Revue

Un atelier de philosophie et de mathématiques, et son livre

"Entrer dans la philosophie par la géométrie (ou plus généralement les mathématiques), et dans la géométrie par la philosophie, c'est le fond le plus ancien et le plus élevé de notre tradition intellectuelle. On pourrait donc croire que cela doit rester le privilège d'une élite, de plus en plus restreinte peut-être. Et pourtant, à l'inverse de ce préjugé, par la grâce d'une écriture claire et enjouée, et d'une imagination de conteuse toujours nouvelle, Sylvie Reynaud en fait le moyen d'une initiation à la pensée pour les plus jeunes et les plus nombreux. On admire, on apprend, et on se convainc que toute l'entreprise correspond à une nécessité fondamentale de l'éducation et de la cité".
Etienne Balibar, philosophe, professeur émérite à l'Université Paris-Ouest.

Après 5 années d'animation d'ateliers de philosophie avec des collégiens, je viens de publier un livre intitulé Le cerisier et autres contes. Balades philosophiques à travers les mathématiques (Ed. L'Harmattan, 2016). Ce livre est un recueil de contes ancrés dans la philosophie, sur des thématiques proches des élèves, l'éthique et le politique. Les enfants et les collégiens (CM2, 6e et 5e) sont invités à réfléchir sur des valeurs telles que la générosité, le courage, la prudence... ou encore, en politique, ils méditent sur le Bien commun, la fraternité, la justice etc.

I) Des objectifs clairement définis

En philosophie, nous souhaitons augmenter la confiance en soi des élèves par la prise de conscience que tous quel que soit le niveau scolaire sont capables de penser sur des sujets réputés difficiles, dès lors qu'ils se tournent vers leur intériorité. Notre but est également de favoriser des vertus citoyennes. En effet, il s'agit, au cours des séances, d'apprendre aux pré-adolescents à prendre la parole à bon escient (en levant la main) et à savoir écouter l'autre. Un élève prend le rôle de président de séance lors de chaque atelier. Nous nous sommes ici largement inspirés de la démarche de Michel Tozzi1. Le Président de séance est un médiateur au sens le plus noble : il distribue un bâton de parole (un simple bâton surmonté d'une chouette) à celui ou celle qui lève la main, et de préférence à l'élève qui ne s'est pas encore manifesté.

Les règles de l'atelier de philosophie sont mentionnées en début de séance : les élèves ont le droit de parler sous certaines conditions (lever la main) et le droit de se taire. En revanche, tous ont l'obligation d'écouter. Une règle est martelée avec conviction : il est absolument interdit de se moquer des propos d'un camarade. Sur ce point, je suis extrêmement ferme car je sais que la peur d'être la risée du groupe est un facteur d'inhibition très puissant.

Chaque conte est suivi d'une rubrique L'atelier du philosophe, dans laquelle figure une tension philosophique. La morale et les vertus ne vont pas de soi et c'est la raison pour laquelle elles s'expriment très souvent par une injonction ("Il faut être généreux", "il faut pardonner" etc.). Nous cherchons à déconstruire par l'examen le "il faut" afin de réfléchir véritablement à la nature des vertus et à leurs bienfaits. Dans un conte intitulé Le vol de carottes, il s'agit par exemple de méditer sur le pardon (Qu'est-ce que pardonner?), et sur ses bénéfices (Qu'apporte cette vertu?). En fin d'atelier, nous mentionnons le nom d'un philosophe qui peut aider les collégiens dans leur réflexion (Que pensez-vous de ce qu'écrit Spinoza : "La haine est une passion triste qui rend malheureux" ?).

II) Une singularité : les mathématiques

Après avoir réfléchi à différents point mentionnés dans l'atelier du philosophe, les élèves peuvent également entrer dans le Laboratoire du mathématicien afin de résoudre une énigme clairement énoncée.Il est possible dese reporter à la fin du livre afin de trouver la résolution de l'énigme et l'éclaircissement de certains points mathématiques. Les notions mathématiques abordées sont celles que nous trouvons dans les programmes de CM2 et de 6ème. Elles sont regroupées dans trois rubriques que nous mentionnons clairement (Nombres et calculs, Géométrie, Mesures).

Chaque conte porte donc en son sein une tension philosophique et une énigme mathématique. Nous avons cherché à mailler les deux disciplines aussi étroitement que nous le pouvions. Il est évident que ce maillage a certainement été la tâche la plus ardue à réaliser. A cet égard, nous avons bien conscience que certains contes sont plus réussis que d'autres.

III) Un exemple: le partage d'un gâteau

Prenons un exemple concret afin d'éclairer tout ce qui vient d'être dit. Dans un conte intitulé Un gâteau pas comme les autres 2,les collégiens méditent sur la justice.

Une maîtresse de CM2 travaille la géométrie avec un groupe de 6 élèves. Pour fêter la fin de l'année, elle a confectionné un gâteau en forme de triangle qu'elle s'apprête à partager. Elle ne cesse d'être interrompue dans sa découpe par les élèves. Pascal souhaite la plus grosse part car il est le plus costaud physiquement, Baptiste souhaite être avantagé car il a fournit les plus gros efforts, Léon fait remarquer qu'il serait juste qu'il soit mieux servi car c'est lui qui a le plus faim. Bref, toutes les interventions des élèves reposent chacune sur une conception de la justice (donner davantage au plus fort, au plus méritant, au plus performant, à celui qui en a le plus besoin etc.).

Les collégiens sont invités à donner leur avis sur le partage qui leur semble le plus juste. Nous ne nous contentons pas (!) de recevoir les réponses des élèves telles qu'elles se donnent ("Léon a raison"). En effet, nous les incitons toujours à argumenter ("Pourquoi dis-tu cela ?"). Mais alors où les mathématiques interviennent-elles ?

Dans le laboratoire du mathématicien, les philosophes en herbe sont confrontés à une énigme : comment partager un triangle en 6 parts égales ? Ils sortent alors feuilles et crayons et tracent, essaient, tâtonnent... Tous sont très impliqués dans la tâche. Lorsqu'ensuite le professeur annonce : je vais vous donner la solution, il se passe quelque chose d'extraordinaire. Tous les yeux sont rivés sur le tableau en attente de la réponse. Cet enseignement sous forme d'énigme où chacun des élèves essaie de trouver la solution a véritablement pour vertu de mettre les collégiens en appétit de savoir, en attente... Nous savons combien ce désir de savoir est un merveilleux couloir pour transmettre ! La pire situation étant de donner la solution sans que les élèves ne la souhaitent... ce qui revient à les nourrir sans qu'ils aient faim.

IV) Pourquoi cette interdisciplinarité ?

Nous pensons que les liens entre les disciplines sont porteurs de sens et nous inscrivons tout naturellement dans la philosophie de Raymond Ruyer3 qui écrivait si justement : "Le sens se cache dans les liaisons". Les collégiens n'en ont pas toujours conscience le contraire serait étonnant car leur emploi du temps, au cours duquel les disciplines se succèdent (français puis mathématiques puis SVT etc.) laisse penser que les savoirs ne sont pas reliés les uns aux autres. Or, on sait qu'un même objet peut s'aborder par des regards différents et complémentaires.

Une pierre par exemple peut être l'objet d'étude du géologue, du physicien, de l'artiste mais aussi de l'écrivain ou de l'historien... Puissent ces contes, mêlant philosophie et mathématiques, contribuer à rappeler combien les savoirs ne sont pas étanches mais participent, chacun à leur manière, à la connaissance du monde.

V) Trois hypothèses à l'origine du recueil

Plusieurs hypothèses ont motivé l'écriture de ce livre. La première hypothèse, nous l'avons abordée, est que l'articulation de plusieurs disciplines peut donner un surcroît de sens aux apprentissages.

La deuxième hypothèse repose sur la croyance suivante : rendre l'élève actif dans ses apprentissages est source d'efficacité. En philosophie, ce sont bien les élèves qui réfléchissent, méditent, pensent et prennent le risque de la parole. A cet égard, nous ne commençons pas l'atelier par des références à l'histoire de la philosophie. Les grands philosophes (Aristote, Épicure, Kant, Spinoza etc.) ne sont cités qu'afin de relancer, de vivifier la pensée des élèves. Bref l'histoire de la philosophie ô combien décisive ne saurait remplacer la pensée authentique ("pour de vrai") des élèves. En mathématiques, ce sont encore les élèves qui tracent, calculent et font des hypothèses. Bref, ils sont véritablement engagés dans leurs apprentissages. Nous ne prétendons aucunement que c'est la seule façon d'apprendre ; il n'y a pas qu'une seule pédagogie valable pour tous les élèves. Nous pensons seulement qu'il est important de prévoir ces temps d'atelier durant lesquels les enfants et adolescents sont fortement mobilisés.

La troisième hypothèse est certainement la plus discutable. Ici, je me suis fiée à ma propre expérience d'ancienne collégienne... J'apprenais bien lorsque j'avais des émotions, qui faisaient naître en moi des images mentales, des représentations. Lorsque je ne ressentais rien, je peinais dans l'apprentissage. Les contes et les éléments merveilleux qu'ils mettent en scène sont peut-être capables de faire naître du ressenti chez l'élève et des représentations mentales. Les objets mathématiques sont alors personnifiés : une droite nommée Domitille a des courbatures à force de s'étirer à l'infini (ses bras, ses mains, ses ongles ne cessent de s'allonger). Le centre d'un cercle se sent bien seul malgré la présence de points tous situés à égale distance de lui. Un triangle est triste car il se trouve quelconque et envie les figures géométriques telles les carrés dotées de multiples propriétés.

VI) A la maison, à l'école ou au collège

Pour terminer, ajoutons que ces contes peuvent être lus à la maison par les enfants et les adolescents, seuls ou avec les parents. A l'école, ils peuvent être travaillés par le professeur qui pourra sans problème aborder aussi bien la philosophie que les mathématiques. Au collège cette fois, le CDI carrefour des disciplines et laboratoire bien souvent innovant - est un lieu idéal pour mener des ateliers de philosophie. Les séances peuvent être animées conjointement par des professeurs de lettres, de mathématiques et par des professeurs documentalistes. Pour aider les enfants et adolescents à aborder des disciplines réputées ardues, nous ne sommes jamais trop.


(1) Conférence donnée par Michel Tozzi à l'Institut Catholique de Paris (6e) le 7 décembre 2009. Cette conférence avait pour titre : "L'apprentissage scolaire de la discussion (philosophique, scientifique, citoyenne). Éveil et développement de la pensée, éducation à la citoyenneté réflexive".

(2) Histoire inspirée d'un passage extrait du livre : Nouvelles pratiques philosophiques. Répondre à la demande sociale et scolaire de la philosophie, de Michel Tozzi. Ed. Chronique sociale, 2012.

(3) Raymond Ruyer est une philosophe français né à Plainfaing (dans les Vosges) en 1902 et mort en 1987. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles. Il s'est principalement intéressé aux sciences (biologie, éthologie etc.).

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