Revue

La pratique philosophique est-elle une thérapie ?

La "pratique philosophique" se démarque de l'enseignement traditionnel de cette discipline. Elle ne se limite pas à une connaissance érudite de l'histoire de la philosophie, mais dans le cadre de consultations individuelles ou d'ateliers collectifs, elle interpelle le sujet tout en le conduisant à exercer et développer des compétences philosophiques.

En cela, la pratique philosophique d'un côté renoue avec la tradition antique, il s'agit de faire des exercices sur soi et non d'élaborer de grandes théories ; de l'autre elle s'approche du développement personnel actuel ou encore d'une thérapie.

Peut-on toutefois assimiler la pratique philosophique à une thérapie ? Cette question en fait surgir d'autres : qui sont les malades que cette thérapie soignerait ? Et de quelles maladies peut-elle nous guérir ? S'agit-il de névroses individuelles, d'un mal-être collectif, de difficultés simplement humaines ? Qui dit maladie dit santé, mais qu'est-ce que la bonne santé ou la "grande santé", aurait dit Nietzsche ? Ou encore, celui qui pratique la philosophie se soucie-t-il d'aller mieux ou de s'approcher de valeurs comme la vérité, la beauté, la justice ou l'amour?

Dans ces lignes je propose une approche de la pratique philosophique, une parmi d'autres qui se développent depuis quelques années.

Prendre conscience de son positionnement

Nous ne pouvons interroger le monde qui nous entoure ni en donner des interprétations sans avoir la conscience la plus claire possible de notre propre positionnement. Celui-ci indique notre point d'ancrage, nous ne partons pas d'un point de vue absolu, mais relatif. Avoir conscience de cette relativité est une condition pour ne pas s'y laisser enfermer.

À la suite de Nietzsche, nous pouvons entreprendre la généalogie de nos idées afin de les mettre en perspective et de les évaluer. Le philosophe allemand pensait que dans le fond, c'est toujours notre corps qui philosophe. Si ce dernier est faible et malade, nous aurons tendance à justifier cet état de fragilité dans nos systèmes philosophiques. Nous valoriserons par exemple dans nos représentations la faiblesse, la haine de soi et de la vie. Si au contraire nous sommes en pleine santé, notre système philosophique revendiquera la force et la puissance. Finalement d'après Nietzsche, nous ne faisons jamais que rationaliser après coup un état physiologique. Derrière la petite raison de l'esprit et de la conscience, il y a toujours la grande raison du corps.

Mais alors à quoi bon philosopher si nos discours sont conditionnés par notre état de santé ? Si nous ne faisons jamais que justifier ce que nous sommes ?

La pratique philosophique, par la connaissance de soi qu'elle implique, permet tout de même une certaine souplesse par rapport à ce déterminisme du corps.

Mettons que je sois atteint d'une faiblesse organique qui me contraigne à me protéger du monde extérieur. Si je n'en ai pas conscience, je vais élaborer une réflexion pour me protéger de ce monde extérieur et cette réflexion me paraîtra être l'unique point de vue possible sur le monde. Mes idées ne seront que le reflet de cet état de santé fragile et je n'en n'aurais pas conscience.

Mais si maintenant, je me rends compte de ma faiblesse initiale, de mon état chétif, plusieurs options s'offrent à moi. Je sais désormais que mon système de représentation est relatif à mon état ou à ceux qui se trouvent dans un état physiologique comparable. Je prends conscience qu'il existe des personnes en bien meilleure santé physique qui n'ont aucun besoin de mes discours. Comme je comprends l'origine physiologique et la fonction de mes idées, je ne les impose pas aux autres et je ne m'y enferme pas. Puisque j'ai pris conscience de mon état chétif, je peux continuer à le protéger, je peux aussi entreprendre de me fortifier par des exercices.

La pratique philosophique par le recul auquel elle conduit, offre la possibilité de faire de soi un terrain d'expérience. Elle donne l'occasion de s'observer en s'expérimentant dans diverses situations. Elle produit donc un certain pouvoir sur soi-même et donne une possibilité de changer, même de façon infime, car s'accepter c'est déjà se changer.

Mon positionnement

À 18 ans, j'ai commencé des études de mathématiques appliquées aux sciences sociales à l'université de Paris Dauphine. Mais rapidement j'ai compris que cette orientation ne me convenait pas, elle correspondait seulement à ce que je m'imaginais que mon milieu et mon éducation attendaient de moi.

Je passais alors quelques mois à Londres à exercer des jobs temporaires : jeune fille au pair, femme de ménage, serveuse dans un pub, avant de revenir en France où j'eus la chance d'écouter le philosophe Gilles Deleuze. Je fus d'emblée fascinée par cette parole puissante, bien des idées m'échappaient dans ce que disait le philosophe, mais je sentis là une vie intense, quelque chose qui me parlait. J'entrepris alors des études de philosophie qui me conduisirent à passer le Capes et à devenir professeur de philosophie. Si ces études m'ont ouvert l'esprit en me faisant découvrir de nombreux courants de pensée et de perspectives sur la vie, elles ont aussi été l'occasion de développer chez moi de l'inhibition et des complexes.

Si j'entreprends la généalogie de mes propres idées, sans doute mon état physiologique était-il assez fragile et avais-je besoin de trouver des représentations fournies par un maître à penser sur lequel m'appuyer, une force extérieure pour suppléer à ma faiblesse intérieure.

Devant les grands maîtres philosophes, j'éprouvais une conscience mordante et honteuse de ma médiocrité. Au lieu de la reconnaître humblement et de m'adonner passionnément aux études, je m'efforçai tant bien que mal et plutôt mal que bien, de la dissimuler. Depuis, j'ai remarqué que je n'étais pas la seule à souffrir de cette pathologie, de nombreux professeurs de philosophie dépensent beaucoup d'énergie à dissimuler la mauvaise image qu'ils se font d'eux-mêmes. Pour ce faire, ils en rajoutent, par exemple dans l'étalage des livres qu'ils ont lus, dans le mépris affiché de tel ou tel philosophe qu'ils jugent inepte, car trop conservateur ou pas assez, sans que le contenu de ses idées soit évoqué. Certains perdent leur auditoire dans des discours aussi abscons que sentencieux. Plus ils les énoncent avec aplomb, plus l'auditoire se sent stupide de ne pas comprendre et plus à leur tour certains s'emparent de la parole pour impressionner et ainsi de suite.

Cette pathologie est malheureusement favorisée par le monde académique pour lequel ce qui importe, ce ne sont pas tant les hypothèses ou les questions avancées et soumises à la discussion, mais la place qu'on occupe dans la hiérarchie du système d'enseignement (certifié, agrégé, professeur de primaire, de collège, de lycée, d'université).

Bref, à mon tour je me mis à jouer ce petit jeu, jusqu'au jour où... je croisais sur mon chemin un nouveau maître, le philosophe Oscar Brenifier. C'était lors d'une rencontre sur la pratique philosophique à l'UNESCO. Je l'écoutais pratiquer une consultation philosophique avec l'une de mes collègues. Il fut sans concession aucune et le système de cette enseignante fut mis à nu en quelque 30 minutes que dura ce travail. Bien que professeur de philosophie, elle dut reconnaître son côté dogmatique, peu familier de l'exercice critique de la pensée. Elle cherchait elle aussi à impressionner et était terrifiée à l'idée d'être jugée bête. L'exercice de consultation mené par Brenifier me choqua au départ, mais il me parut finalement très salutaire et libérateur. Je me prêtais à mon tour à l'exercice de la consultation, je compris bien des choses sur moi-même et ce fut le début d'un tournant important dans ma vie.

J'appris en premier lieu à me soucier davantage de travailler des compétences et des attitudes que d'avoir l'air intelligente en masquant ce que je considérais comme ma médiocrité. J'entrepris de devenir philosophe praticienne. Je me fis bon nombre d'ennemis, ce qui me perturba dans un premier temps, moi qui pendant des années m'étais aliénée au souci de plaire. Mais finalement, le plaisir que je trouvais à pratiquer la philosophie dans le cadre d'ateliers, de consultations et de rencontres diverses, l'emporta sur celui de plaire.

Je finis par être renvoyée de chez Brenifier mon maître et ce renvoi fut salutaire, il me débarrassa de mon besoin de m'appuyer sur un maître. Désormais, il faut bien me résoudre à moi-même, faire avec ma petite personne et philosopher par son truchement tant que cela sera possible.

La pratique philosophique et le souci de soi

Même si elle s'en démarque sur des points essentiels, la pratique philosophique telle que je propose de la mettre en place doit beaucoup aux philosophies de l'Antiquité et aux travaux de Pierre Hadot, qui sut montrer la spécificité de leur approche par rapport aux philosophies contemporaines.

Pierre Hadot a montré dans ses ouvrages, que dans l'Antiquité "l'acte philosophique ne se situe pas seulement dans l'ordre de la connaissance, mais dans l'ordre du soi et de l'être : c'est un progrès qui nous fait plus être, qui nous rend meilleurs. C'est une conversion qui bouleverse toute la vie, qui change l'être de celui qui l'accomplit. Elle le fait passer d'un état de vie inauthentique, obscurci par l'inconscience, rongé par le souci, à un état de vie authentique, dans lequel l'homme atteint la conscience de soi, la vision exacte du monde, la paix et la liberté intérieures".

À l'instar de ce qui se passait dans l'Antiquité, celui qui s'adonne à la pratique philosophique ne se contente pas de théoriser par exemple sur les désirs naturels et les désirs vains chez Épicure, ou encore sur la joie ou la tristesse selon Spinoza, mais il examine à la lumière des concepts de ces philosophes ce qui se passe en lui.

Avec la pratique philosophique, il s'agit de penser ce que nous vivons et de vivre ce que nous pensons en essayant de rapprocher le plus possible l'un et l'autre.

Comme le recommandaient les stoïciens qui s'inscrivaient eux-mêmes dans la lignée de Socrate, les exercices commencent par un travail sur soi pour apprendre à mieux se connaître. Ainsi dans la consultation philosophique, il s'agit de prendre conscience de sa finitude, des passions qui nous animent et des représentations qui les guident. Nous rendent-elles libres et indépendants ou au contraire nous aliènent-elles à ce qui ne dépend pas de nous ?

Dans l'Antiquité, une fois cette connaissance mise au jour, des exercices adaptés étaient proposés à chaque disciple de l'école. Ces exercices devaient être réalisés avec constance et régularité. Ils avaient pour but d'atteindre l'ataraxie, c'est-à-dire l'absence de trouble.

Les passions étaient alors considérées comme les maladies dont il fallait se guérir, que ce soit chez les stoïciens ou chez les épicuriens. Ces passions auxquelles les hommes sont si souvent soumis les entraînent vers l'excès, la démesure, l'insatisfaction chronique et la souffrance.

La philosophie antique peut alors être considérée comme une forme de thérapie. À force d'exercices répétés et variés, elle nous soigne de l'esclavage de nos passions et de nos mauvaises représentations. Nous tendons alors vers une sérénité et une maîtrise de nous-mêmes.

La pratique philosophique telle que je la mets en place opère un retour à la philosophie antique dans la mesure où elle ne se contente pas d'une approche théorique. Elle interpelle l'être de celui qui philosophe en commençant par le conduire à mieux se connaître puis des exercices lui sont proposés pour travailler sur lui-même.

Toutefois la pratique philosophique telle que je la propose s'éloigne de la philosophie antique, car son objectif n'est pas d'abord thérapeutique et il ne s'agit pas essentiellement de se "soucier de soi", ni d'atteindre l'absence de trouble ou l'ataraxie.

La santé ou la capacité de faire face à la souffrance

Le regain d'intérêt pour les philosophies antiques, pour les stages de méditation zen, pour le développement personnel, pour la communication non violente est sans doute à mettre en parallèle avec notre époque où les dangers menacent : terrorisme, catastrophes écologiques et économiques... Il s'agit de s'accrocher à quelque chose d'apaisant et de rassurant. Les progrès de la technique ont permis de soulager considérablement les peines et les souffrances du corps, mais notre âme est devenue plus malade, excessivement sensible, incapable de faire face à la douleur.

Notre difficulté est telle que nous souffrons de souffrir ! C'est une souffrance à la puissance deux. Mais pourquoi vouloir s'en débarrasser ? Souffrir ne fait-il pas partie de l'existence ? Pourquoi en faire toute une histoire ?

Celui qui est en bonne santé ne se pose pas la question de repousser la souffrance, ce n'est pas son problème. Il la considère plutôt comme un mauvais moment à passer, voire comme un stimulant, une incitation à devenir plus fort. Pour lui, le plaisir, la souffrance, le bien-être ne sont pas des valeurs, ce sont des états qui accompagnent ou conditionnent la recherche de valeurs plus fondamentales.

Ainsi le praticien philosophe cherche-t-il la vérité plutôt que le mieux-être ? Il s'entraine, exerce des compétences philosophiques. Il n'a pas pour but son bien-être, mais la pensée, la rencontre de l'altérité, le cheminement vers le vrai.

La consultation philosophique : se confronter à l'angoisse existentielle. Le cas de Valérie

Valérie souhaiterait faire une consultation philosophique. Elle est elle-même psychologue, mais la psychologie ne lui est d'aucun secours pour faire face à ses questions d'ordre existentiel. Elle m'écrit un long mail pour me faire part de ses difficultés concernant son désir d'enfant, la liberté, la solitude.

"Je crains le regret de ne pas avoir eu d'enfant plus tard dans la vie lorsqu'il sera vraiment trop tard de revenir en arrière (j'aimerais savoir ce que les philosophes disent sur le regret, je n'ai rien trouvé de satisfaisant du côté de la psycho).

- j'ai peur de finir ma vie dans la solitude et de mourir seule (du coup, je sais que pas mal de philosophes ont traité la question, je voudrais trouver un apaisement au travers de leurs sagesses)".

Valérie me donne son programme, elle souhaite savoir ce que pensent les philosophes et elle cherche donc auprès d'eux un "apaisement". Avant même de venir me voir, elle énonce ce qu'elle veut, mais comment pourrait-elle ne pas mourir seule ? Comment peut-elle craindre de regretter de n'avoir pas eu d'enfants alors qu'elle n'en désire pas ? Valérie a donc des difficultés à faire face aux grandes questions existentielles : l'acceptation de la mort, l'importance du choix, car on ne peut pas ne pas choisir (soit elle aura des enfants, soit elle n'en aura pas) et choisir c'est aussi renoncer.

Lors de la consultation que je fais avec elle, il ne s'agit donc pas de l'apaiser comme elle le demande, en répondant à ses questions, mais plutôt de la mettre face à elle-même. La longueur de son mail, les nombreux commentaires qu'elle fait pendant la consultation dissimulent une angoisse qui lui est difficile de regarder, mais qui du coup se diffuse dans tout son être. Au cours de la consultation, elle prend conscience que derrière son apparence posée et rassurante, elle est en fait animée par ses émotions très vives. Elle remarque qu'elle veut contrôler en parlant beaucoup, mais elle ne sait pas pourquoi. Que se passerait-il si elle ne contrôlait pas ? Qu'est-ce qui pourrait jaillir et qui lui fait si peur ?

Le travail consistera donc à confronter Valérie à son angoisse existentielle. Généralement, plutôt que de faire face à l'angoisse, nous la fuyons dans des divertissements, des bavardages ou encore dans des soucis quotidiens, mais de la sorte nous nous diluons dans la neutralité vide de ce que Heidegger appelait le "on" de "l'être-en-compagnie". Nous nous oublions en faisant comme les autres. La consultation philosophique interpelle l'être et conduit à sortir de cette facilité dans laquelle nous nous perdons facilement pour ne pas souffrir de notre condition. Plutôt que de fuir, il s'agit maintenant de regarder les choses en face : je ne suis pas celui que je m'imagine être, je suis un être fini, mortel, imparfait. Mais dans le temps qu'il me reste à vivre, je peux reconnaître ce que je suis, me résoudre à être moi-même, tenir un choix qui aura du sens pour moi et qui sera authentique.

La consultation philosophique n'a pas d'abord pour but d'apaiser en donnant une solution à une situation jugée problématique : maigrir, arrêter de fumer, avoir ou ne pas avoir d'enfant, être moins velléitaire, etc. Derrière les préoccupations qui rongent souvent notre quotidien, c'est une angoisse existentielle plus fondamentale que la consultation met au jour.

"Vous dites que vous voulez maigrir ou arrêter de fumer, mais d'où vous vient cette idée ? Est-ce pour répondre à une norme sociale ? Mais pourquoi voulez-vous y répondre ? Vous affirmez que c'est pour être en bonne santé, mais à quoi vous servirait cette bonne santé ? Vaut-il mieux être trop gros, fumer et s'assumer, donner du sens à ce que l'on fait tout en ayant une santé fragile ou bien mincir ou arrêter de fumer, travailler à se donner des chances de vivre plus longtemps, mais sans savoir pourquoi ? Pourquoi voulez-vous vivre ? Sur quoi voulez-vous porter votre choix et concentrer votre énergie ? Qu'est-ce qui importe le plus pour vous ?"

Avec la pratique philosophique, il ne s'agit donc pas tant de se soigner, d'atteindre l'ataraxie, la paix de l'âme, l'absence de trouble ou le bien être que de s'engager de façon authentique dans l'existence.

Dépasser le soi

La pratique philosophique, comme la philosophie en général depuis qu'elle existe, est liée à une quête qui dépasse le soi. Elle le transcende vers des valeurs. Chez Platon elles étaient par exemple, celles du Bien, du Beau et du Vrai. Mais on pourrait bien sûr en ajouter d'autres comme celles de la justice ou de l'amour, par exemple. Voilà ce dont le praticien philosophe, fidèle en cela à une longue tradition, cherche à se rapprocher.

L'objectif n'est donc pas "d'aller mieux", de se soigner d'une névrose comme c'est le cas par exemple dans la psychanalyse ou dans toutes les formes de thérapie. La pratique philosophique ne se résume pas non plus à une entreprise de développement personnel. Il ne s'agit pas avant tout de défendre son moi, ni de le protéger, ni même de l'épanouir. Si nous nous en tenions là, nous ne ferions que l'enfermer dans des vues personnelles. Or la philosophie nous libère justement pour un temps de ces vues étroites. Elle nous élève et nous fait participer aux objets de sa contemplation ; pendant un temps grâce à elle, nous cessons la lutte autant fiévreuse que désespérée pour notre conservation, pour notre moi.

Mieux vivre une condition pour philosopher

Toutefois si aller mieux n'est pas le but du philosopher, c'en est une condition. Comment pourrait-on en effet prétendre au vrai, au bien, à l'amour, si l'on est soi-même empêtré jusqu'au cou dans sa névrose ? Comment tenter de se dépasser lorsque l'on n'a même pas conscience d'être enfermé dans sa subjectivité, lorsqu'on ne connaît pas ses limites ?

Par conséquent, il faut bien un minimum de santé psychique pour prétendre philosopher et l'apprenti philosophe ne peut pas éviter d'examiner l'état de sa santé et donc aussi de sa maladie. Car ces deux états ne diffèrent pas en nature, mais en degré. On n'est pas soit malade soit en bonne santé, mais on penche plutôt d'un côté. L'état de bonne santé est une victoire momentanée sur la maladie. C'est une question d'équilibre qui n'est que temporairement atteint et qui sera de toute façon rompu avec la mort.

Pour philosopher, il est donc indispensable de s'autoexaminer et les outils de la philosophie sont efficaces pour cet autoexamen, ainsi que l'exercice de la consultation philosophique le montre.

La maladie ou l'absence d'ouverture et d'échanges

On peut ici s'appuyer sur une définition de la maladie psychique proche de celle de la névrose : elle est ce qui nous enferme en nous-mêmes, nous rend prisonniers de notre passé. Elle nous conduit à nous confronter toujours aux mêmes difficultés sans que nous ne parvenions jamais à sortir du cadre existentiel que nous avons érigé confusément sous l'influence de notre éducation.

De même le corps tombe malade lorsque les échanges avec l'environnement deviennent de plus en plus difficiles, soit que cet environnement soit trop agressif et le détruise (microbes, virus) soit qu'il s'isole de cet environnement par une destruction intérieure comme dans le cas du cancer.

À l'inverse de la maladie, je définirais la santé comme la capacité à établir des échanges productifs avec l'extérieur.

La résistance due aux bénéfices secondaire de la maladie

Pour parvenir à une telle santé encore faut-il prendre conscience de ce qui l'entrave, de ce qui empêche ces échanges avec l'extérieur. Or cette prise de conscience présente des difficultés et suscite souvent beaucoup de résistance. Car à vivre à l'intérieur du cadre qui nous enferme, nous tirons quelques bénéfices secondaires : sécurité, protection, contrôle qui rendent justement la sortie de la maladie difficile. Nous connaissons ces bénéfices, nous en goûtons le confort tout relatif, car c'est au prix d'un amoindrissement de notre être. Même si nous sentons bien l'oppression de ce qui nous limite, nous sommes en territoire connu et nous aventurer au-delà nous inquiète. Nous savons ce que nous pouvons quitter et nous ne savons pas ce qui nous attend si nous le quittons.

La consultation philosophique, la santé psychique et l'activité de philosopher

Un signe de bonne santé serait donc une certaine capacité à dépasser le cadre dans lequel nous avons enserré notre existence, à nous aventurer au dehors, à nous risquer, à rencontrer l'altérité sans pour autant nous laisser détruire par ce qui vient de l'extérieur. Mais pour dépasser ce cadre encore faut-il le connaître, l'observer avec une certaine distance. C'est l'un des buts de la consultation philosophique : nous confronter aux limites de notre être et en comprendre les linéaments aussi décevants soient-ils au regard de l'image que nous nous sommes forgée de nous-même.

La pratique philosophique peut à ce titre s'apparenter à une forme de thérapie même si se soigner n'est pas son but ultime.

Comment un danseur pourrait-il entreprendre de faire le grand écart s'il n'a pas conscience des rigidités qu'il doit travailler ? Que cela lui plaise ou non s'il veut parvenir à produire tel ou tel mouvement, il devra prendre conscience de ses gestes maladroits, des mauvaises habitudes que son corps a contractées. Il en va de même pour celui qui veut se mettre à philosopher, il devra bien commencer par prendre conscience de soi. C'est l'indispensable préalable.

De même que l'activité du danseur consiste à prendre conscience de ses rigidités, à pratiquer régulièrement des exercices pour s'assouplir, puis à danser avec d'autres partenaires dans le cadre d'une chorégraphie par exemple, de même, celle du philosophe praticien consiste à prendre conscience de ses rigidités, de ses impensés, à pratiquer des exercices pour s'assouplir puis à philosopher avec d'autres partenaires dans le cadre d'un atelier de pratique philosophique ou tout simplement dans sa vie de tous les jours. Dans les deux cas, la santé physique ou psychique n'est pas le but de l'activité de danser ou de philosopher, mais elle est une condition et une conséquence. Il faut un minimum de souplesse pour commencer à danser ou à philosopher, mais d'un autre côté danser ou philosopher développe la souplesse, une meilleure santé et un certain mieux-être. Toutefois pour le danseur, le but est de danser et pour le philosophe, de philosopher.

La formation philosophique, le cas de Laura

Laura est une femme qui s'enthousiasme facilement. Elle lit beaucoup, sort assez peu. Elle travaille sur elle-même et participe régulièrement à des stages de méditation zen. Elle a des projets d'écriture : un mémoire sur la philosophie antique, un journal, un autre texte sur la pédagogie. Bref elle ne manque pas de projets, mais le temps qui lui reste à vivre risque de ne pas y suffire. Lors d'une consultation que nous avons faite, il s'avère que Laura craint aussi beaucoup le jugement des autres.

C'est une crainte très courante liée à une autre encore plus profonde, celle d'être rejeté et de se retrouver seul. Laura est justement une femme assez seule, mais c'est une solitude qu'elle a choisie et qu'elle ne pense pas subir. Elle est seule parmi ses livres qui ne peuvent pas la juger. Il semble que la lecture présente donc pour elle une forme de refuge confortable qui lui donne en prime le sentiment d'être intelligente. Laura ne lit pas tant pour se confronter à elle-même en s'éprouvant face à des idées différentes, que pour se protéger des autres et de leurs jugements. On comprend pourquoi il lui est difficile de finaliser ses projets d'écriture. Si elle y parvenait, elle se soumettrait aux jugements des autres ce qu'elle craint par-dessus tout, elle ferait sans doute aussi l'expérience de leur indifférence ce qui la renverrait à une solitude non choisie.

Laura se trouve donc dans une situation paradoxale, en voulant échapper aux jugements des autres, elle s'y soumet malgré tout, car elle agit sous l'effet de la crainte qu'ils lui inspirent. Plutôt que d'affronter cette crainte, elle la subit, sans pour autant échapper au regard des autres, ils pourront en effet la juger timorée et velléitaire.

Laura est-elle en bonne santé ? Est-elle malade ? Elle a su faire de son système quelque chose de familier et d'à peu près vivable. Elle ne souffre que modérément et connaît des moments de vif plaisir lorsqu'au cours de ses lectures, elle s'enthousiasme pour tel ou tel auteur. Pourtant la vie qu'elle mène ne la satisfait plus et c'est pourquoi elle souhaite entreprendre un travail avec la pratique philosophique. S'agit-il de commencer vainement un énième projet de changement ? Ou bien cela débouchera-t-il sur une véritable transformation dans la vie de Laura ?

Lors de la première consultation, Laura prend conscience du système qu'elle a adopté et de ses limites. Elle est mue par une forme d'impuissance puisqu'elle se contente de réagir à une peur. Je l'invite à penser ce qu'il peut y avoir de positif et d'intéressant dans les jugements d'autrui. Elle découvre qu'ils permettent de s'évaluer, de se situer et d'y voir plus clair. Que le jugement d'autrui soit agréable ou désagréable, il dit quelque chose de moi, il dit aussi quelque chose de celui qui le porte. Une fois formulé il est possible de l'analyser, on peut alors juger le jugement. Lorsque tout reste dans le non-dit comme c'est souvent le cas, la plus grande confusion règne et il n'est pas possible d'avancer et de trouver du sens.

J'ai proposé plus haut une définition de la bonne santé comme capacité à établir des échanges productifs avec l'extérieur. Autrement dit, la bonne santé est une manifestation de puissance selon Spinoza ou Nietzsche, c'est-à-dire une capacité à donner du sens, à donner une forme au monde qui nous entoure en même temps qu'à nous-même.

Laura qui a donc pris conscience au cours de la première consultation de son système basé sur la crainte et sur la fuite en a perçu aussi les limites. Elle voudrait maintenant s'affirmer, prendre des risques, établir davantage d'échange avec l'extérieur, en somme donner plus de sens à son existence.

Première chose, je lui propose des exercices d'argumentation, car elle manque beaucoup de rigueur dans ses propos. Pas étonnant, elle a pris l'habitude de penser loin des autres et comme cela l'arrange, de chercher dans ses lectures plutôt ce qui confirmait sa façon de penser que ce qui la bousculait. Maintenant, je lui demande de prendre en charge une question qui lui est posée, même si cette question lui déplait et la conduit vers des idées imprévues et peu familières pour elle. Elle apprend à répondre en produisant un argument, sans rester dans une justification purement subjective : "parce que cela me plait", "parce que j'ai l'impression". Un argument s'il est fondé et bien construit, est en principe valable pour tous. Il tend à une objectivité même si on pourra certainement toujours lui apporter une objection. Laura se met donc à travailler des compétences philosophiques : argumentation, synthèse, analyse, conceptualisation, exemplification, questionnement.

Elle pratique ces exercices comme on fait ses gammes afin d'installer plus de rigueur et de clarté dans sa réflexion comme, le pianiste se délie les doigts et introduit davantage de clarté dans son jeu. Avec ces exercices, elle se confronte aussi à une réalité et donc à une forme d'altérité, celle du langage et de la rigueur logique. Lorsque nous laissons simplement aller le flot de nos idées, nous restons confortablement avec nous-mêmes. La pratique philosophique consiste donc par tous les moyens possibles à mettre de l'étrangeté, de la différence et donc du jeu et du mouvement. Laura apprend donc à produire des hypothèses qui pourraient aussi avoir du sens pour d'autres personnes qu'elle. Elle apprend ensuite à les questionner, à les contredire. Petit à petit, elle se défait donc d'une certaine rigidité qu'elle avait contractée au fil des années. Les chemins qu'elle emprunte se diversifient. Elle sera donc davantage en mesure de choisir ceux qui lui semblent les plus pertinents.

Ce travail sur les compétences s'accompagne d'un travail sur les attitudes, l'un entrainant l'autre et réciproquement. Par exemple, maintenant devenue plus soucieuse de clarté, elle n'hésite pas à interrompre une personne qui lui parle, quand elle ne comprend pas son discours. Avant, elle faisait semblant de saisir et "rebondissait" sur quelques mots. Maintenant plus soucieuse de la réflexion que de plaire à autrui, elle n'hésite plus à interrompre un flot de paroles confuses. Elle se risque donc davantage et se soucie moins du jugement des autres.

J'ai parlé longuement du cas de Laura, mais chaque personne qui se forme à la pratique philosophique présente bien sûr un profil différent.

Vincent est un homme qui prend de la place dans les ateliers, il montre qu'il existe, il peine à se retenir de prendre la parole de façon intempestive, il laisse peu d'espace aux autres. Il le sait pourtant, dès la première consultation les mots de "dictateur éclairé" ont permis de qualifier sa façon d'être et depuis les nombreuses années qu'il se fréquente lui-même, il a déjà pris conscience de ce fonctionnement. Il veut le bien pour les autres et se perçoit comme un homme généreux. Sans doute cette façon d'être s'accompagne-t-elle d'un fort besoin de reconnaissance et par là même d'une image négative de soi. En effet pourquoi aurait-il besoin d'être reconnu, s'il se reconnaissait suffisamment lui-même ? Il peine à accepter la contingence de son existence. Comment pourrait-il exister pour rien et reconnu par personne ? Mais bien sûr, à force de demander cette reconnaissance, c'est tout l'inverse qu'il obtient.

À l'instar de Laura, Vincent est conduit à travailler la rigueur de sa réflexion en développant les compétences philosophiques. Pour lui, il n'est pas facile de se questionner et de penser ce qu'il ne pense pas habituellement, car c'est un homme de conviction, dont les idées sont bien arrêtées. Cela lui donne de la détermination, mais en même temps une forme de rigidité et une difficulté d'écoute. À l'inverse de Laura, il va donc s'exercer à se mettre en retrait, à être moins "actif" et à accepter sa propre contingence.

Conclusion

La pratique philosophique telle que je la propose n'a pas pour finalité d'être une thérapie. Tout d'abord, elle ne prétend nullement guérir de lourdes pathologies, que seuls des médecins ou des thérapeutes sont en mesure de traiter. Ensuite elle n'est pas centrée sur l'individu, sur sa guérison, son bien-être, son épanouissement, elle est avant tout un exercice de la pensée et en engagement, une quête de valeurs telles que la vérité, la justice, l'amour, la beauté. Elle s'apparente davantage aux arts martiaux ou à la danse qu'à une thérapie.

Les arts martiaux ou la danse n'ont pas pour finalité la bonne santé, le bien-être ou l'épanouissement, mais il est évident qu'ils les supposent dans une certaine mesure et les produisent. De même pratiquer la philosophie en exerçant ses compétences et ses attitudes, entrainera une meilleure santé psychique, une plus grande liberté de penser et en même temps un épanouissement.

Le travail n'est pas centré sur l'individu, cela ne signifie pas pour autant qu'il n'est fait aucun cas de ce dernier comme cela arrive couramment dans les études classiques de philosophie où l'on peut disserter sur la mauvaise foi chez Sartre sans jamais observer les mécanismes de mauvaise foi dans notre façon d'être. Non, en pratique philosophique, comme à l'époque de Socrate, c'est bien l'être qui est interpellé et qui est conduit à s'engager dans ce qu'il dit et ce qu'il fait.

Une attention bienveillante est portée à l'individu, en fonction du travail qu'il est en mesure ou non d'accomplir sur lui-même, en fonction du moment. J'ai comparé la pratique philosophique à l'activité de la danse et je prendrais comme modèle la chorégraphe Pina Bausch qui ne cherchait pas à idéaliser les corps mais à faire avec ce qu'ils sont avec leur fragilité, leur imperfection.

De même le formateur philosophe est attentif à chacun, il l'encourage et évite de susciter chez lui des résistances ou des blocages stériles. Certes la vérité est une valeur qu'il poursuit, mais la vérité sans amour n'est que sécheresse, froide et méprisante bêtise, de même que l'amour sans vérité est complaisance, flatterie, sensiblerie et bêtise tout autant. Il est des valeurs qu'on ne peut séparer les unes des autres au risque de perdre chacune d'elle, comme si paradoxalement un excès de pureté corrompait. Trouver l'intelligence de les composer, c'est tout l'art du philosophe.

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