Compte rendu d'une session en CM1 à l'école Langevin de Strasbourg
I) Le cadre
L'école Langevin est une école dans un quartier très défavorisé de Strasbourg. La classe concernée (21 élèves) partait en classe verte la semaine qui a suivi l 'animation. En appui sur ce projet (qui passionnait les enfants, parce qu'ils allaient le vivre dans peu de temps), mon idée était de montrer comment, si on regarde les éléments de la vie quotidienne, et à condition qu'on sache les transformer en questions, ces éléments peuvent aider à grandir.
Je leur ai proposé la petite histoire suivante :
"Jim et Akim sont copains. Ils se retrouvent dans la même chambre, pendant la classe verte. Là-bas, la règle est d'avoir fait son lit avant de partir en activité (pour trouver un lit agréable le soir, quand on est fatigué). Akim est toujours très ordonné ; son lit est fait depuis longtemps ; mais Jim n'a rien fait ; il joue avec sa console. "Fais-ton lit, Jim, lui dit Akim, on va arriver en retard aux activités et on va se faire attraper !". "Je ne sais pas le faire", dit Jim, qui ne bouge pas et continue à jouer avec sa tablette. Akim voit bien qu'il ne fait aucun effort. Et il se demande...
Je l'aide ? ou je ne l'aide pas ?"
J'ai interrogé les enfants : et vous, qu'auriez vous fait ?
II) Le mode de fonctionnement
Sur la question ci-dessus, les enfants s'expriment en utilisant la formule : "Moi, je l'aurais aidé (ou pas aidé), parce que...". Un premier recueil des expressions des enfants est fait par l'animateur (noté sur un cahier). A partir de la lecture de ces expressions, les enfants sont incités ensuite à transformer leurs affirmations en questions ouvertes, en utilisant la formule : "Est-ce que... toujours... ?".
Les premières expressions des enfants (je les ai reclassées en aide et non aide)
Je l'aurais aidé : | Je ne l'aurais pas aidé : |
---|---|
Pour qu'il ne soit pas puni Pour ne pas être en retard Ça dépend, je l'aurais aidé, s'il m'aide lui aussi, d'autres fois Je l'aurais aidé une fois, pour lui apprendre Je l'aurais aidé une fois, pour lui laisser une chance Je l'aurais aidé, mais je lui aurais pris la console et je l'aurais cassée Je ne l'aurais aidé qu'une fois, mais après je l'aurais laissé faire Je l'aurais aidé plusieurs fois, c'est mon copain et je ne le laisse pas tomber Pour ne pas rater les activités Pour ne pas me faire gronder avec lui Parce que c'est gentil Parce qu'entre amis, on se soutient Pour qu'il ne soit pas fâché contre moi |
Parce que je ne suis pas son esclave Parce qu'il doit apprendre à se débrouiller tout seul Je l'aurais laissé là et je serais parti Je l'aurais dit à la maîtresse Je serais parti sans lui, parce qu'il joue au lieu d'essayer le faire son lit Je serais parti pour qu'il soit obligé de le faire J'aurais attendu, pour qu'il apprenne à grandir J'aurais joué avec lui. |
Certaines expressions ont été dites plusieurs fois bien que la consigne était de ne pas redire une idée déjà exprimé...
III) Les questions "Est-ce que... toujours... ?" issues de ce premier matériau
Note : les enfants sont habitués à cette transformation ; c'est leur dixième atelier environ, depuis le début de l'année. J'ai néanmoins donné un exemple à partir de l'expression "On est ami, on se soutient : est-ce qu'on se soutient toujours quand on est ami ?".
Est-ce que aider, c'est toujours gentil ? (3)
Est-ce qu'il faut toujours aider un ami, même s'il ne nous aide pas ? (1)
Est-ce qu'il faut toujours le dire à la maîtresse ? (2)
Est-ce qu'il faut toujours casser des objets qui vous dérangent ?
Est-ce qu'il faut toujours laisser tomber les personnes ? (4)
Est-ce qu'il faut toujours attendre que les gens grandissent ? (1)
Est-ce qu'il faut toujours jouer avec son ami ? (1)
Est-ce qu'il faut toujours le laisser se débrouiller tout seul ?
Est-ce qu'il faut toujours faire les choses à la place des gens ?
Est-ce qu'aider, c'est toujours être l'esclave de la personne ?
Est-ce qu'il faut toujours aider plusieurs fois ?
Est-ce qu'il faut toujours laisser une chance ? (10)
IV) Suite de l'activité
Les questions posées par les enfants ont été écrites sur un tableau, pour qu'elles restent visibles par eux. Chacun devait alors en choisir une, celle qui lui semblait la plus importante à réfléchir pour l'aider à grandir (c'est le nombre de choix qui est noté entre parenthèse, après la question).
Il n'y a pas eu de discussion collective sur une de ces questions (reporté à une autre séance, par manque de temps. Nous n'avions que 40 mn). Mais chaque enfant, sur la question qu'il avait choisi, devait imaginer deux réponses à cette question : oui, parce que... et non, parce que... Après une réflexion individuelle, quelques uns se sont exprimés sur ce oui/non (mais tous avaient des choses à dire).
V) Analyse pédagogique
Du côté du projet de classe verte, qu'ils allaient vivre dans peu de temps après), on peut dire que l'objectif est réussi. Parce que son copain ne fait pas son lit, ça ouvre sur des questions sur la relation d'aide, la construction de l'autonomie, le sens de l'amitié, le rapport à l'autorité...
Reste ensuite à travailler ces questions, pour construire sa réflexion. La séance m'a amené quelques pistes de réflexion :
- La nécessité de travailler dans le temps. Ces enfants, bien que d'un milieu socioculturel défavorisé, maniaient très bien le questionnement personnel. Mais c'est parce qu'ils pratiquent cette activité depuis plusieurs mois.
- L'importance des "phrases formules" : "Je pense que... parce que..." ; "Est-ce que... toujours ... ?". Avec des enfants en difficulté face à la langue française, ces formules facilitent l'expression, puisqu'ils n'ont qu'à se centrer sur ce qu'ils pensent, et pas sur la structure de la phrase à employer. Mais ces phrases sont aussi des guides de la pensée. Comment être attentif à ce qu'elles ne formatent pas cette pensée ?
- La nécessité d'aller plus loin, après le questionnement. Tout un travail sur la cohérence de sa pensée, la réflexion sur ses présupposés et ses valeurs, l'universalité de son propos, doit être conduit. C'est le rôle de l'atelier "Graines de philo", quand il est mené dans sa totalité. Ceci milite plutôt pour une répartition de la réflexion en plusieurs séances sur le même thème.
- Enfin, construire une pensée réflexive avec les enfants. Les questionnements posés, induits par la structure de phrase, ouvrent à un questionnement sur soi... à condition que cette porte soit ouverte. La question n 'est pas qu'une question "pour tous", mais c'est aussi la question qui va me faire avancer. Ce questionnement réflexif est loin d'être acquis par ces enfants, malgré leur capacité à s'exprimer librement et à questionner. Un travail important doit être poursuivi dans ce sens.
VI) Réaction de François Galichet
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le compte-rendu de cette séance et son analyse. Effectivement, il confirme les hypothèses de départ : l'emploi d'une procédure relativement rigide et contraignante (transformation d'énoncés sur un modèle type : "Est-ce que... toujours ?") produit des "effets de pensée" qui font évoluer les capacités réflexives des enfants.
En lisant la liste des énoncés de départ, il m'a semblé que la grille de Kohlberg sur les stades de développement moral de l'enfant permettait de les catégoriser assez bien. On aurait en effet la classification suivante :
1°) Stade 1 (Punition/obéissance) :
Pour qu'il ne soit pas puni
Pour ne pas être en retard
Pour ne pas me faire gronder avec lui
Je l'aurais dit à la maitresse
2°) Stade 2 (Echange instrumental et utilitaire)
Ça dépend, je l'aurais aidé, s'il m'aide lui aussi, d'autres fois
Pour ne pas rater les activités
Je l'aurais aidé, mais je lui aurais pris la console et je l'aurais cassée
3°) Stade 3 (Attentes interpersonnelles, relations conviviales : "good boy, nice girl")
Je l'aurais aidé plusieurs fois, c'est mon copain et je ne le laisse pas tomber
Parce que c'est gentil
Parce qu'entre amis, on se soutient
Pour qu'il ne soit pas fâché contre moi
J'aurais joué avec lui.
4°) Stade 4 (morale légaliste)
Je l'aurais aidé une fois, pour lui apprendre
Parce qu'il doit apprendre à se débrouiller tout seul
Je serais parti pour qu'il soit obligé de le faire
5°) Droits fondamentaux, contrat social
Parce que je ne suis pas son esclave
J'aurais attendu, pour qu'il apprenne à grandir
Je ne sais pas dans quelle mesure on pourrait travailler cette catégorisation avec les enfants en employant d'autres mots, bien sûr), mais il y a là peut-être la possibilité d'une réflexion sur le fondement des exigences de justice, d'égalité et de réciprocité, depuis la simple "peur du gendarme" jusqu'à l'idée d'autonomie et de coopération.
La liste des questions "Est-ce que... toujours... ?" m'a un peu déconcerté. Il y a des questions qui sont très pertinentes, et ouvrent sur un champ de discussions fécondes, comme par exemple :
Est-ce que aider, c'est toujours gentil ? (3)
Est-ce qu'il faut toujours aider un ami, même s'il ne nous aide pas ? (1)
Est-ce qu'il faut toujours le dire à la maîtresse ? (2)
Est-ce qu'il faut toujours attendre que les gens grandissent ? (1)
Est-ce qu'il faut toujours laisser se débrouiller tout seul ? Est-ce qu'il faut toujours laisser une chance ? (10)
Et puis il y a au contraire des questions un peu bizarres, un peu décalées, qui ne semblent pas très significatives ou dont les réponses sont assez évidentes, comme par exemple :
Est-ce qu'il faut toujours casser des objets qui vous dérangent ?
Est-ce qu'il faut toujours jouer avec son ami ? (1)
Est-ce qu'il faut toujours aider plusieurs fois ?
L'abord de ces questions en "oui parce que... / non parce que", comme tu l'as fait, peut être intéressant en première instance. Mais il me semble que pour la plupart de ces questions, c'est le "non" qui s'impose, parce qu'elles permettent de découvrir l'aspect "dialectique" de la réalité (thèse et antithèse sont vraies à la fois, mais pas du même point de vue). Et dans cette perspective, il pourrait être fécond de passer à une seconde étape, qui consisterait à lister les situations où la réponse est oui, et celles où la réponse est non.
Par exemple, à la question "Est-ce qu'il faut toujours laisser se débrouiller tout seul ?", on pourrait rechercher les situations où c'est oui (quand il y a le temps, quand ce n'est pas dangereux, quand celui qu'on laisse se débrouiller est capable d'apprendre, etc.) et le situations où c'est non (situations d'urgence, de danger, d'incapacité évidente, etc.).
Peut-être pourrait-on demander aux enfants, dans une étape ultérieure, d'inventer eux-mêmes des cas (comme celui de Jim et Hakim), qui pourraient servir de base de discussion ? Si on divise la classe en deux groupes, chacun produirait une (ou plusieurs) histoires et discuterait sur celles de l'autre groupe...