Revue

Liban : L'expérience de Philosoph'art en maternelle à Beyrouth

Le contexte

En France, la philosophie n'existe qu'en classe de Terminale, à raison de huit heures par semaine en section littéraire. Toutefois, des pratiques à visée philosophique ont été mises en place depuis une dizaine d'années dès l'école primaire et s'avèrent favorables à ses missions principales. En effet, les niveaux d'enseignement périscolaire et primaire sont déterminants car ils sont le socle de base d'un éveil des enfants et des élèves à la pensée réflexive. Actuellement, la pratique de la philosophie avec les enfants se développe de plus en plus dans le monde et fait le pari que l'apprentissage du philosopher est réalisable, voire vivement souhaitable, dès le plus jeune âge.

Bien sûr, il reste encore beaucoup à faire pour favoriser l'évolution de ces pratiques. Il ne s'agit en aucun cas de présenter un modèle-type exportable et universalisable, pour ne pas sous-estimer la diversité des situations culturelles, l'histoire des systèmes pédagogiques et les politiques menées dans le domaine en question : "La pluralité de pratiques et la diversité de pistes pédagogiques et didactiques sont vivement souhaitables car les chemins de la philosophie sont eux-mêmes multiples. Les stratégies avancées sont diverses et les plus optimales sont précisément celles qui accueillent la richesse de l'altérité".

Tenant compte des recherches qui ont été menées, des données disponibles et du recueil des réponses via le questionnaire de l'UNESCO concernant la pratique de la philosophie avec les enfants, il ressort une absence presque totale de ces pratiques dans le Monde Arabe où : "(...) aucun centre ni initiative ne semble être diffusé en matière de PPE. Il existe dans cette région un point aveugle dans ce domaine, sur lequel il conviendrait de s'interroger". Toutefois, en 2013-2014 "Philosoph'art" a ouvert une nouvelle page au Proche-Orient et plus précisément au Liban.

Il s'agit d'un projet intitulé "Au rond-point de l'amitié", qui a été mis en place dans une école libanaise, l'école de La Sagesse, dans un quartier populaire de Beyrouth, à Ain El Remmaneh. Dans cet établissement deux projets ont été mis en oeuvre par "Philosoph'art". Trois institutrices de maternelle ont été formées à la pratique de la philosophie avec les enfants et ont mené des ateliers de philo-photo hebdomadaires avec trois classes de moyenne et grande section. Le déroulement de ces ateliers a donné lieu, en février 2014, à une exposition photographique à l'Institut Français de Beyrouth, intitulée "La grande vadrouille philosophique", qui s'est réalisée en deux temps : une exposition de photos d'élèves de maternelles, et un court-métrage réalisé avec près de cent élèves, projeté à l'Institut culturel français de Beyrouth les 27 et 28 mai

(voir sur http://www.philosophart.fr/2010/10/pole-ateliers-liban.html

et https://www.youtube.com/watch?v=vNWK35zUSj0).

La formation des enseignants libanais aux pratiques à visée philosophique à l'école primaire

La formation des enseignantes aux Animations à Visée Philosophque (AVP) a eu lieu tous les vendredis depuis septembre 2013 où la responsable des maternelles de la Sagesse, son assistante et Véronique, la chef de projet Philosoph'art au Liban, ont pris l'habitude de se réunir régulièrement pour regarder les vidéos des AVP des institutrices, pour discuter des problèmes rencontrés et pour proposer des pistes afin de remédier aux difficultés. Ensuite, Véronique rejoint les trois institutrices pour analyser leurs ateliers et détecter ce qui pose problème et essayer d'y remédier : "Ces séances de feed-back permettent, en outre, de mettre en valeur certains outils et certaines techniques indispensables à toute discussion à visée philosophique (...)". Puis elles prévoient ensemble les prochains ateliers.

Parallèlement aux activités à visée philosophique menées en maternelle, "Philosoph'art" a mené des ateliers hebdomadaires de philo-film avec une classe de Première, qui a préparé, avec l'aide de l'animatrice de philosophie, des cinéastes de l'Académie Libanaise des Beaux-Arts (ALBA) et de l'Institut d'Etudes Scéniques et Audiovisuelles (IESAV) de l'Université Université Saint Joseph (USJ), des mini-reportages philo sur différents concepts, entre autres : l'autre, la liberté, le travail, l'amour, l'amitié, etc. Partant de la grande vadrouille des maternelles et arrivant au grand événement élaboré minutieusement par les Premières via leurs documentaires, "(...) l'aventure Philosoph'art au Liban est un festival de surprises, de créativité et parfois d'improvisation".

Le vernissage de l'exposition-photos inédite des maternelles a eu lieu à l'Institut français de Beyrouth le 17 février. Cette création innovante est le résultat d'une série d'ateliers-pilotes à visées philosophique et photographique qui ont été animés pendant des mois : "Dans ce film, explique Véronique, nous verrons le monde à travers les yeux de l'enfant. Au Liban, celui-ci découvre la guerre par la télévision qui en souligne l'horreur et l'absurdité. L'enfant est heurté par une réalité crue sous les yeux livides et passifs des adultes habitués à voir des atrocités".

Ainsi, et avec beaucoup d'habileté, d'émotivité, de qualité et un vrai sens de l'écoute, Véronique a su amadouer des enfants rendus parfois aphasiques face à l'ineffable. Munis de leurs appareils photos, les enfants ont concrétisé leurs pensées, d'une manière assez simple et spontanée, en livrant leurs regards frais et neufs sur des thèmes philosophiques tels que la guerre, la beauté, la peur, l'amitié ou l'amour, sur lesquels tout être humain peut s'interroger : "Présentée sous la forme d'une déambulation conceptuelle, l'exposition laisse à chacun la possibilité de questionner notre condition d'être humain en contemplant ce que nous sommes, dans l'image que l'enfant nous renvoie. Touchante d'innocence, La Grande Vadrouille offre un peu de douceur en ce temps où la férocité demeure".

"La grande Vadrouille philosophique" : le film-philo

Il s'agit d'un film-philo qui fait rire et penser. Après l'exposition photographique des Maternelles, la Grande Vadrouille philosophique a continué avec le film des Premières. Il s'agit d'un court-métrage philosophique qui a été réalisé par l'une des classes de Première, en collaboration avec l'association Philosoph'art et l'ALBA. L'objectif étant d'écrire de courts scénarios dont la mise en oeuvre prendra Beyrouth comme scène. Ainsi, chaque petit scénario a pour but d'illustrer différents thèmes philosophiques tel que la joie, l'amour, la liberté ou le travail, il a pour but d'interroger l'individu dans son être profond en attirant son attention sur des situations quotidiennes fréquentes dont la vraie signification pourrait parfois lui échapper : "Comédie sérieuse et parfois grinçante, rire nietzschéen, fable morale pleine d'optimisme, La Grande Vadrouille philosophique vous fera même découvrir, en guest-stars, tous les grands penseurs de demain!". Cest un court-métrage qui en dit beaucoup sur des vérités souvent ignorées ou méconnues. Ainsi, chaque action est porteuse d'un sens et mériterait que l'être humain s'y attarde pour explorer ses facettes mystérieuses et dévoiler ce qui est primordial : "Il y a de grandes oeuvres, même dans les plus petites ; il y a du génie dans l'enfance et de la vigueur dans l'adolescence, de l'altitude dans le quotidien et du sublime dans la simplicité. En faisant un tout petit effort, en prêtant attention à tout ce qui nous entoure, la réalité de tous les jours peut démasquer l'essentiel. (...). L'une de ces vérités, c'est que derrière la moindre de nos actions, il faudrait imaginer le monde qui lui correspondrait, comme si un acte semé faisait pousser une montagne. Mais également que la plus insignifiante de nos paroles peut avoir un retentissement insoupçonné".

D'autres expériences

Véronique a également introduit le concept novateur de "Philosoph'art" au Collège Melkart en offrant aux élèves de CM1 un espace de réflexion et d'échange. Les AVP se déroulaient une fois par semaine et portaient sur différents thèmes philosophiques. Ces ateliers sont inspirés de la méthode de M. Tozzi puisqu'ils ont une visée démocratique à travers la répartition des tâches entre les élèves et la mise en place des règles de prise de parole ainsi qu'une visée philosophique dans les échanges. Les élèves semblent apprécier ces moments avec l'animatrice et l'expriment de différentes manières. Pour les uns, il s'agit d'apprendre à échanger avec les autres, de respecter leur point de vue, de dire des choses auxquelles ils n'avaient pas vraiment songées : "Durant cette heure, nous confie Jad, je me creuse la tête et je trouve des réponses auxquelles je n'aurais jamais être cru capable de penser.". Pour sa part, Audrey semble apprécier les moments de silence et d'écoute qui permettent d'approfondir sa pensée : "J'aime les moments de silence que l'on a appris à respecter car ils nous donnent le temps de réfléchir, d'aller au fond de notre pensée. Un exercice que l'on n'a pas l'habitude de faire, car nous sommes toujours pris dans un tourbillon d'activités. J'apprends beaucoup en écoutant les autres". Quant à Charbel, ces AVP sont l'occasion de prolonger sa réflexion à la maison en échangeant avec ses parents sur les thèmes philosophiques abordés : "J'aime cette séance qui se termine souvent par des questions auxquelles il faudra encore réfléchir. Je discute souvent avec mes parents des sujets que l'on débat en classe. La mort, l'amour, la conscience ne sont pas des sujets auxquels on réfléchit généralement. Ici, on le fait et c'est très enrichissant" De son côté, l'enseignante de CM1 semble apprécier ces AVP qui permettent à des élèves libanais de mettre des mots sur leurs pensées et d'exprimer leurs ressentis d'une manière authentique et profonde : "Ce moment d'échange est une très bonne expérience. C'est une occasion pour ses élèves d'exprimer en français ce qu'ils ressentent ou ce qu'ils pensent". Ainsi, de nouvelles rencontres philosophiques et artistiques ont vu le jour au Liban. Le but étant de contribuer à la formation de citoyens responsables, capables de "mieux penser" et de comprendre le monde afin d'agir sur lui. Ces ateliers sont toujours l'occasion de grandir et de se développer en profondeur. - Un autre projet interculturel entre la France et le Liban intitulé "Échos" a également été mis en place avec l'Institut français de Beyrouth, entre un collège public libanais (classe de 5ème) et un collège public français (niveau 5ème) autour d'ateliers à visées philosophique et artistique, afin de promouvoir des échanges interculturels philosophiques et artistiques.

Les deux classes en question ont mené durant plusieurs mois une série d'ateliers (de novembre 2013 jusqu'en juin 2014) portant sur différents thèmes philosophiques communs et une mise en oeuvre artistique commune, en terme de projet de fin d'année. D'un point de vue philosophique, l'objectif était de créer un récit franco-libanais illustrant le contenu des AVP déjà menés ainsi que les thématiques qui ont été explorées. Quant à la visée artistique, là il était question de mettre en oeuvre une production finale (pièce de théâtre ou exposition) impliquant un écho interculturel.

Un tel projet vise à développer essentiellement deux types de compétences, à savoir :

  • socioculturelles : en amenant des enfants de différentes cultures à échanger et à dialoguer, reprenant ainsi certains des aspects des échanges épistolaires dans les classes Freinet ;
  • artistiques : en contribuant à enrichir la créativité des enfants du projet en question.

Par ailleurs, il s'agit de participer au renforcement de la francophonie au Liban et de promouvoir de nouvelles pratiques pédagogiques dans des établissements scolaires franco-libanais en donnant naissance à des outils didactiques innovants qui seront incorporés dans les apprentissages.

Télécharger l'article