve.

La recherche durant ces deux DVDP a pris une dernière direction autour de la question suivante: "Quand commence et se termine une discussion ?" La fin d'une discussion ne se marque pas parce qu'on a fini de penser telle question, mais parce que c'est l'heure. Une question philosophique ne s'épuise pas dans un atelier philosophique. L'effort collectif, le processus prévaut sur le résultat. C'est le cheminement qui compte et pas la trajectoire. Le verbatim de la discussion, qui matérialise et qui garde trace du trajet, pas à pas, de la discussion qui s'est dite pendant une heure serait l'indicateur de co-construction, plus que la synthèse qui est toujours subjective.

Conclusion et perspectives

Les deux DVDP vécues ont cherché à identifier qui pense dans une pensée collective et à circonscrire le supplément, le plus, la chose autre que la simple somme des pensées individuelles. Elles n'ont pas permis de transformer la "pensée collective" et la "co-construction" en concepts opératoires dans les NPP.

Plusieurs éléments indiquent, facilitent, conditionnent ou défavorisent la pensée collective et la co-construction. Ils tiennent autant au cadre qu'aux personnes.

Une lecture de la métaphore a mis en évidence l'idée d'engagement et d'habitation de la pensée.

Bref, dans une discussion collective, les autres sont-ils des ressources qui viennent alimenter ma propre pensée ou suis-je pris dans un tissu d'interactions et dans une écoute qui va produire quelque chose qui est au delà de la somme des individus qui s'y ressourcent ?


(1) "Un groupe de propriétaires de Jeep Grand Cherokee avaient porté plainte en nom collectif dans un tribunal californien"(1). Lacrosse, "plus populaire outre-Atlantique qu'en Europe, ce sport collectif, où chaque équipe tente de marquer le plus de points possibles en inscrivant des buts à l'aide de crosses, n'a jamais vraiment séduit les Jeux olympiques". "Après Indochine, Suarez ou encore Cali en 2015, ce sera au tour de l'artiste montoise et de son collectif Alice on The Roof de chauffer le public mouscronnois". Ajoutons la punition collective dans une classe et l'égout collecteur.

(2) vient de paraître : HANUS Gilles, L'épreuve du collectif, éd. Verdier, 2016, 96 p.

(3) DVDP, CRP, ARCH, maïeutique, ... abréviations qui correspondent aux différentes grandes méthodes d'animation d'une discussion philosophique à plusieurs personnes.

(4) Madeleine AKRICH, "Co-construction", in CASILLO I. avec BARBIER R., BLONDIAUX L., CHATEAURAYNAUD F., FOURNIAU J-M., LEFEBVRE R., NEVEU C. et SALLES D. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013.

(5) Comme "l'esprit du temps" colore une période historique donnée ?

(6) En juin 2016, avec la participation de Mieke de Moor (université populaire d'Aix), de Nathalie Frieden (maîtresse d'enseignement et de recherche en didactique de la philosophie à l'Université de Fribourg en Suisse), de Michel Tozzi (Professeur émérite en sciences de l'éducation à l'Université P. Valéry de Montpellier, d'Anne Herla (professeur de Didactique de la philosophie à l'Université de Liège en Belgique) et de l'association belge PhiloCité (Marc-Antoine Gavray, Gaelle Jeanmart, Denis Pieret, Stéphanie Franck, Laetitia Lakaye, Guillaume Damit, Alexis Filipucci et Julien Bohet).

(7) Pour lancer la discussion, plutôt que de le faire lui-même, l'animateur aurait pu demander à celui qui avait créé la question d'expliciter ce qui lui posait problème.

(8) Michel Sasseville précise toutefois un élément qui permet d'apercevoir comment l'intervention des participants peut qualifier ou non la discussion de co-construite, de collective : "En fait, l'écoute devient une disposition efficace lorsqu'elle permet de suivre le déroulement de la recherche et de participer activement à son développement. Ainsi, nous pouvons raisonnablement penser qu'un enfant fait preuve d'écoute lorsqu'il parvient à proposer des interventions qui non seulement sont en lien avec celles des autres, mais qui contribuent également à faire avancer la discussion. Il existe cependant plusieurs façons de démontrer de l'écoute dans nos interventions. Parmi les possibles, prenons le temps d'effectuer une distinction entre l'écoute active et l'écoute attentive. ( ... ) Nous pourrions dire de l'écoute active qu'elle est constructive, c'est-à-dire qu'elle est portée vers l'action, la co-construction des idées et des propositions (pensée créatrice et divergente). Ainsi, une personne qui fait preuve d'écoute active est davantage portée à tirer profit de l'écoute pour proposer des idées nouvelles, complémentaires ou alternatives à celles précédemment avancées. L'écoute attentive, quant à elle, est plutôt liée à la considération, c'est-à-dire au souci de bien comprendre l'autre et de respecter l'authenticité de ses propos." (SASSEVILLE M. et GAGNON M. Penser ensemble à l'école, 2e éd., Québec, PU Laval, 2012, p. 120-121) lire JEANMART G., L'écoute : un exercice de diagnostic dans la revue en ligne Diotime n° 65, p.13, 7/2015.

(9) On pourrait aussi creuser le problème de la co-construction en suivant la typologie antique des murs. Les murs sont-ils faits de briques ou de pierres ? L'élévation est-elle construite en opus incertum, opus quadratum ou opus mixtum ? (RACHET G., Dictionnaire de l'archéologie, éd. Laffont / Bouquins, 1994, p. 697-698). Les idées apportées sont-elles des moellons difformes, des briques ou des blocs de béton tous pareils ? Ces éléments de construction sont-ils portés à une main ou à deux mains ? Par un seul ouvrier ou par plusieurs ? Les blocs ne peuvent que s'aligner en rangées prédéfinies alors que les moellons nécessitent de la part de chaque ouvrier choix, ajustement et créativité pour chacun d'eux. Par ailleurs, les maçons sont-ils professionnels ?

(10) Résultat d'une recherche rapide sur le moteur du journal français "Le Monde" début août 2016.

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