Revue

Séminaire sur les NPP, Belgique : Faire vivre une posture philosophique (petit manuel d'épicurisme pour le quotidien)

I) Une philosophie qui aide à vivre

Celui qu'on appelle aujourd'hui " philosophe " n'est plus nécessairement une figure de la sagesse, ne serait-ce qu'en devenir, mais une figure du savoir, un professeur. Pour être appelé tel, il faut et il suffit de passer des examens où sont requis une compétence intellectuelle, une rigueur dans l'analyse, une maîtrise des concepts et une solide formation historique. De vie juste, de paroles sages, d'attitudes exemplaires, il ne semble plus être question. La philosophie aujourd'hui apparaît comme impuissante à nous aider à être plus heureux et meilleurs et il est dès lors tentant de se tourner vers les traditions orientales pour nous aider à mieux vivre au quotidien.

Cependant, cette réduction de la philosophie occidentale à sa version scolaire nous fait négliger un patrimoine multiséculaire, car l'exigence d'une cohérence incarnée dans la vie, les comportements, attitudes, actes, paroles et pensées confondus est presque partout présente dans la tradition philosophique. C'est effectivement à tort que l'on considère que les philosophes sont uniquement des " théoriciens ", des auteurs de systèmes, des fabricants de concepts, préoccupés de raisonner et d'argumenter " dans l'abstrait ", ou encore des auteurs et des lecteurs, préoccupés de commenter les oeuvres de leurs prédécesseurs ou, enfin, des professeurs ou des fondateurs d'institutions. Et c'est à tort aussi que nous considérons que leurs oeuvres sont destinées uniquement à communiquer des informations concernant un contenu conceptuel donné. En réalité, une théorie philosophique est aussi une façon d'être au monde, une vision du monde informant toutes les dimensions de la vie. Loin d'être pure et aride connaissance sans lien avec l'existence, la théorie (qui provient du grec théôria, référant au but de la philosophie, à savoir la " contemplation "), est un savoir qui transforme l'être. Aussi n'est-elle pas le résultat d'une accumulation de raisonnements et de connaissances apprises, mais, comme le dit Porphyre, " bien loin que toute sorte de connaissances puissent réaliser pleinement la contemplation, les connaissances essentielles en sont incapables, s'il ne s'y ajoute une vie conforme à ces réalités " ( De l'abstinence, I. 29, 1-2)1. Être spinoziste, par exemple, ce n'est pas connaître théoriquement l'oeuvre de Spinoza, c'est appliquer une grille de lecture spinoziste sur le monde et voir ainsi une même réalité autrement qu'un stoïcien ou un cartésien. C'est aussi incarner une façon d'être au monde, qui cultive un art de la joie, etc.

Notre hypothèse est que dans toute philosophie sont inclus une dimension spécifique de transformation de soi et un art de vivre propre. Et notre souhait : non seulement les mettre en lumière pour éviter qu'ils passent inaperçus ou qu'ils s'effacent sous l'effort intellectuel pour comprendre la complexité théorique de l'oeuvre, mais aussi les traduire en pratiques, exercices ou techniques de soi. Car nous tablons sur l'idée qu'une théorie s'éprouve et que c'est dans cette épreuve que la transformation s'opère le plus efficacement.

Avec l'épicurisme, nous commençons un travail dont nous espérons qu'il concernera de nombreux corpus. Choisir une philosophie antique, c'est, certes, se faciliter quelque peu la tâche, puisque la philosophie de ce temps se présentait explicitement comme une thérapie de l'âme faite d'exercices pour se constituer un genre de vie particulier qui ouvre sur la contemplation, c'est-à-dire sur une connaissance en vérité qui accomplit, apaise et réalise celui qui la pratique. Mais les questions existentielles fondamentales qui l'animaient Comment être heureux  ? Comment être juste  ? Quelles sont les fins dernières de l'existence  ? Quel est le sens de la mort et comment l'affronter au mieux ? demeurent les nôtres. Or, à ces questions étaient liés des exercices spirituels quotidiens (exercices de mort, de concentration, de retraite hors du monde, de mémoire, de tri des représentations, examens de conscience, etc.), exercices destinés à les rendre plus actives en nous et à vivre une existence plus consciente et plus lucide.

Si ces exercices portents des noms, il n'y a guère de traces cependant de la façon dont ils se pratiquaient. L'effort que nous faisons ici, par conséquent, est celui d'une didactique des exercices spirituels philosophiques. En d'autres termes, nous entendons reconstituer, clarifier, mettre à jour et inventer des exercices et des expérimentations visant à mettre en oeuvre le contenu théorique éthique d'un courant de pensée spécifique (en l'occurence ici, l'épicurisme). Or, s'il y a beaucoup d'auteurs2 qui s'intéressent aux exercices spirituels de la philosophie antique depuis leur mise en évidence par Pierre Hadot, à la fin des années 1970, cette dimension didactique est encore négligée : on théorise sur les exercices, les notions sur lesquelles ils s'appuient ou les principes éthiques qu'ils cherchent à faire vivre, mais on ne cherche pas à les pratiquer ou, plus exactement, à les rendre praticables pour d'autres en clarifiant un déroulé, une procédure, une technique. On en reste, en somme, à une approche historique. C'est cette dernière que nous choisissons de dépasser pour tenter d'enlacer étroitement exposé théorique et proposition concrète d'exercices spirituels individuels ou collectifs, tant écrits qu'oraux.

Mais, auparavant, il est nécessaire de préciser le sens technique de cette expression : " exercices spirituels ". Le terme "spiritualité ", d'abord, doit être relié à la philosophie antique pour éviter la connotation religieuse qu'il a prise aujourd'hui. Nous définissons la " spiritualité " comme un courant de pensée caractérisé par la place essentielle qu'il accorde à l'esprit considéré comme une réalité autonome à la source de l'agir humain, et donc de la conscience morale. C'est la définition la plus générale que l'on puisse trouver de la spiritualité, mais elle est insuffisante. Il faut y ajouter deux éléments. D'abord, le fait que la spiritualité s'intéresse toujours à la fois à la définition des fins de l'homme et aux moyens de parvenir à leur réalisation effective, de sorte qu'elle implique toujours conjointement un certain nombre de pratiques destinées à accomplir le sujet, à accomplir cette partie essentielle de lui-même qu'est son esprit. Ensuite, on peut dire que ces processus de transformation lui ouvrent toujours l'accès à la vérité ou à plus de vérité. La spiritualité postule donc, d'une part, que la vérité existe, qu'elle n'est jamais donnée au sujet de plein droit et tel qu'il est, mais qu'il faut qu'il se modifie pour s'assurer un accès au vrai  ; et elle postule, d'autre part, que cet accès à la vérité produit en retour des effets sur lui  : la vérité n'est pas simplement le fruit d'un acte de connaissance, elle illumine, elle donne la tranquillité, le bonheur véritable  ; en somme, elle accomplit le sujet.

Il n'est pas sûr que le mot " exercice " prête à moins de confusions. Les champs dans lesquels on l'emploie traditionnellement - l'école et l'armée -, le lient à un monde disciplinaire. L'exercice est répétitif et vise l'acquisition d'un certain nombre d'habitudes. Son objectif est de dresser ou de former, ou encore de former par le dressage. Mais nous avons peut-être une vision un peu superficielle de la formation. Elle ne consiste pas à transmettre des savoirs mais à tenter de donner une " forme " à son existence, pour éviter que, trop soumise aux aléas du sort, elle ne ressemble à un chaos. S'exercer, c'est se proposer une série de tests et d'épreuves pour vivre de façon plus cohérente, en incarnant toujours davantage les principes auxquels on croit, et pour évaluer ses progrès dans cette recherche de cohérence.

Précaution préalable3

Les exercices que nous présentons ici ont été pratiqués en formation d'entreprise dans un module intitulé " le manager épicurien ". Ils travaillent cependant des dimensions si fondamentales du rapport à soi-même qu'ils ne sont pas spécifiquement liés au travail et au monde de l'entreprise. Dans la présentation qui suit, nous n'avons d'ailleurs pas insisté sur les " applications managériales " de l'épicurisme, mais avons, au contraire, présenté un épicurisme utile au quotidien pour tout un chacun et adaptable à une classe.

Ayant été conçus dans ce cadre, ces exercices sont également destinés à un public d'adultes. Peut-on philosopher de cette façon avec des adolescents ? Tous les philosophes ne s'accordent pas sur cette question : dans la République, Platon fait des adolescents des pinailleurs avec lesquels on ne gagne rien à discuter philosophiquement ; Descartes souligne que l'enfance est le lieu du préjugé. Épicure, quant à lui, est de ceux qui soulignent, comme Montaigne, qu'on peut et qu'on gagne à philosopher dès la nourrice! Peut-être les adolescents seront-ils intéressés par cette tentative pour pratiquer une théorie ? Les adultes en formation étaient eux, plus particulièrement sensibles à la fondation théorique d'un exercice, à la cohérence intime qui existait entre eux. À l'école comme en formation d'entreprise, on a pris l'habitude de faire des exercices, mais pas des exercices philosophiques. La fonction de ceux-ci est de déplacer le regard et de faire expérimenter mentalement ou sensiblement une représentation doctrinale complexe.

II) L'épicurisme

La présentation d'Épicure, de son époque et de l'épicurisme se construit progressivement à partir des connaissances ou représentations qu'en a le public ou la classe, en y ajoutant éventuellement ce qui manque et en corrigeant les vues erronées.

A) Qui est Épicure ?

Il est né en 341 ou 342 avant notre ère et meurt en 270, dans un contexte politique délicat : c'est la fin de l'empire d'Alexandre. Ce climat de fin du monde ne sera pas pour rien dans l'allure générale de sa doctrine ni du lieu épicurien par excellence : le Jardin, où, en bonne compagnie et loin des tumultes du monde, l'on se cultive. À l'incertitude de son temps s'ajoute une constitution physique fragile et une vie ponctuée de nombreuses douleurs. Métrodore, un de ses proches disciples, a d'ailleurs consacré un ouvrage entier à toutes les maladies dont il souffrait. La souffrance n'interdit aucunement une vie épicurienne ; comme le dit Épicure lui-même, on peut compenser la souffrance par le bonheur et la joie : "Vivant dans la béatitude et finissant en même temps le dernier jour de ma vie, voici ce que vous écris : mes maux de vessies et d'intestin avaient atteint leur paroxysme, mais tous ces maux étaient compensés par les joies de mon âme, celles que je goûtais à me souvenir de nos entretiens passés" (Épicure, dans sa dernière Lettre à Pythoclès, écrite effectivement quelques jours avant de mourir, Us 122, 138).

B) Qui sont ses contemporains ? ses précurseurs ? ses héritiers (y compris aujourd'hui) ?

Démocrite (contemporain de Platon) et son maître Leucippe sont les deux philosophes atomistes qui le précèdent et à qui il emprunte sa physique.

Lucrèce, poète philosophe latin du I?? siècle av. J.-C., auteur d'un seul livre inachevé, le De rerum natura, un long poème passionné qui décrit le monde selon les principes d'Épicure.

Dans la même lignée (celle d'une philosophie qui est un "monisme matérialiste "4), on peut compter Spinoza, Diderot et Nietzsche5, ainsi que nos contemporains plus connus du grand public peut-être : Michel Onfray6 et André Comte-Sponville.

C) Qu'a-t-il écrit ?

De sa gigantesque production, il ne nous reste que trois Lettres (à Hérodote, à Ménécée et à Pythoclès) et quelques maximes éparses. Ces trois lettres sont trois résumés de son oeuvre destinés à des adeptes désirant former une armature intérieure de discours rendant la doctrine plus vivante en eux au quotidien.

Cette rareté des écrits témoigne d'une véritable volonté d'éradication par tous ceux qui le jugeaient trop licencieux7. Il a souvent été comparé à un porc, animal ne pouvant lever la tête vers le ciel et restant le groin collé au sol à remuer la fange. La place importante conférée au corps et son matérialisme le situaient en effet à l'opposé d'une doctrine plus dominante et dont l'influence sur le christianisme sera grande : le platonisme. Sa doctrine était en effet rien moins que scandaleuse : pour Épicure, dans la lignée des atomistes Démocrite et Leucippe, tout est matériel, y compris l'esprit et les dieux c'est ce qu'on appelle un monisme matérialiste. L'esprit est, comme toute la nature, composé d'atomes, mais d'atomes plus fins et plus rapides que ceux qui composent un corps inanimé. Plus graves encore, les dieux eux aussi sont matériels. Bienheureux, ils ne s'occupent aucunement de nous. Nous n'avons, par conséquent, pas à nous en soucier puisqu'ils ne nous concernent en rien. Il s'agit d'une sorte de "théisme tranquille" ou d'"athéisme paradoxal", qui consiste à se libérer des superstitions de la religion et de la crainte des dieux, sans pour autant nier leur existence.

D) Quelle est sa doctrine ?

1) Une philosophie antique

Homme de son temps, Épicure voit la philosophie comme un art de vivre, une manière de transformer ses rapports à soi, aux autres et au monde. Comme nous l'avons déjà souligné, la distinction stricte que nous connaissons entre pratique et théorie n'a, aux yeux des Anciens, aucun sens. Dans cette perspective, on rejette tant les pures spéculations, les développements théoriques gratuits, sans impact sur le vécu, que les techniques corporelles ou mentales effectuées de manière sauvage et aveugle, non informées par une vision du monde réfléchie et cohérente. Bien plutôt, on proposera une théorie (une vision du monde) qui donne sens aux exercices de transformation de soi, tout comme l'on effectuera de tels exercices pratiques en vue de modifier notre vision du monde. Par exemple, on étudiera les lois de l'univers pour élargir notre champ de vision et nous décoller de notre perspective étriquée. Ou encore : on se concentrera pour étudier les lois de la logique et ce, en vue de leur application dans notre pensée quotidienne.

La philosophie d'Épicure s'inscrit dans ce cadre général, mais se singularise par l'objectif qu'elle poursuit. Épicure assigne à la philosophie la tâche de nous mener au bonheur. Cette recherche du bonheur (on parle d'eudémonisme) s'identifierait à la définition aristotélicienne de la philosophie si Épicure n'ajoutait que, selon lui, le bonheur équivaut au plaisir (hèdonè en grec). Techniquement parlant, la philosophie épicurienne est donc un eudémonisme hédoniste. Et c'est dans la définition épicurienne du plaisir que réside la vraie spécifité de la théorie épicurienne. C'est donc elle qui fournit son allure typique à cette école et donne un sens aux exercices qu'elle promeut. Une pratique épicurienne sera nécessairement un art de cultiver les plaisirs au quotidien.

2) Le plaisir

Tous, nous ressentons toujours le plaisir comme un bien, la douleur, comme un mal. C'est un message de la nature : le plaisir est l'unique fin des êtres vivants. Il est bon en lui-même, du fait qu'il est plaisir, et en jouir est la seule aspiration naturelle à nos conduites. Mais qu'est-ce qu'un plaisir ? Si Épicure voit en tout sentiment de bien-être un plaisir, il insiste sur le fait que lorsque nous n'éprouvons aucune douleur physique (aponia) ni aucun trouble mental (ataraxia), c'est-à-dire lorsque nos fonctions corporelles et mentales sont à l'équilibre, nous éprouvons automatiquement du plaisir. Rien n'est utile à ajouter à ce plaisir évident ultimement fondé dans la sensation ; tout ajout ou retrait serait bien plutôt une source de déséquilibre.

Cet enracinement dans le corps a engendré l'idée toute faite selon laquelle l'épicurisme serait la recherche immodérée des voluptés. Or, si tout plaisir a une base corporelle, ce sont bien les plaisirs de l'âme qui importent. Si le corps a des douleurs, ce n'est cependant pas le corps qu'on réconforte. C'est l'âme qui souffre, c'est donc elle qu'on cherche à accompagner et secourir. Une série de formules classiques de l'épicurisme soulignent cet angle plutôt "spirituel" de l'épicurisme :

"Bonheur et malheur dépendent de l'âme" (Démocrite).

"Le plaisir de la vie dépend de l'homme qui la vit" (Épicure).

"Pour un homme douillet et sans vigueur, la douleur est le plus grand des maux" (Us 401).

"Souvent le sage sourit quand il souffre des excès d'une maladie physique" (Us 600).

"Il n'est pas de condition où le sage ne puisse connaître le bonheur, même s'il est aveugle et sourd, privé de tel ou tel membre" (Us 15).

Une image est proposée par le poète Horace pour souligner toute la force de l'esprit, qui correspond aussi à sa puissance de nuisance : l'esprit est tel le vase qui peut contaminer tout ce qu'il contient, s'il n'est pas propre et non nettoyé. "Si le vase n'a pas été nettoyé, tout ce qui y est versé s'aigrit" ( Horace sur Épicure, Us 396). Il convient donc de nettoyer attentivement son vase...

3) Le rapport aux autres

Mais nous ne vivons pas seuls, y compris au Jardin. Aussi doit-on être attentif à développer des relations harmonieuses avec les autres. Épicure partage l'idée commune à son époque que, pour diriger les autres, il faut avant toute chose se diriger soi-même. Philosopher, c'est apprendre à se diriger soi-même, à savoir qui l'on est, ce que l'on fait (de façon cohérente) et pourquoi, de sorte à ne pas faire subir aux autres ses hésitations ou l'excès de ses passions et affects mal maîtrisés et fluctuants. Il ajoute toutefois qu'il vaut mieux éviter le commandement, source intarrissable de complications : "Il vaut mieux obéir dans la tranquillité, que vouloir exercer le commandement et monter sur le trône" (Lucrèce, V 1127). Dans les interactions avec autrui, Épicure promeut la parrhêsia8 ou parole franche. Il s'agit plus spécifiquement de la relation fondée sur l'amitié entre un maître et un disciple. La franchise repose sur une "éthique de la parole" dans laquelle chacun s'engage à ne rien cacher à l'autre, mais surtout à émanciper l'autre. Le disciple s'engage à augmenter sa réceptivité au discours du maître cependant que ce dernier doit tout mettre en oeuvre pour comprendre l'état d'esprit de son disciple afin de produire un discours efficace en vue de l'améliorer. Son objectif est de faire en sorte que celui auquel il s'adresse se trouve, par suite de ce discours vrai, ne plus avoir besoin du discours d'un autre, précisément parce que ce discours a été vrai, alors que le flatteur entretient au contraire la dépendance de celui qu'il flatte. La bienveillance de l'homme franc consiste à considérer l'autre comme capable de la vérité, contre la fausse bienveillance du flatteur qui dit ce qui plait. Ni flatterie ni principe d'autorité, la parrhesia vise la réciprocité des pôles qu'elle lie.

En résumé, la philosophie épicurienne s'offre comme une thérapie visant à soigner une maladie humaine : l'incapacité d'entendre ce cri de la nature réclamant le plaisir. C'est une philosophie éthique qui cherche à conquérir une lucidité perdue sur ce qui plaît et déplaît (parce qu'on est perdu dans des idéaux ?) et à ménager les conditions d'un plaisir durable et invulnérable. Pour cela, l'on visera à développer une relation à soi intelligente, placée sous le signe de la pulsion de vie et de l'entretien de la joie et du plaisir. Le plaisir se manifeste en effet grâce à la conscience : c'est une vigilance apportée et cultivée par des exercices quotidiens à certaines sensations physiques et psychique. Or il est évident que tout plaisir s'éprouve et ne peut s'éprouver qu'au présent (et ce, même s'il concerne une idée liée au passé ou à l'avenir). C'est donc sur cette matière brute mon vécu présent qu'il convient d'agir en vue d'arriver au bonheur total résultant de l'association de la non-douleur corporelle et de l'absence de tourments mentaux : l'euthymie ou équanimité. C'est à ce travail sur le temps vécu que nous invitons.

III) Travail sur la temporalité : quelques exercices épicuriens et autres pour un art de la présence/du présent

Chaque dimension temporelle fait l'objet d'exercices spécifiques, tout en donnant lieu également, le cas échéant, à quelques approfondissements théoriques en vue d'étoffer le cadre général qui a été brossé auparavant. Nous nous autorisons le recours à des exercices non spécifiquement épicuriens, pourvu qu'ils respectent la logique d'ensemble de la doctrine. Par ailleurs, nous avons conservé un tour plus oralisé à la présentation des exercices afin de donner une idée du déroulement réel de la formation.

La célèbre formule qui concentre l'épicurisme et ce qu'on en retient encore aujourd'hui - "Cueille le jour" (Carpe Diem) - définit un art du présent que nous aimerions pratiquer un peu. Le présent se définit (entre autre) comme un rapport entre un passé qu'il n'est plus et un futur qu'il n'est pas encore. Or, ce rapport peut être de deux sortes : soit le présent s'efface derrière le passé et le futur et subit passivement leur loi ; soit il décide activement quel rapport il souhaite entretenir avec ce qui était et ce qui n'est pas encore. Dans le premier cas, ce présent est une absence (absence de soi, absence de liberté, absence de choix, absence de plaisir) ; dans le second, la redécouverte de l'" épaisseur " du présent le transforme en présence (à soi, au monde, à ce qui arrive). D'une manière générale, on peut dire que les exercices spirituels visent à briser la logique de l'absence on est obsédé par des soucis, des souvenirs qu'on ressasse (passé), des projets, des craintes ou des espoirs que l'on entretient et qui nous mobilisent à agir (futur) et à éveiller à la dimension de présence. Ils se distinguent par la dimension temporelle sur laquelle ils interviennent : passé, présent, futur.

A) Passé

Ce qui s'est passé tend à se prolonger et à dicter sa loi à ce qui est. Et, en temps normal, nous ne sommes pas maîtres de décider ni de ce dont nous allons nous rappeler ou de ce que allons oublier, ni de la teneur affective de ce dont nous nous souvenons. Pour recouvrer un sentiment de liberté et briser les cycles automatiques d'oubli et de sélection irréfléchie, nous vous proposons trois exercices.

Exercice : L'Ange ou la Bête9

Il s'agit là d'un exercice visant à se désolidariser de son jugement moral (ce qui est particulièrement intéressant lorsqu'il est culpabilisant) : êtes-vous bon? Êtes-vous méchant? De la réponse dépend une foule de conséquences. C'est en tout cas ce qu'on croit parce qu'on accorde un sens à cette interrogation. Une brève expérience peut vous convaincre aisément que cette demande, si importante en apparence, indique le rapport que vous entretenez à vous-mêmes davantage que la réalité des faits. Avant de se désolidariser du jugement moral qu'on porte sur soi-même, il importe d'en diagnostiquer la couleur : êtes-vous plus prompt à relever ce que vous avez mal fait ou au contraire à le négliger et à vous voir sous les traits d'un héros ou d'un brave type ? Êtes-vous plus prompt à vous encourager, à vous gratifier, à vous louer ou à vous encenser? Ou êtes-vous plus prompt à vous dénigrer, à vous culpabiliser ou à vous excuser régulièrement de tous vos manquements ? Voyons concrètement...

Considérez le début de cette journée. Retrouvez les moments principaux, leur enchaînement, si possible les menus détails et les pensées qui les ont accompagnés minute après minute. A partir de cette reconstitution, considérez votre attitude. Tentez de la juger. Non pas objectivement, comme si vous parveniez à prendre sur vous un point de vue objectif et neutre. De manière plus partiale et tendancieuse. Apercevez d'abord l'extrême magnanimité de vos moindres gestes. Interprétez en bonne part toutes vos cogitations intimes. Voyez comme vous avez été dévoué, attentif, altruiste, compatissant, désintéressé, modeste, efficace, humain, solidaire, charitable, respectueux, tout au long de la journée. Au premier regard, ça ne paraît pas tout à fait coller ? Le but de l'expérience est que vous parveniez à considérer véritablement vos faits et gestes sous cet angle. Peu importe ce que vous avez bien pu accomplir. Vous devez parvenir à discerner dans les premières heures de votre journée - que l'on supposera plus ou moins banale - les signes évidents de votre bonté, de votre grandeur d'âme. En principe, il ne faut cesser l'exercice que lorsque vous aurez le sentiment que ce résultat est à peu près acquis. Vous pouvez alors vous repasser le film c'est un excellent court-métrage, n'est-ce pas ?

Suivez ensuite le chemin exactement inverse. Efforcez-vous de trouver, dans vos actes et vos pensées de cette matinée, les indices évidents de votre perversité légère, de votre malveillance, de votre égoïsme de fond. Parvenez à trouver, dans tout ce qui a été fait et dit, la confirmation de votre caractère médiocre. Voyez-vous en salaud. Et allez-y franchement : on veut du qualificatif sonnant, celui qu'on ne voudrait jamais assumer pour soi-même. Sans plus de raison que vous vous voyiez en chic type, mais avec, si possible, non moins de vraisemblance. [Il est utile que l'animateur propose ici un exemple personnel].

Dans le débriefing de l'exercice ou dans sa présentation, il est intéressant d'insister sur la notion de rapport à soi et sur son importance dans la philosophie ancienne : ce qu'on soigne, c'est le rapport qu'on entretient à soi, aux autres et à la réalité. S'il y a une éthique possible et que nous sommes capables de nous transformer nous-mêmes, c'est parce que nous avons un rapport à nous-mêmes qui est modulable et non fixé une fois pour toutes. Nous avons certainement un pli premier, une inclination vers le dénigrement ou la satisfaction, et il est intéressant d'en prendre conscience c'est d'ailleurs un des premiers enjeux de cet exercice. Mais l'enjeu décisif, c'est de pouvoir en jouer pour ne tomber dans aucun des extrêmes de jugements trop négatifs ou trop positifs de soi-même. Il est intéressant à la fois d'entretenir un rapport de soutien à soi-même, de contentement, plutôt que de culpabilisation, mais il est aussi intéressant d'en avoir conscience comme d'un rapport qu'on entretient (activement, volontairement) à soi et qui n'exprime pas la réalité de soi, ni de ce qu'on a dit ou fait. L'exercice sert aussi à montrer que le rapport à soi est une question de regard qu'on porte sur soi et que la valeur de vérité de ce regard est nulle ou, en tout cas, doit être sérieusement remise en question. On n'a pas plus "raison" de se voir comme ange que comme démon.

Exercice : Conséquences positives d'un événement négatif

On peut certes travailler à se souvenir, au quotidien, de ce qu'il y avait de plaisant dans la journée d'hier. Mais on n'a pas toujours le choix de ne pas se ressouvenir de quelque chose. Comment faire avec les souvenirs traumatiques ou plus simplement les erreurs commises qu'on a du mal à digérer ? Nous vous proposons de réfléchir un instant sur les conséquences positives qu'a eues ce traumatisme, sur ce qu'il est malgré tout possible de retirer de ces expériences critiques.

On peut alors découvrir comment un souvenir cuisant est une chose positive : le souvenir de la voix de ma mère, quand elle est morte, est un souvenir déchirant. Mais c'est aussi la façon dont elle est encore tellement présente. Autrement dit, le souvenir douloureux est une forme de présence. Et on peut s'en réjouir.

Exercice : Votre patrimoine de vie

Placer le mot "fin" sur son écran mental et lancer les filets pour voir les poissons qu'on a pu capturer au fil de son existence, et cultiver ainsi le sentiment d'une vie accomplie : voici l'enjeu de cet exercice. Consigne  : Vous allez donc mourir dans 24 heures et vous retracez le fil rouge de votre vie, vous agencez les événements dont vous voulez positivement vous souvenir et qui donnent une cohérence à cette vie. C'est bien le temps long du souvenir qui compte ici.

Cet exercice peut s'appuyer sur un aphorisme épicurien : " Le vieillard qui oublie le bien dont il a joui ressemble à un nouveau né " (Us, 417), ainsi que sur une image prise par Épicure  : l'image de la main ouverte, qui ne saisit rien de ce qui s'écoule entre ses doigts écartés. Ne soyons pas des nouveaux nés dans notre existence, mais tentons au contraire de garder en patrimoine tout ce qui s'est passé, de bon et de (re)constituant.

Parfois on a suivi la trajectoire qu'on avait visée, mais il arrive fréquemment qu'on ne voie la cohérence qu'a posteriori (il est donc utile de se retourner vers le passé pour voir comment on peut la tracer). "Que retiens-tu de ce qu'a été ta vie ? Qui t'apaise, qui forme une cohérence, des lignes de force ?". Ceci peut s'expérimenter de diverses manières : préparer son épitaphe ou, dans une version nietzschéenne, par le test de l'éternel retour : "Si tu devais recommencer ta vie, qu'est-ce que tu garderais, qu'est-ce que tu changerais ?". D'autres variantes peuvent être plus collectives: qu'avons-nous fait de bien ensemble ? Qu'avons-nous réalisé, accompli ? C'est utile pour former un groupe, travailler une solidarité d'équipe, de collectif et dépasser ainsi la somme des individualités.

Cet exercice appartient au genre des "exercices de mort" courants dans la philosophie antique et dont le but est d'accepter l'inéluctable, de faire le deuil de sa vie sereinement, de se satisfaire de ce qu'on a fait, de ce qu'on a été.

Résumé

Un des traits caractéristiques de l'absence est son automaticité. Cette dernière est le signe de la répétition indéfinie du passé dans le présent. Pour recouvrer un sentiment de liberté et briser les cycles automatiques d'oubli et de sélection irréfléchie, sont abordés et travaillés dans cette rubrique le temps court et répétitif de la quotidienneté , le passé "événementiel" fait de ruptures subies ainsi que la cohérence de la trajectoire qui structure une vie. Outre le fait que se ressouvenir d'événements plaisants permet d'éprouver à nouveau ce plaisir, recouvrer un choix quant au sens que l'on donne au passé permet d'accumuler de l'expérience et de créer progressivement des habitudes positives (cercles vertueux) qui tireront la tendance naturelle à l'automaticité à notre profit.

B) Le futur

Quels sont les rapports qu'on peut avoir avec le futur  ? La tyrannie du futur sur le présent s'exerce selon deux modalités complémentaires : l'espoir et la crainte. Je puis être totalement aveugle à ce qui se passe maintenant parce que mon attention est fascinée par ce qui pourrait avoir lieu plus tard. Si je désire positivement ce futur hypothétique, on parle d'espoir ; si, au contraire, je désire m'en éloigner le plus possible, de crainte.

1. Travail sur l'espoir

L'espoir est traditionnellement vu comme une émotion positive, parce qu'on le ressent ainsi au moment où on l'éprouve. Le problème est qu'il nous rend terriblement dépendant de l'avenir et nous fait entrer dans le dangereux cycle de l'espérance et du désappointement, à l'origine régulière du mal-vivre.

Un deuxième type d'espérance, très présent dans le travail, existe : nous voulons parvenir à nos fins, réaliser nos objectifs et nous allons tout faire pour y parvenir. Cela paraît moins idéaliste que des espoirs vagues ou généraux et semble donc nous faire échapper au cycle espérance-désappointement. Mais il vaut la peine aussi de questionner ce rapport entre le présent et l'avenir sous la forme de moyens en vue d'une fin parce que c'est une autre façon de s'absenter du présent. Surprenez-vous à questionner banalement l'autre : " C'est quoi tes projets  ? ". N'êtes-vous pas là en train de vous " projeter" précisément dans le futur, vous interdisant peut-être de savourer ce repas que vous partagez au présent  ?

Cet aspect "utilitariste" du présent (les moyens à mettre en oeuvre pour obtenir tel objectif) peut également ê tre abordé d'une façon différente. Voyons ainsi l'alternative chinoise évoquée par François Jullien dans son Traité de l'efficacité. Il considère comme un présupposé implicite et indépassable de l'Occident concernant l'efficacité le schéma moyens-fins qui guide nos actes. Quand nous voulons agir, nous définissons d'abord théoriquement la finalité de notre action et envisageons ensuite les moyens à mettre en oeuvre pour l'atteindre : " Nous dressons une forme idéale (eidos), que nous posons comme but (telos), et nous agissons ensuite pour la faire passer dans les faits" (François Jullien, Traité de l'efficacité, Paris, LDP, "Biblio essais", 1996, p. 15). Nous pouvons alors généraliser ou modéliser les liens de moyens à fin dans des chaînes causales. Selon Jullien, nous aurions tendance à appliquer de façon inconsciente un schéma de pensée qui nous a formidablement bien réussi du point de vue de la technique en nous rendant maîtres de la nature, à la gestion des situations et des rapports humains. Nous proposons ainsi des modèles mathématiques pour comprendre la nature et agir sur elle, mais aussi des règles et des stratégies d'action, des modèles de comportements le management contemporain est rempli de tels modèles. Cette application du schéma moyens-fin à l'action implique par ailleurs la catégorie de la responsabilité, qui se glisserait entre la représentation mentale et l'acte. On se jugerait responsable de faire passer dans la réalité la situation idéale envisagée mentalement. Ayant vu ce qu'il y avait à faire, nous avons la responsabilité de le faire lorsque cela est en notre pouvoir. Le pas de côté fait par Jullien vers la pensée chinoise de l'efficacité aide précisément à penser l'acte et l'efficacité en dehors du schéma moyens-fin et du même coup en dehors de la responsabilité et de son poids parfois démesuré. Selon cette pensée, l'acte et son efficacité dépendent non d'une vertu personnelle de l'individu, et donc de sa responsabilité, mais de la situation dans laquelle il se trouve : "C'est moins notre investissement personnel qui compte désormais, en s'imposant au monde grâce à notre effort, que le conditionnement objectif résultant de la situation  : c'est lui que je dois exploiter, sur lui que je dois compter, lui seul suffit à déterminer le succès. Je n'ai qu'à le laisser jouer " (Ibid., p. 18).

L'efficacité ne serait donc plus une affaire de correspondance entre moyen et fin qui demanderait une délibération et entraînerait une responsabilité, mais la capacité de voir le potentiel d'une situation et de lui permettre de se déployer. Dans cette conception, courage et lâcheté sont le produit de la situation au lieu de relever de notre responsabilité. Comme le dit le traité sur l'Art de la guerre, si les troupes obtiennent le potentiel stratégique, " alors les lâches sont braves " et si elles le perdent, " alors les braves sont lâches". Le bon général " ne demande donc pas à ses hommes d'être naturellement courageux, comme s'il s'agissait là d'une vertu intrinsèque, mais, par la situation de péril où il les jette, il les contraint de l'être. Ils y seront forcés malgré eux. Et la réciproque aussi est vraie  : quand il voit l'ennemi acculé, et donc n'ayant d'autre issue que de se battre à mort, il lui ménage lui-même une échappatoire pour que l'adversaire ne soit pas conduit à déployer toute sa combativité " (ibid., p. 36). On voit bien sûr les ressources de cette pensée pour le management contemporain : on développe davantage un art du présent, du potentiel de la situation actuelle, délaissant l'emprise de la fin idéale sur un présent devenu tout juste moyen d'action et de réalisation de cet avenir planifié.

2. Travail sur les craintes

Il faut toutes les supprimer  ; elles ne sont jamais légitimes d'un point de vue épicurien. Pourquoi ? " Celui qui a le moins peur du lendemain est celui qui abordera avec le plus de plaisir ce lendemain " (Us 490). Mais comment faire ? Le travail ici s'effectue à deux niveaux  : d'une part, l'on cherche à se libérer de craintes spécifiques par des exercices de relativisation par prise de distance ; mais d'autre part, l'objectif central est d'ébranler la crainte primordiale, celle en laquelle toutes les autres s'enracinent : la peur devant la mort, dont l'une des modalités est la peur des dieux, juges de mon âme post-mortem et capables de me punir s'ils ne sont pas contents. Épicure entendait supprimer ces peurs irrationnelles par une analyse de tous les phénomènes naturels que les Anciens avaient tendance à considérer comme des interventions divines dans la vie des hommes (orage, tremblement de terre, et autres phénomènes célestes et terrestres dont il faut montrer les causes naturelles), mais aussi et surtout en comprenant la nature physique du monde : quand je comprends que je suis fait de vide et d'atomes, je prends conscience de ma nature mortelle. On voit que, dans cette perspective, la science n'est vraie que si elle est thérapeutique la science est en vue de l'éthique (pour ceux qui n'aiment pas les maths, par exemple, Épicure a des formules assez expéditives pour dire que ça ne sert à rien et que c'est rempli d'idioties et de mensonges, qu'elles sont une perte de temps alors qu'il est si urgent d'être heureux) : maxime fondamentale XI  : " Si les conjectures inquiètes au sujet des phénomènes célestes ne nous tourmentaient en rien, et celles au sujet de la mort (...) nous n'aurions pas besoin de la science de la nature".

Ajoutons que, selon Épicure, le savoir et surtout le savoir certain, la certitude, sont sources de plaisir et d'apaisement alors que la confusion, l'hésitation, le doute, l'incertitude sont plutôt sources de déplaisir. Savoir est donc capital au bonheur, mais pas savoir tout et n'importe quoi, pas s'abîmer dans la recherche d'informations supplémentaires : savoir l'essentiel, les règles capitales qui gouvernent le monde  : " On n'arrive à l'ataraxie que lorsque l'on est délivré de toute inquiétude et que l'on possède dans sa mémoire les règles capitales, pour définir les causes de l'inquiétude, et les causes des choses du ciel" ( Lettre à Hérodode, p. 63). Les lois essentielles sont : rien ne naît du non-être ; rien ne retourne au non-être ; chaque chose est soit simple, soit composée ; les composés changent, s'assemblent, puis se dissolvent ; il existe des répliques, fines et rapides, des choses qui nous permettent de les percevoir et qui se forment à la vitesse de la pensée, etc.

Épicure résume la médecine qu'il nous propose dans son célèbre Tetrapharmakon (quadruple remède)  : 1° il n'y a rien à craindre des dieux, 2° il n'y a rien à craindre de la mort (bien et mal résident dans les sensations  ; la mort suppose la privation de celles-ci  ; la mort n'est donc rien pour moi. Quand elle sera là, nous n'y serons plus  ; seule la pensée de la mort m'affecte memento mori, c'est bien joli, mais surtout memento vivere)  ; 3° on peut supporter la douleur (si la douleur est radicale, elle m'emportera ; elle ne me tue pas, alors elle est supportable)  ; 4° on peut atteindre aisément le bonheur (règles de la joie  : cueille le jour).

Exercice : Comme un cosmonaute dans votre vie

Les Anciens nous proposaient d'adopter un regard cosmologique afin de décoller notre regard de la situation : il s'agissait de se détacher de son point de vue personnel infime et de s'élever à la compréhension de la Nécessité globale au sein de laquelle ce qui m'arrive a du sens. Ceci peut se faire ponctuellement (ex. : quand je comprends le fonctionnement de l'orage, je le crains moins) ou globalement (ex. : un regard embrassant l'univers fait apparaître comme insignifiants les problèmes qui m'atteignent). Non seulement la compréhension procure de la joie en elle-même, mais elle explique et rend compte de la grande inconnue qu'est la mort. [L'on pourrait tout à fait imaginer remplacer la Nature (que nous craignons moins aujourd'hui... quoiqu'elle se rappelle de plus en plus à nous) par l'Histoire : comprendre l'histoire lève la crainte face aux incertitudes].

C'est un exercice particulièrement utile quand vous jugez que quelque chose ne va pas dans votre vie intime, familiale ou professionnelle, que vous voulez démissionner, que vous frôlez le burn out. Tentez d'adopter le regard d'un cosmonaute martien en visite dans votre existence pour développer un point de vue cosmologique sur votre environnement de vie et de travail actuel et votre situation dans cet environnement. En voici une variation moderne proposée par Henry David Thoreau, L'esprit commercial des temps modernes et son influence sur le caractère politique, littéraire et moral d'une nation, p. 28 : " Si quelqu'un pouvait examiner notre ruche depuis un observatoire céleste, il percevrait un surprenant degré de bourdonnement au cours de ces derniers temps. Ici, on martèle et cabosse, on cuit le pain et on brasse la bière, là, on achète et on vend, on fait des transactions monétaires et de beaux discours. Quelle impression recevrait-il d'un tel survol, global et impartial  ? ".

Que voyez-vous depuis ce point de vue de survol  ? Quelle est l'image (la ruche ici) que proposerait un anthropologue martien en visite dans votre milieu de vie quotidien pour la décrire au mieux ?

Remarquons que le "changement de focale" est également très utilisé en rhétorique : si l'on souhaite provoquer une émotion, il convient de décrire la réalité au plus proche, de montrer de tout près (cf. la méditation de l'horrible, ci-dessous). Dans le grand traité de rhétorique de Quintillien (c'est un livre important dans notre histoire : les Romains et les médiévaux se sont formés à l'art de parler en lisant les Institutions oratoires), si vous souhaitez émouvoir en parlant de l'incendie de Rome, vous devez rapprocher le regard et montrer les toitures enflammées, vous rapprocher encore pour émouvoir davantage si c'est possible et montrer un visage hurlant prisonnier des flammes. Vous aurez reconnu là une tactique classique du journalisme, qui est précisément un journalisme à sensations.

Exercice : La préméditation des malheurs

Une autre forme de rapport " raisonné " à ce que l'on craint peut aussi nous apaiser et surtout nous mieux préparer à sa survenue. Car il ne s'agit pas de nier la difficulté réelle qui nous attend (la crainte est de l'ordre de la superstition, le savoir peut la lever entièrement  ; la difficulté réelle probable ou assurée ne peut être annulé e, sous peine de la laisser nous surprendre et nous prendre au dépourvu, de sorte que nous serons incapables d'y réagir adéquatement). Les Anciens pratiquaient ainsi régulièrement la préméditation des malheurs. Si une réunion ou un cours difficiles vous attend, ou un recadrage, autant vous y préparer... Ils proposaient en plus de la préparation du contenu, des exercices de respiration, de concentration, de lecture à voix haute (considérée comme un exercice physique, demandant un effort particulier et produisant en retour des effets singuliers). Voici quelques questions pour vous préparer à une difficulté sans augmenter l'angoisse qu'elle génère : dans ce qui vous attend, pouvez-vous départager ce qui est de l'ordre de la crainte et ce qui est de l'ordre de la difficulté  ? Quelles sont vos difficultés classiques  ? Comment allez-vous vous préparer à les affronter au mieux  ? Avez-vous des pistes  ?

3. Le calcul des désirs

Alléger ce poids de l'avenir sur le présent ne signifie nullement éradiquer complètement la dimension future : toute survie serait, en effet, impossible si je ne pouvais planifier certaines choses, faire en sorte d'éloigner ce qui est nuisible, désirer ce qui est bon, etc. Bien plutôt, il s'agit de passer au crible ces objets d'espoir et de crainte, de les soupeser, de voir ce qu'ils valent, de les trier. Notre rapport au futur est donc aussi dépendant du type de désir qu'on entretient. Épicure nous fournit un outil pour cela, sous la forme d'une typologie des désirs

Exercice : Quels sont vos filtres ?

Quels désirs jugez-vous intéressants, légitimes ? Quels sont les critères pour départager les désirs légitimes des illégitimes ? [En discutant les critères fournis par les participants, on construit progressivement la typologie épicurienne].

Épicure distingue :

  • les désirs naturels (l'amitié ou la philosophie sont des désirs naturels ! Ce n'est pas strictement lié à la nature au sens de la survie du corps) ;
  • les désirs vains /vides/inutiles/nuisibles, c'est-à-dire tout ceux dont l'objet est sans valeur ou source d'infinis troubles (comme le pouvoir, les richesses, les honneurs, le désir de jouissance illimitée, etc.).

Parmi les désirs naturels, il y a les désirs nécessaires (les plus fondamentaux, qui sont aussi les plus faciles à satisfaire il est donc facile d'être heureux, si on peut profiter et se suffire de ces plaisirs simples, naturels et nécessaires) et ceux qui sont non-nécessaires. Parmi les désirs naturels nécessaires, certains ne visent qu'au simple bon fonctionnement biologique (manger et boire quand on a faim et soif, s'abriter quand il fait froid, etc.), d'autres visent à l'absence de douleurs corporelles, d'autres enfin, les plus importants, tendent à l'ataraxie, le Bonheur proprement dit, que l'on obtient une fois libérés de toutes nos agitations.

Les désirs naturels non-nécessaires (faire l'amour, boire un bon whisky, etc.) nous invitent quant eux à une sorte de calcul prudent permanent, reposant sur l'expérience : qu'est-ce qui m'est indispensable  ? De quoi est composé nécessairement mon plaisir  ? Où est la limite de ce avec quoi mon corps compose, comme dirait Spinoza (trois bières, OK c'est un plaisir non-nécessaire, certes, mais pas non plus nuisible), et de ce qui le décompose (quatre bières, KO c'est un désir nuisible). Il faut pouvoir renoncer à un plaisir présent pour éviter un déplaisir ou s'en procurer un plus grand demain. Deux éléments doivent être pris en compte : les déplaisirs consécutifs à un plaisir auquel on a cédé (typiquement la gueule de bois) et l'enchaînement à des désirs impérieux, difficiles à satisfaire et qui renaissent sitôt que satisfaits (toutes les assuétudes sont de cet ordre). La prise en compte du temps est ici tout à fait cruciale : si tous les plaisirs sont bons intrinsèquement, un calcul est nécessaire qui intègre le bonheur à long terme (c'est ce qui distingue Épicure d'Aristippe, le chef de file des Cyrénaïques, purs hédonistes qui ne juraient que par le seul plaisir présent).

On voit quelle immense simplification un tel classement autorise : exit les désirs vains, dehors les désirs inutiles, prudence quant aux désirs naturels non-nécessaires, culture des désirs naturels nécessaires. Or, ces derniers s'avèrent les plus faciles à obtenir, surtout de nos jours : le minimum vital permettant la survie (du pain, de l'eau, un toit), l'absence de douleurs physiques (les antalgiques existent), l'absence de tourments (c'est plus compliqué, sans doute?). L'objectif est bien ici de se forcer à redécouvrir et à apprécier la simplicité en n'acceptant d'agir en fonction de l'avenir que pour prolonger et maintenir cette sobriété. Toutes les exigences de résultats, tous les objectifs délirants passent à la trappe car, loin de nous satisfaire, ils empêchent toute prise de conscience du plaisir présent et nous font rêver notre vie. En fait, Épicure attire notre attention sur une distinction que nous avons tendance à omettre, entre l'optimum et le maximum. L'optimum est atteint lorsque le maintien de l'équilibre naturel se fait par un minimum d'efforts. Y parvenir, c'est atteindre à la Sagesse, au bonheur continu. Au contraire, la recherche du maximum ne cesse de briser l'équilibre naturel en vue d'un élargissement indéfini qui ne prend aucunement en compte nos limites (naturelles, psychiques, relationnelles, etc.) et entraîne une insatisfaction chronique et une tension permanente. Comment être heureux quand on veut le maximum?

c. Présent

Enfin, c'est bien au présent qu'il convient de faire advenir la présence. Pour cela, il faut le " déconnecter" du futur et du passé et forcer le regard à voir à nouveau ce qui tisse le quotidien. Ceci peut se faire soit en réinvestissant notre cadre ou notre situation quotidienne, soit en portant l'attention à l'intérieur de nous-mêmes afin d'éclairer notre fonctionnement.

L'art épicurien du plaisir implique que ce qu'on traque dans le présent, ce n'est pas uniquement lui-même dans toute sa plénitude, mais les plaisirs discrets qui s'y cachent parce qu'on ne s'y rend pas suffisamment attentif.

1. Les deux types de plaisir

Comment jouir du présent pleinement ? Comment jouir de tout ce que le présent offre de jouissif ? Il faut s'entraîner ici à mieux voir et sentir deux types de plaisirs : les plaisirs cinétiques, changeants plaisir d'un instant, qui sont liés à une sensation ou à un événement singulier, comme le fait qu'on me demande mon avis, le plaisir d'une conversation, d'un rayon de soleil, de la gorgée de bière ou de la tartine grillée du matin que je peux savourer, comme je savoure le système qui me permet de sortir la tartine sans me brûler les doigts. On dit ce plaisir " cinétique ", parce qu'il est lié à un mouvement particulier pendant lequel on comble un manque : on mange, on se désaltère, on discute, bref, on restaure un équilibre. Le problème de ces plaisirs est donc qu'ils sont momentanés et issus d'une perte de l'équilibre naturel. Comment donc être toujours heureux, dans cette impermanence des plaisirs quotidiens  ? Grâce aux plaisirs catastématiques (immobiles), qui sont les plaisirs découlant spontanément du fonctionnement harmonieux de notre esprit et de notre corps. C'est donc la condition dans laquelle toute douleur est absente. Ils se présentent souvent sous la forme négative. Ce sont les plaisirs "de ne pas " : ne pas être obligé de..., ne pas faire..., ne pas souffrir, etc. Ils ont pour eux la permanence qui fait défaut aux plaisir cinétiques.

Exercice : Les souffrances qui vous sont épargnées

Que de souffrances vous sont aujourd'hui épargnées et vous devriez/vous pourriez vous réjouir pleinement ! Vous n'avez pas de pied-bot ou de bec-de-lièvre, vous ne souffrez pas de sudations trop abondantes peut-être ? Vous avez encore quelques cheveux sur le caillou ? Vous savez où vous allez dormir ce soir ? Vous avez tous vos doigts et doigts de pied ? Faites-en donc la liste des souffrances qui vous sont épargnées, des maux dont vous ne souffrez pas parce qu'on voit tellement mieux ce qui ne va pas, on sent tellement mieux ce dont on souffre qu'un petit effort conscient et répété est utile pour jouir (enfin) de tout ce qui va bien. Écrivez-la, affichez-la, enregistrez-la et écoutez-la tous les matins faites-en la sonnerie de votre réveil matin... Vous pouvez également les exprimer de manière positive : " J'ai la chance de ne pas être malade " => " j'ai la chance d'être en bonne santé ".

Bref, apprendre à jouir, c'est se réjouir de tout ce qui ne va pas mal (c'est aussi mesurer par conséquent la fragilité de ces bonheurs, ce qui est une façon aussi de se préparer à leur fin praemeditatio malorum). L'idéal est que cette réjouissance soit comme une toile de fond de votre humeur (et de ses variations) c'est à ce moment-là qu'elle atteint une sorte de stabilité qui fait que vous savez que vous êtes heureux globalement et vous le savez tout le temps, sans avoir besoin d'actualiser cette liste.

2. La lutte contre ce qui fait mal

Le présent, c'est aussi les affects qui nous traversent et qui ne sont pas toujours si plaisants. Pour jouir pleinement du présent, il faut donc veiller à ne pas se laisser polluer par des souvenirs tristes, des craintes et des espoirs, mais aussi par des émotions et des désirs dont nous souhaiterions nous débarrasser au plus vite.

Nous vous proposons trois exercices pour vous débarrasser d'une émotion triste un peu collante ou d'un désir qui vous pollue et vous rend malheureux, parce qu'il est insatisfait.

Exercice : Les styles émotionnels

Cet exercice est plutôt inspiré des stoïciens, cette fois. Une de leurs hypothèses fortes est que notre émotion repose toujours sur un jugement. C'est parce qu'on porte un certain regard sur la mort qu'elle nous paraît triste, elle n'est pas triste en elle-même. " Ce ne sont pas les choses qui nous attristent, dit Épictète, mais la représentation (ou le jugement) que nous en avons "10. Sénèque souligne ainsi que, dans les faits, rien ne distingue quelqu'un qui est mort de quelqu'un qui est absent. C'est donc bien le jugement que nous ajoutons à ces faits qui nous les fait apparaître différemment  : " Ce qui fait l'amertume de nos larmes, c'est qu'il n'est plus là, celui qu'on aimait tant. Mais, en soi, ce regret devrait nous sembler supportable. En effet, les absents, ou ceux qui vont l'être, tant qu'ils vivent, nous ne les pleurons pas, bien que nous soyons entièrement privés de les voir et de jouir d'eux. Le mal gît donc dans l'opinion, et nos souffrances ont pour mesure le tarif que nous leur fixons. Le remède est en notre puissance  ! Regardons les morts comme absents, et ce ne sera pas nous abuser : nous les avons laissés partir, que dis-je  ? envoyés devant pour les suivre "11.

L'assimilation de nos émotions à un jugement dont nous sommes responsables, à une activité de notre esprit que nous pourrions contrôler davantage, nous donne la possibilité de la libération. Ce n'est pas seulement que nos représentations peuvent asservir, mais qu'elles seules nous asservissent. Nous avons trouvé le lieu unique de l'esclavage et délimité le seul travail utile pour nous libérer  : " contrôler nos représentations " (chrèsis phantasiôn). Travail par lequel le Sage temporise avec celles qui sont trop séduisantes ou les décompose par l'analyse afin de les dissoudre. Nous retrouvons ici le lien entre vérité et sérénité et donc une conception spirituelle de la vérité  : pour que nous soyons sereins, il faut que nos représentations des choses soient exactes.

Travailler son jugement, c'est alors tout naturellement travailler à apaiser ses angoisses ou ses colères. Les stoïciens visaient l'apatheia, l'absence de toute passion par le travail critique sur les représentations qui sont à la source de l'émotion. Si nous sommes effectivement à une époque de valorisation de l'émotion, ces exercices doivent cependant encore trouver un sens qui ne s'impose pas de la même façon aujourd'hui que dans l'Antiquité, où la passion était identifiée à une maladie et opposée à la saine raison.

Consigne : Connaissez-vous les Exercices de styles de Queneau  ? Le livre part d'une histoire banale de rencontre dans un bus, qu'il décline en 89 tons  : contrepèterie, médical, injurieux, macaronique, télégraphique, anglicismes, hellénismes, analyse logique, lettre officielle, animisme, zoologique, impuissant, géométrique, vulgaire, rêve,...

Nous vous proposons d'emprunter à Queneau son exercice de style en travaillant plus spécifiquement le regard qu'on porte sur le monde lorsqu'on est envahi par des émotions différentes. Tentez d'abord une approche neutre et descriptive d'une situation récente. L'exercice consiste ensuite à présenter cette même situation colorée par deux affects opposés, comme une joie délirante et un pessimisme cynique ou une tristesse dépressive, une naiveté niaise et une paranoïa aigüe, une jalousie morbide et une indifférence épaisse, etc.

Il s'agit d'un exercice de traduction : comment traduire dans un autre langage un même texte. Cette traduction exige que nous regardiez la situation comme le ferait une personne portée par telle émotion. Que voit-elle du monde ? Que souligne-t-elle à gros trait, que néglige-t-elle ? Que déplace-t-elle ? Cet exercice est destiné à vous éveiller à la dimension de construction de la réalité, de déformation aussi, qu'implique un rapport profondément affecté au monde.

Exercice - Journal "ex-time"

Voici une deuxième piste pour sortir des affects dans lesquels nous sommes parfois noyés : le journal extime ou contre-journal intime.

Qu'est-ce qui compose un journal intime  ? Bien davantage que des événements factuels, ce sont habituellement tous les retentissements qu'ils provoquent en nous. Les événements de notre vie amoureuse, par exemple, sont parfois si minuscules et si futiles qu'ils ne peuvent mériter d'être couchés dans notre journal intime (ou raconté s à notre meilleur(e) copain/ine) que si nous y ajoutons, à coups d'exclamations et de " tu te rends compte  !", les effets monumentaux qu'ils opèrent en nous  : nos blessures, nos joies, nos interprétations, nos jalousies, nos bonnes raisons, nos velléités, nos espoirs inconsidérés, etc. C'est notre vie intime luxuriante, et elle seule, qui les rend signifiants.

Le journal intime est une vieille tradition occidentale, née avec Les Confessions de Saint Augustin, au IVe siècle. On y cède encore aujourd'hui, même oralement en racontant aux collègues un épisode tumultueux de notre vie, sans même mesurer ce que cela révèle de notre rapport à la réalité et comment ça contribue à le façonner. Nous sommes aussi encouragés par les médias à gonfler nos expériences de vie à coups d'adverbes. Bref, nous sommes dans une société du retentissement où les faits sont moins intéressants que les infinis échos avec lesquels ils résonnent en nous.

Mais tentez donc un rapport tout autre à la narration de votre vie. Ne racontez plus votre vie avec excès et adverbes, appliquez-vous au contraire à écrire le journal des événements futiles du quotidien  : " J'ai rencontré X en compagnie de Y ", " Aujourd'hui, X ne m'a pas téléphoné ", "J'ai appelé Y lundi, hier et aujourd'hui et il ne m'a pas rappelé ", " X a accepté de partager un café avec moi à une terrasse ", " Y m'a écrit un mail et n'a pas mis de mots doux à la fin de son message " etc. Qui reconnaîtrait là une histoire  ? C'est précisément ça que vous vous appliquez à rendre  : le prosaïque des (non)-événements de votre journée. Cherchez comment rendre les choses de la façon la plus descriptive, sèche, chronologique et dépourvue de jugement. Cherchez à être aussi plat que possible.

Quel pourrait bien être l'intérêt d'un tel exerci? Mesurer combien votre vie est peu liée parfois à ce qui se passe réellement et combien de couches il vous arrive de rajouter au-dessus de la réalité factuelle parfois pour votre propre malheur...

Exercice : Méditation de l'horrible (en pâli : pa?ikulamanasikara)

Dans de nombreuses traditions religieuses, on utilise explicitement notre plasticité mentale dans des tentatives de reconditionnement de nos réactions réflexes. Lorsqu'on s'est habitué depuis toujours à certains plis de pensée, on ne s'en débarrassera qu'en jouant sur la capacité de la conscience à se conditionner afin de percevoir les choses différemment (ce qui est, rappelons-le, le propre d'un exercice spirituel). Ainsi, un moine bouddhiste ayant fait voeu de chasteté, disséquera l'objet qui éveille en lui un désir puissant afin de constater qu'il ne contient rien de bien désirable, au contraire. Il pourra, par exemple, recenser les tissus biologiques formant la personne qui l'attire ; ou bien envisager le plat appétissant comme rien d'autre que de la pourriture en devenir. En décortiquant ce que nous voyons, la belle cuisse d'une jolie jeune fille devient comparable à un jambon de porc, le sourire radieux d'un charmant jeune homme à une rangée de dents entourée d'un morceau de viande, et ainsi de suite. Nous pouvons mentalement découper et décomposer ce que nous observons. Par exemple, un sourire séduisant nous apparaît alors pour ce qu'il est : une dent, plus une autre, plus une autre... plus une lèvre, plus une autre, le tout entouré de chair transpercée de poils, etc. Une autre façon de pratiquer est de grossir les détails.

Ce type de pratique a existé également en Occident. Ainsi, Odon de Cluny ayant eu le dessein de dégoûter les âmes chrétiennes de l'amour humain, écrivait, après Chrysostome, que la beauté du corps est tout entière dans la peau  : " En effet, si les hommes, doués comme les lynx de Béotie d'intérieure pénétration visuelle, pouvaient voir ce qui est sous la peau, la vue seule des femmes leur serait nauséabonde  : cette grâce féminine n'est que saburre, sang, humeur, fiel. Considérez ce qui se cache dans les narines, dans la gorge, dans le ventre  : saleté partout... Comment pouvons-nous désirer de serrer dans nos bras le sac d'excréments lui-même  ?"12.

Dans le bouddhisme, on peut lutter contre les désirs de choses extérieures en les analysant, mais on doit, surtout, lutter contre notre tendance la plus fondamentale : notre habitude de nous identifier à notre corps et de nous considérer comme éternel. Pour cela, on préconise d'aller dans un charnier et de méditer face à dix types d'objet (cadavre gonflé, cadavre purulent, cadavre coupé en deux, cadavre rempli de vers, etc.) en conservant toujours fortement présente à l'esprit le fait que ce corps est le même que le mien puisqu'il est composé des mêmes éléments. Une fois le sentiment de répugnance né, on peut le cultiver et l'approfondir.

Consigne  : choisissez un objet éminemment désirable par vos sens ou par vos désirs et prenez une loupe mentale pour le voir de très près, en toutes ses parties, sans que notre esprit ne "retouche l'image ", jusqu'à ce que toute attirance pour lui ait disparue. L'objectif ici n'est pas de se couper de tous les désirs, mais de ne conserver que les désirs naturels nécessaires.

III. Conclusion : un manuel épicurien personnel

Notre capacité de distraction étant quasi-infinie, l'efficacité au long terme de ces exercices repose sur trois éléments-clefs  : la juste compréhension des principes de base de la philosophie dans laquelle il s'insère  ; la répétition  ; la mémorisation d'un vade mecum reprenant ces grands principes.

Ce dernier point est la première étape de l'intériorisation de cette nouvelle vision du monde. Mais il nécessite la confection d'un manuel qui, une fois mémorisé, pourra être utilisé dans toutes les situations de la vie.

Dans ce manuel on pourra trouver des aphorismes, des injonctions à utiliser en situation et ponctuellement pour se donner du coeur à l'ouvrage, ou encore des questions-types à se poser afin de ne pas se laisser embrouiller ou embarquer en un sens contraire à celui désiré. Par exemple, un grand tennisman pourra conserver un mental d'acier s'il se répète des aphorismes tennistiques lors du changement de côté (" Le Tennis est l'art de mettre la balle une fois de plus que l'adversaire"), s'il se motive (" Allez ", " Continue ", etc.) et s'il se pose les bonnes questions (" Que vais-je faire pour que mon service passe enfin  ?", etc.). Ce faisant, on instaure une sorte de dialogue avec soi-même (il faut deux personnes : vous-même en tant qu'être passif et votre partie jugeante que vous rendez plus impériale, sous la forme de la forme de diatribes, d'admonestations). Ces admonestations visent à modifier le rapport que vous entretenez à vous-même ; elles vous encouragent à l'action et visent à vous défaire d'émotions tristes et encombrantes13.

En guise de conclusion, nous vous invitons à réfléchir à la rédaction d'un tel manuel. Pourquoi ne pas également refaire un petit bilan épicurien de votre vie tous les 20 du mois c'est le jour de commémoration d'Épicure dans son école en l'indiquant dans l'agenda, histoire de se donner une balise temporelle pour réactualiser, refaire vivre en soi et rendre plus efficaces, les principes épicuriens qu'on veut bien se donner  ?

IV Quatre questions sur le dispositif

Ce parcours épicurien est une première tentative que nous souhaitons renouveler avec d'autres corpus jalonnant toute l'histoire de la philosophie. C'est de la répétition de cet exercice que nous attendons la réponse à une série de questions, que nous évoquons ici en guise de conclusion.

1) Toutes les philosophies peuvent-elles se prêter à cet exercice ?

S'il est difficile de répondre à ce stade de notre travail (peut-être n'est-ce d'ailleurs pas là une question fondamentale), il nous paraît néanmoins déjà évident que beaucoup d'oeuvres ou de courants philosophiques se prêtent assez aisément à ce type de travail de réactivation de la dimension pratique au coeur de la théorie  : les Stoïciens et les Cyniques, les méditations cartésiennes, mais aussi l'éthique spinozisme, un art du marteau nietzschéen, les jeux de langage de Wittgenstein14, ou encore la réduction phénoménologique. Il serait également intéressant d'envisager des exercices pratiques de dialectique marxiste, de philosophie de l'histoire hégé lienne ou de critique kantienne. Autant de pistes que nous explorerons petit à petit à PhiloCité et dans le cadre du Certificat en Pratiques Philosophiques de l'Université de Liège et de son cours de Méthodologie de la Philosophie.

2) Peut-on mobiliser des exercices venus d'autres pensées pourvu qu'ils respectent la logique interne à la position philosophique travaillée ?

Ce fut ici notre parti pris. Il est justifié par l'enjeu de ce travail, qui n'est pas celui d'un historien de la philosophie visant, d'une part, l'adéquation la plus exacte de sa recherche avec ce qui est dit par les textes et, d'autre part, ce qu'on peut recomposer du contexte et de l'intention de l'auteur afin d'en éclairer le sens. Il s'agit bien plutôt d'incarner une posture philosophique cohérente, reposant sur une théorie singulière. Nous ne nous sommes pas privés des outils que délivraient d'autres courants, du moment qu'ils étaient en adéquation avec les enjeux doctrinaux de l'épicurisme. La question guidant ces pillages a été la suivante  : " Peut-on imaginer Épicure donner ces consignes sans devoir pour cela nuancer ou réinterpréter d'autres fragments de son discours ? "

3) Quelles sont les modalités à mettre en oeuvre pour s'assurer qu'on fait bien droit à la puissance de transformation inhérente à telle ou telle philosophie  ?

Comment traduirait-on tel enjeu, tel principe de vie, tel rapport à soi ou aux autres, dans un exercice, une expérimentation mentale  ? Comment actualiser, c'est-à-dire rendre manifeste, sensible, expérimentable, vivante telle ou telle exigence que porte l'épicurisme  ? C'est le cadre théorique épicurien, la consigne qui cherche à y coller et l'exigence dont on entourera son respect effectif dans l'exercice, qui permettent de garder à celui-ci son ton épicurien, malgré les inventions et les emprunts à d'autres traditions.

4) Enfin, quelles sont les spécificités proprement philosophiques de cette formation particulière, spécificités qui la distingueraient des théories de la " gestion managériale " ou du " développement personnel " ?

Si la philosophie implique la construction d'un rapport à soi, et s'assume ainsi que c'était le cas dans l'Antiquité comme une thérapie de l'âme, on sera tenté de souligner sa proximité avec les théories du développement personnel, du management et les formes de thérapies qui pullulent aujourd'hui. L'intérêt alors est de ne pas négliger ce patrimoine ancien qui pense souvent avec quelque profondeur et rigueur ce qui nous apparaît aujourd'hui comme inventé par tel auteur américain contemporain, parfois de façon plus superficielle.

Cette question se pose peut-être avec plus de force parce nous traitons ici de l'épicurisme, doctrine refusant la dimension politique pour favoriser le repli sur une éthique, c'est-à-dire le travail d'un rapport à soi. Rappelons toutefois que, comme les autres écoles de la philosophie antique, l'épicurisme est un système de pensée cohérent, qui cherche à rendre compte de la totalité du réel. Il est adossé à une physique atomiste, fondamentale pour l'éthique. Savoir que nous sommes une association temporaire d'atomes qui se reconfigurent autrement au moment de la mort construit notre rapport à la vie et à la mort. Plus généralement, l'entretien d'un regard de physicien atomiste sur le monde est un vecteur de sérénité. Il ne s'agit jamais juste d'aller mieux, de se soigner, d'entretenir un rapport plus sain et serein à la mort, mais de parvenir à de tels résultats en cultivant la connaissance en vérité de toutes choses : le monde, autrui et moi-même. L'efficacité est seconde par rapport à la vérité. Elle en est le fruit. C'est l'accès à la vérité, à plus de vérité, qui nous modifie et nous rend plus serein.


(1) Ou encore : "on n'est pas cultivé pour avoir appris toutes sortes de connaissances, mais pour s'être affranchi des passions de l'âme" ( Lettre à Marcella, 9, trad. E. Des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 110).

(2) Cf. notamment: Pierre Hadot, Exercices spirituels et Philosophie antique, Paris, Etudes augustiniennes, 1987². Pierre Hadot, Discours et mode de vie philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2014. Michel Foucault, L'herméneutique du sujet. Cours du collège de France 1980-1981, Paris, Gallimard, Seuil, 2001. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours du collège de France 1981-1982, Paris, Gallimard, Seuil, 2008. Michel Foucault, Le courage de la vé rité. Cours du collège de France 1982-1983, Paris, Gallimard, Seuil, 2009. D. Moreau et P. Taranto (éd.), Activités physique et exercices spirituels. Essai de philosophie du sport, Paris, Vrin, 2008. Xavier Pavie, Exercices spirituels dans la phénoménologie de Husserl, Paris, L'Harmattan, 2008. Xavier Pavie, Exercices spirituels. Leçons de la philosophie antique, Paris, Les Belles Lettres, 2012. Xavier Pavie, Exercices spirituels. Leçons de la philosophie contemporaine, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

(3) Nous indiquerons à chaque fois entre crochets droits les éléments qui relèvent de l'animation et des vigilances particulières que la mise en oeuvre de tel ou tel exercice peut exiger.

(4) L'expression est expliquée quelques lignes plus bas.

(5) En témoigne l'aphorisme 45 du Gai savoir: "Oui. Je suis fier de sentir le caractère d'Épicure autrement que tout autre, peut-être, et de savourer dans tout ce que j'entends de lui le bonheur de l'après-midi de l'Antiquité : - je vois son oeil contempler une vaste mer blanchâtre par-dessus les rochers de la côte sur lesquels repose le soleilpendant que des animaux petits et grands jouent dans sa lumière, sûrs et tranquilles comme cette lumière et cet oeil lui-même. Seul un être continuellement souffrant a pu inventer un tel bonheur, le bonheur d'un oeil face auquel la mer de l'existence s'est apaisée [...] : jamais auparavant il n'y a eu une telle modestie de la volupté" (traduction de Patrick Wotling, GF). Mais Épicure n'est qu'une étape dans la trajectoire de Nietzsche. Elle correspond à une période difficile où des moments d'extrême souffrance alternaient avec des moments de rémission vécus comme autant de renaissances ; une période de "solitude souffrante" aussi que Nietzsche tentait de tromper avec de chimériques projets de vie communautaire. Illustration, cette carte postale adressé e à Heinrich Köselitz (dit Peter Gast) du 26 mars 1879 : "Où réédifierons-nous le jardin d'Épicure ?" ( Correspondance III, Gallimard). Par la suite, il n'y aura plus grand-chose de commun entre Épicure et le "Dionysos crucifié" de la fin, Nietzsche multipliant même les sarcasmes contre un Épicure jugé "décadent".

(6) http://michel-onfray.over-blog.com/article-michel-onfray-epicure-un-philosophe-de-combat-les-realisations-de-partenariat-de-la-maison-des-98453505.html

(7) Un de ces plus grands détracteurs : Alexis (vers 372-270 av. J.-C.), poète comique grec, qui a écrit un ouvrage intitulé Le professeur de débauche dont la cible est bien sûr Épicure.

(8) Parrhêsia vient pan (tout) et rhema (ce qui est dit). Celui qui utilise la parrhêsia, le parrhêsiastès, est supposé parler sans retenue de manière à ce que son interlocuteur ou son auditoire sache exactement ce qu'il pense.

(9) Exercice inspiré de R.P Droit, 101 expériences de philosophie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2001, pp. 143-144.

(10) Épictète, Manuel, 5, Paris, GF Flammarion, 1997.

(11) Sénèque, Consolation à Marcia, chap. XIX in Consolations, éditions Rivage Poches, 1992.

(12) Cité par J.-P. Sartre dans Saint Genet. Comédien et Martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 590.

(13) Lord Schafesbury (stoïcien du XVIIe siècle) en donne quelques exemples dans ses Exercices spirituels:

(14) Un article est paru dans le n° 70 de Diotime sur ce sujet, intitulé "Exercice de philosophie du langage ordirnaire. Ou comment travailler méthodiquement l'art de définir un terme par ses usages", écrit par Gaëlle Jeanmart.

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