L'apprentissage du philosopher ayant notamment pour objectif de développer l'esprit critique, il est utile de tenter de définir cette notion1.
Introduction
Le monde dans lequel nous vivons est devenu complexe, en raison d'une accélération exponentielle des techniques et de la complexification des relations mondiales. Ce mouvement ultra rapide, sans précédent dans l'histoire humaine, oblige chacun à affronter de multiples défis, dont les conséquences posent des problèmes éthiques, sociaux, environnementaux... Sur tous les fronts, on demande à chacun de prendre conscience de ces problèmes et d'en saisir les enjeux, afin de pouvoir exercer son jugement de façon rapide, lucide et responsable.
Nous pensons que les jeunes Français en formation professionnelle ne sont pas exclus de ces défis. D'une part, ils sont les citoyens de ce monde qu'il leur faut comprendre afin d'y être des acteurs éclairés ; d'autre part, l'accélération des techniques mises en oeuvre dans les métiers, l'introduction du numérique dans l'enseignement professionnel, l'ouverture des frontières dans l'exercice et l'apprentissage du métier font qu'il leur faut être solidement armés pour faire face à tous ces changements.
L'éducation devra donc procurer des moyens et permettre aux enfants de se forger des outils, afin que cette adaptation au monde dans lequel ils devront vivre puisse se réaliser et se poursuivre tout au long de leur vie. Le recours à la pensée critique et son enseignement semblent être l'un de ces outils nécessaires. Elle apparaît, en effet, pour certains comme "ce dont chaque personne a besoin dans un monde en rapides changements". Elle est vue par d'autres comme une garantie face aux fanatismes, aux manipulations, ainsi qu'une capacité propice à une "lecture intelligible du monde" pour "mieux faire face aux défis qui se posent" à chacun. Pour certains penseurs et pédagogues enfin, son développement par la philosophie permettra aux enfants de devenir des citoyens éclairés, capables d'assurer le développement et la pérennisation de la démocratie. De plus, nous constatons, l'existence d'un consensus, dans le domaine éducatif, sur la nécessité de la développer ou de l'enseigner. S'intéresser au développement de la pensée critique auprès des futurs professionnels ne s'inscrit donc pas à contre-courant du mouvement éducatif actuel, cela s'insère au contraire dans un mouvement plus ample auquel les Nouvelles Pratiques Philosophiques participent toujours davantage.
Mais qu'est ce que la pensée critique? Quelle est sa nature? De quoi est-elle constituée? Quels sont les critères qui la caractérisent? De quoi parle-t-on au juste quand on envisage de la développer ? Quelle définition peut-on en proposer? En quoi la pensée critique permettrait-elle une meilleure appréhension d'un monde complexe?
L'objectif de cette réflexion est de formuler une définition qui permette de mettre en avant des critères repérables dans les analyses de pratiques philosophiques. Si en effet nous pouvons valider notre hypothèse - les deux pratiques philosophiques que sont la Communauté de Recherche Philosophique et la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique permettent le développement de la pensée critique- c'est parce que nous aurons montré la présence effective de ces critères, ou du moins leur trace, dans l'analyse des verbatims de discussions et des divers travaux occasionnés par ces pratiques auprès des élèves en formation professionnelle.
Or, il semblerait que cette définition ne soit pas aussi aisée à produire qu'il n'y paraît. Il y aurait notamment une différence importante entre ce qu'ordinairement on entend par ces termes et ce qu'elle est pour les spécialistes. De plus, présenter une synthèse des multiples travaux entrepris sur ce sujet, notamment sur les classifications présentées par les chercheurs en ce qui concerne les composants de la pensée critique, nous a paru être une tâche immense et fort complexe. Aussi pour tenter de mener à bien ce travail d'élucidation, nous avons pris le parti de la clarté avec une définition en trois parties. Ainsi, nous évoquerons dans une première partie ce que l'on entend habituellement par ces mots. Dans la deuxième partie nous nous intéresserons à la nature de la pensée critique. Dans la troisième partie nous étudierons ses composants. Nous serons alors à même de pouvoir proposer en conclusion une définition et évoquer l'intérêt de la développer.
I) Ce qu'on entend ordinairement par pensée critique
Il nous semble qu'on entend ordinairement le sens de pensée critique différemment de ce qu'elle représente pour les spécialistes. Cela pourrait s'expliquer par le fait que le terme critique peut être entendu de deux façons: la première qui serait dans le sens d'un dénigrement, et la deuxième qui serait dans celui d'une évaluation autonome. Ainsi, on considérerait souvent la pensée critique comme l'apanage d'une personne ayant développé un esprit critique, entendu comme un esprit habile à pointer les insuffisances d'une chose, d'une personne, majoritairement dans une visée dévaluative, et ce pas nécessairement en s'appuyant sur des raisons valables ni des arguments valides. Ces raisons peuvent être des émotions, des traits d'humour ou encore des préférences subjectives, des préjugés et ce sont elles qui fondent alors le jugement du penseur. Par exemple, untel qui présenterait son jugement sur un candidat à une élection présidentielle en affirmant qu'il ne faut pas voter pour un homme banal, qui n'a pas le profil physique à faire un bon président, qui d'après ce qu'on en dit n'a pas fait de grandes études, qui plus est paraît antipathique, qui vit dans telle région... pourrait passer dans l'opinion publique pour une personne à l'esprit critique, car il peut paraître habile à aller chercher des éléments propices à fonder un jugement et ce même si les raisons données ne sont pas de "bonnes raisons". De ceci nous retenons deux aspects: une dimension intellectuelle et l'expression d'une subjectivité brute, non motivée adéquatement. On aurait ainsi tendance à assimiler la pensée critique à une sorte de vernis intellectuel : une facilité à s'exprimer, la capacité à briller en société, à avoir de la répartie et surtout à réagir de façon subjective.
On retrouve écho de cette conception communément partagée dans un entretien donné par R. Paul. Il relate que lors d'une évaluation officielle en Californie, auprès des étudiants, les membres du jury ont jugé, comme une "réalisation exceptionnelle", l'essai d'un étudiant "qui ne contenait aucun raisonnement, qui n'était rien de plus que des réactions subjectives successives". A la question: ceci est peut être une exception, R. Paul répond qu'il n'en est rien car il constate que "les enseignants eux-mêmes n'ont pas une idée claire de ce qu'est la pensée critique. Nous sommes très éloignés du temps où son enseignement auprès des élèves sera bien dispensé".
Ainsi, grâce à cet exemple donné par un des spécialistes de la pensée critique, nous pouvons déjà voir, à contrario, ce que n'est pas une pensée critique : l'expression d'un échange émotionnel, une affirmation sans l'étayage de preuves certaines, l'expression de préférences subjectives. Le penseur non critique sera alors pour lui "confus, imprécis, vague, illogique, incohérent, irréfléchi, superficiel, inconsistant, insignifiant".
Après avoir vu ce que ne serait pas la pensée critique, il est temps pour nous de passer maintenant à l'aspect positif de cette définition et à éclaircir ce qu'elle serait.
II) La nature de la pensée critique
1) La pensée critique comme pensée
La pensée critique est d'abord une pensée. Mais qu'est ce qu'une pensée? M. Heidegger l'entend comme une opinion, une représentation, une idée, ou encore un propos, précisant "c'est le rassemblement de tout ce qui nous concerne, qui nous atteint, qui nous intéresse nous, dans la mesure où nous sommes hommes". D'après lui, c'est donc une caractéristique humaine qui concerne la totalité de ce que nous vivons. Il dit qu'elle rassemble, on pourrait alors la considérer comme "l'ensemble des processus par lesquels l'être humain au contact de la réalité matérielle et sociale élabore des concepts, les relie entre eux et acquiert de nouvelles connaissances". C'est aussi "l'ensemble des phénomènes cognitifs, par opposition aux sentiments et aux volitions". On pourrait alors, à partir de ces définitions, se représenter la pensée comme un grand ensemble d'états mentaux et de processus intellectuels dont la finalité est la compréhension de la réalité, l'acquisition de connaissances ou de croyances et dans lequel se tiendraient différentes catégories de pensée. Penser, dans certains contextes peut avoir pour synonyme croire, d'où il découle, que "la pensée n'est pas nécessairement un acte d'assentiment réfléchi à un contenu mental (...) bien qu'elle puisse l'être en principe". Dans notre grand ensemble que serait la pensée, on pourrait ainsi distinguer une pensée non rationnelle qui serait une "attitude propositionnelle", c'est-à-dire qui ne serait pas réfléchie, ne remettrait pas en question, ne s'interrogerait pas. On pourrait également distinguer la pensée "libre", intuitive, à l'image de celle décrite dans les rêveries par Bachelard. On y trouverait aussi la pensée critique réfléchie, qui serait au contraire des premières citées une pensée construite, consciente et volontaire. S'y trouveraient également la pensée créatrice, la pensée affective, la pensée historique...
2) Une pensée d'un certain degré
Mais dans cet ensemble que l'on appelle pensée, il existerait différents degrés, que l'on pourrait placer sur un axe, qui iraient de la pensée involontaire, parfois appelée de premier ordre, à la pensée d'excellence, aussi nommée de deuxième ordre. Dans le premier ordre se classent la pensée involontaire, inconsciente, présente dans les rêves, les rêveries, qui ne permet pas l'affirmation de l'être pensant, mais aussi la pensée irraisonnée, basée sur des émotions et des intuitions, qui permet l'affirmation du moi, mais à un stade non réfléchi. La pensée d'excellence est, au contraire de celle de l'ordre précédent, le degré ultime de la pensée réfléchie et volontaire. Elle est pour R. Paul et L. Elder le troisième niveau de la pensée, "le niveau de pensée le plus élevé, explicitement réfléchi" qui caractérise une pensée complexe, non mécanique, proposant de multiples solutions, présentant des interprétations et jugements nuancés, s'appuyant sur des critères mettant de l'ordre dans un apparent désordre et exigeant un effort mental intensif Elle est "pleine de ressources ainsi qu'évolutive". Elle est celle qui met en oeuvre les outils de pensée les plus adéquats pour permettre le meilleur jugement. Dans ce classement des deux ordres de pensée, la pensée critique se rangerait dans le second, comme étant une pensée réfléchie et volontaire. Elle tendrait vers la pensée d'excellence, mais, pour Ennis elle n'est pas l'ordre le plus haut de pensée et pour Lipman, elle ne se confondrait pas avec la pensée d'excellence car elle en est une des composantes en interaction avec la pensée créative. Elle serait en quelque sorte un moyen pour parvenir à cette pensée d'excellence.
3) Un processus réflexif, autocorrectif, métacognitif
La pensée critique est une pratique réflexive, c'est-à-dire une pensée qui saisit ses propres outils par un retour sur elle-même dans une visée précise, produire des jugements. R. Ennis l'a définie comme "une pratique réflexive qui se concentre sur la décision de ce que nous devons croire ou faire". On peut alors la voir comme "un processus intellectuel, discipliné (...) guidant la croyance et l'action". Processus car mouvement "qui se construit dans l'action" et qui est à la fois un initiateur de processus internes. On peut encore la voir comme "un doute méthodique qui vise à instaurer des espaces de réflexion et de discussion", discussion en premier lieu avec soi même mais idéalement et pour une efficacité plus grande avec les autres. Ce doute méthodique suppose un rapport à la raison, seule capable d'initier cette réflexion, ce questionnement et de valider le jugement effectué. C'est pourquoi M. Tozzi parle de la pensée critique comme une pensée "qui implique l'exercice de la raison avec un recul, une distanciation et souvent un dévoilement". Ce doute méthodique, de type cartésien, va permettre au sujet pensant de réévaluer ses croyances, produites par l'expérience ou l'éducation, par l'exercice d'une raison rigoureuse, correctement appliquée au contexte, à l'objet d'étude, appuyée sur des critères, "car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien". On parle bien alors d'une méthode réflexive, qui fait que le penseur critique entre au-dedans de lui et cherche à débusquer les erreurs dues à une précipitation du jugement, aux préjugés, aux opinions. Cette méthode utilise l'interrogation appliquée à sa propre pensée, ses implications et conséquences dans un but d'évaluation et de correction. C'est ainsi, "une pensée essentiellement du questionnement, de la mise en question des préjugés, de l'opinion". En outre, cette remise en question des croyances promue, entre autres, par Descartes, nous montre que nous sommes dans une pratique autocorrective considérée par Lipman comme "l'une des caractéristiques essentielles de la réflexion critique" et qui est "sous- tendue" par son exercice. Cette pensée, méthodique et rigoureuse, peut être qualifiée également de métacognitive. En effet, la métacognition renvoie "au regard que l'on porte sur sa démarche mentale dans un but d'action". Elle comporte deux dimensions : une première qui concerne les connaissances sur les ressources métacognitives, et une deuxième sur le contrôle que peut effectuer le penseur sur ses ressources. M. Heidegger écrivait que la pensée était un chemin et que l'"on vagabonde en s'enfonçant dans l'inconnu. Mais pour continuer à être en chemin, il faut que nous soyons d'abord et constamment attentifs au chemin" Lorsque le penseur critique, face à une situation problématique, recense les outils de pensée à sa disposition et évalue son cheminement de pensée, on peut dire qu'il exerce une pensée réflexive métacognitive. C'est pourquoi Dewey la définissait en ces mots : "manière de penser consciente de ses causes et de ses conséquences".
4) Elle s'appuie sur des critères et est contextuelle
Tout ce que nous avons dit plus haut montre que la pensée critique est une pratique, c'est-à-dire "une mise en action, l'application (...) d'une technique" évaluative. On perçoit l'aspect volontaire de cette activité, ce qui nous permet de dire qu'elle se situe dans une catégorie de pensée fortement affirmative du moi, contrairement à la pensée inconsciente. Elle est donc pour chacun singulière et originale, puisque significative du moi. De plus, en tant que processus autocorrectif, on peut penser que son expression est chaque fois unique et cela d'autant plus qu'elle est contextuelle. Nous l'avons dit, la pensée critique a pour tâche de porter un jugement et puisqu'elle tend à la pensée d'excellence, elle va essayer d'effectuer le meilleur jugement, celui, motivé par des raisons valables, le plus adéquat possible en fonction de la situation donnée. Si cela n'était pas ainsi, ce ne serait plus de l'exercice de la pensée critique mais celui d'une pensée irraisonnée, guidée par les émotions et les intuitions.
Ce qui permettra de produire un bon jugement sera l'utilisation de critères, c'est à dire de points de référence ou encore de "raisons fiables", ou en d'autres termes, les raisons dont la plus grande acceptation partagée par l'opinion publique provient d'un caractère sûr, objectif et reconnu digne de confiance par les spécialistes de la matière. Les critères peuvent être très variés dans leurs formes, être formels ou informels, mais ils ont pour fonction première "de fournir une base de comparaison". Pour garantir la valeur du jugement, ils remplissent trois conditions : l'adéquation au problème, la solidité, la fiabilité. Ainsi, peut-on dire que la pensée critique est une pratique évaluative qui fonde des jugements en s'appuyant sur "les outils les plus valables d'une procédure rationnelle": les critères. Par là même on peut comprendre qu'elle est contextuelle, puisque l'application des raisons et des critères se rapporte nécessairement au contexte. Pour Lipman "les individus recourent aux processus de la pensée critique, dans un contexte donné" afin, grâce aux critères, de pouvoir distinguer les éléments les plus pertinents pour porter un jugement dans ce contexte précis. Mc Peck a, quant à lui, estimé que chaque discipline possède des savoirs distincts et des normes ou critères épistémologiques différents. Il y a donc des "domaines de pensée". Réfléchir de façon critique sera alors réfléchir en tenant compte de ces différences, "amorcer (...) un raisonnement et le poursuivre méthodiquement, jusqu'à son aboutissement selon les règles propres au domaine".
5) Elle est stratégie et investigation responsable
Puisque la pensée critique peut être vue comme un moyen pour assurer le jugement le plus approprié au contexte, il faut qu'elle recherche, définisse, identifie... les critères appropriés. Elle procède en quelque sorte à un examen des connaissances et des informations à disposition du chercheur, mais aussi à l'utilisation, par rapport au problème posé et au contexte, des outils de pensée les plus pertinents. Elle peut donc être vue comme une "investigation menant à une conclusion justifiée", ou encore comme une "stratégie de pensée", c'est-à-dire une sorte de tactique du penseur pour atteindre au mieux son but, ou, une combinaison de mobilisations d'éléments différents tels que des "connaissances, habiletés et ou attitudes à différents moments (...) qui permettront (...) d'agir efficacement". Or, le stratège est un homme qui saisit les enjeux d'une bataille à mener, est conscient des forces en présence et qui va élaborer des combinaisons d'actions à entreprendre, mobiliser les moyens nécessaires à l'accomplissement de ces actions. En ce sens on voit encore, outre le caractère conscient de la pensée critique, son caractère volontaire. Or, si nous disons qu'elle est une démarche volontaire et consciente, alors nous pouvons penser que par son caractère volontaire elle est l'exercice de la liberté et de la responsabilité de la personne qui s'en saisit. C'est pourquoi M. Lipman prétend que "la pensée critique constitue une responsabilité cognitive". On retrouve également cette idée dans le concept de pensée critique dialogique chez M.-F. Daniel où la "modalité cognitive responsable" est l'une des quatre modalités nécessaires. Stratégie, investigation responsable, la pensée critique mène donc une enquête pour parvenir au jugement et pour cela nécessite des outils efficaces pour mener cette investigation. Quels sont donc ces outils?
III) Les composants de la pensée critique
Comme nous le disions plus haut, pour des questions de clarté, nous avons choisi de présenter la pensée critique suivant ce plan. Cependant, au vu de la nombreuse littérature sur ce type de pensée et les différentes classifications qui sont faites par les auteurs au niveau de ses composants, nous voulons attirer l'attention sur le caractère simplificateur et peu réaliste de la division qui va suivre. Nous avons choisi de présenter, en effet, de façon séparée, les trois types de composants que nous pensons attachés à cette pensée. Nous prions cependant le lecteur de bien garder à l'esprit que la pensée critique opère en entremêlant tous ces éléments, selon le contexte dans lequel elle agit. Mais pour des questions de cohérence avec ce qui précède, nous les étudierons ainsi.
De nombreux auteurs se rangent à l'avis qu'il existe un certain nombre de composants de la pensée critique. Cependant il nous est apparu qu'exposer la synthèse des différentes conceptions et les multiples classifications opérées sur ces composants n'était pas utile dans ce travail de définition. En effet, puisque notre recherche portera sur l'hypothèse de l'existence de la pensée critique mise en oeuvre dans des pratiques philosophiques, nous estimons plus pertinent de centrer notre analyse de ces composants à travers les conceptions de la pensée critique dans les Nouvelles Pratiques Philosophiques. De plus, en ce qui concerne une éventuelle hiérarchisation qui existerait au sein de chaque composant ou entre eux, nous partageons l'idée de M. Sasseville et M. Gagnon selon laquelle, malgré le fait que certaines habiletés ou attitudes présentent un degré de complexité plus grand que d'autres, toutes sont également importantes ; les classer hiérarchiquement ne permet pas "de rendre justice à l'importance et à la complexité de mobiliser certaines habiletés dites simples à l'intérieur d'un processus de recherche, lui-même complexe". Voyons maintenant ces trois composants.
1) Les habiletés de pensée
Une habileté de pensée est un procédé mental mis en oeuvre en vue d'effectuer une action mentale comme un jugement. M. Tozzi utilise le terme processus de pensée, puisque pour lui, c'est une "activité mentale, à base de processus de pensée qui interrogent, définissent, analysent, argumentent, raisonnent...". Cette activité est donc mise en oeuvre pour effectuer une action qui peut elle-même en entraîner d'autres. Ce n'est pas un stimulus-réponse mécanique, mais l'impulsion d'un mouvement qui entraîne une ou plusieurs actions suivant la situation. Une seule habileté comme définir par exemple ne suffira pas à émettre le jugement. Il en faut d'autres qui en se combinant, s'additionnant et interagissant également avec les autres composants de la pensée critique, peuvent permettre de juger adéquatement. M. Gagnon utilise le terme de combinaison pour faire référence aux habiletés de pensée puisque "s'engager dans un processus conduisant à formuler un jugement critique c'est, entre autres, faire appel à une variété d'habiletés de pensée dans le but d'arriver à déterminer ce qu'il y a raisonnablement lieu de croire ou de faire dans un contexte donné." Si, ainsi que nous l'avions dit, de nombreux auteurs ont donc distingué un certain nombre de ces habiletés, Ennis et Paul en particulier, M. Tozzi va distinguer précisément trois grandes capacités : problématiser, conceptualiser, argumenter. M. Lipman quant à lui distingue "quatre grandes aires d'habiletés cognitives" : rechercher, raisonner, organiser l'information et traduire. M. Gagnon et M. Sasseville ont pour leur part choisi de proposer les habiletés autour de trois grandes catégories retenues de M. Lipman : organiser l'information, raisonner et rechercher, car ils estiment que ces catégories sont "tirées à même les processus de recherche" et sont donc tout à fait pertinentes pour ce classement. Dans leur ouvrage ils repèrent plus de 70 habiletés qui peuvent entrer en jeu dans le cadre d'une recherche philosophique et les présentent sous la forme de relations dynamiques. Les habiletés s'organisent alors sous forme de réseaux de connections et ne peuvent être considérées indépendamment les unes des autres, comme des étapes dans le processus de recherche, par lesquelles il faudrait passer selon un ordre établi. Ils remarquent que la recherche philosophique, dans sa perspective socioconstructiviste, ne procède pas suivant un cheminement linéaire mais par sauts et rebonds de façon itérative, car "il n'y a pas "Le" processus de recherche, universel et générique mais des processus de recherche, et (...) ceux-ci sont appelés à varier selon les personnes, les domaines, les contraintes externes". Pour M. F. Daniel, la pensée critique dialogique s'appuie sur des attitudes et des habiletés cognitives qui s'organisent autour de quatre grandes habiletés auxquelles les autres sont reliées : la conceptualisation, la transformation, la catégorisation, la correction. Elles font en outre appel à quatre modes de pensée que l'auteur appelle modalités cognitives : les pensées logique, créatrice, responsable et métacognitive. Celles-ci permettent de dépasser les perspectives de raisonnement de stade un : l'égocentrisme et deux : le relativisme, pour parvenir à la dernière perspective: l'intersubjectivité, indicative de la présence du raisonnement critique dans la recherche.
Tous ces auteurs, travaillant sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques ont en commun de proposer trois ou quatre grandes habiletés que l'on pourrait appeler fédératrices autour desquelles les autres habiletés vont s'organiser en réseaux. On pourrait alors voir ces habiletés fédératrices un peu comme des carrefours à la croisée desquels la recherche progresse ou plutôt comme les plateformes aéroportuaires qui centralisent les appareils pour les renvoyer dans des directions différentes. Peu importe que l'habileté qui se rapporte à cette plateforme soit plus ou moins complexe, il suffit qu'elle remplisse adéquatement sa fonction suivant ce que la situation exige.
Ainsi la pensée critique possède-t-elle des habiletés mobilisables pour parvenir à ses fins. Mais elle possède encore d'autres composants qu'elle conjuguera avec ces habiletés.
2) Les attitudes
Les attitudes sont des comportements et des dispositions que le penseur critique possède ou développe et qui l'aident à mener l'évaluation à sa fin. Elles ont parfois été présentées comme des habiletés sociales. Pour certains, le penseur critique possède des traits intellectuels ou de caractère propices à son exercice. On pourrait les regrouper sous plusieurs catégories dont une première serait la prise en compte d'autrui, une deuxième concernerait l'ouverture d'esprit en général et au problème en particulier, une troisième renfermant les attitudes relatives à l'autocorrection, une quatrième qui regrouperait celles qui concernent la motivation et l'intérêt pour la vérité, une cinquième qui se concentrerait sur celles qui renvoient à la dimension métacognitive de la pensée critique, une sixième qui serait relative au courage et à la persévérance, une septième qui renverrait à la liberté et l'autonomie de la personne, une huitième qui porterait sur la méthode rigoureuse d'investigation, d'information et de restitution... et sans doute d'autres encore.
Comme pour les habiletés, on peut se poser la question de savoir s'il existe une hiérarchie au sein de ces catégories. Nous pensons que la première citée : la prise en compte d'autrui, est primordiale dans les NPP, et notamment dans la CRP et dans la DVDP, puisque celles-ci se font en commun, avec des pairs au moyen d'un échange verbal. Savoir être à l'écoute de la parole de l'autre, être capable de la recevoir pour l'examiner est sans nul doute la première des attitudes qui permet à la recherche de se faire et à la pensée critique de se déployer. M. Tozzi parle "d'une certaine qualité de silence" pour effectuer une réflexion philosophique et particulièrement dans une DVDP : "je ne peux écouter l'autre qu'en faisant silence sur ma parole pour accueillir cette altérité" car "pour comprendre il faut (...) brancher son attention sur l'autre, se tourner vers lui, écouter activement". C'est également ce que dit Plutarque "Il faut (...) [que] l'on prête à celui qui parle une attention propice et bienveillante, comme si l'on était admis à un banquet sacré". L'écoute attentive est une écoute active qui engage entièrement l'auditeur, c'est aussi une marque de respect, fondamentale dans ces pratiques philosophiques et qui fait partie des règles à suivre. Le respect est nécessaire afin que chacun puisse s'exprimer et c'est une garantie de pouvoir soi-même être entendu mais c'est aussi dans le contexte qui nous occupe une attitude du penseur critique qui va porter attention à ce qui va pouvoir lui permettre d'effectuer un bon jugement. Il manifestera, en effet, cette attitude car il considérera que l'écoute attentive lui permet de pouvoir recueillir ce qui lui est utile et discerner ce qui n'est pas pertinent dans sa recherche et ainsi que l'auditeur, selon Plutarque, habitué à écouter "recueille et garde les discours utiles et pour les discours inutiles ou faux, il les discerne et les reconnaît mieux", son écoute attentive et respectueuse lui sera profitable. Le contenu du discours d'autrui permet également de devenir une information ou une connaissance possiblement mobilisable dans l'exercice de la pensée critique. L'empathie, la collaboration, l'entraide et d'autres attitudes visant l'interaction avec les autres peuvent également être regroupées dans cette première catégorie.
Les autres catégories que nous avons citées plus haut sont également importantes mais à notre avis tributaires, dans le cadre des NPP, de la première. Les attitudes relevant de l'autocorrection et de la métacognition nous semblent tout à fait représentatives également de la pensée critique puisque nous avons vu que ces critères font partie de sa nature. Il est donc logique de les retrouver dans les attitudes.
Toutes les attitudes se rapportant aux autres catégories que nous avons évoquées sont également essentielles car en effet, le penseur critique doit avoir l'esprit suffisamment ouvert pour accepter d'examiner un problème de cette façon complexe et il faut également de la motivation et une certaine dose de courage intellectuel pour "examiner équitablement des idées, des croyances ou des points de vue vers lesquels nous avons des émotions fortes négatives et que nous n'avons jamais voulu considérer." Son intérêt pour la vérité doit prévaloir ainsi que sa persévérance durant tout le processus d'évaluation, malgré toutes les difficultés que sa démarche peut rencontrer. Son "souci [doit être] de garder à l'esprit la préoccupation initiale" en restant concentré sur l'objet de pensée. C'est ainsi que se déploient les attitudes propres à son autonomie qui se traduisent par exemple dans son aptitude "à savoir intervenir à propos" ...Et ainsi pour chaque catégorie.
En fait, comme le mentionne M. Gagnon, il semblerait que ce soient les attitudes qui indiquent finalement si un processus s'est déroulé de façon critique car on peut tout à fait utiliser des habiletés sans que la démarche soit véritablement celle d'une pensée critique. Et selon Paul "les attitudes adoptées permettent de voir si une personne qui exerce une pensée critique le fait dans le sens "fort" ou "faible" du terme". De même, il faut remarquer que le contexte exerce également une influence sur les attitudes. C'est pourquoi, bien qu'en capacité d'exercer sa pensée critique, il existe des contextes, notamment affectifs, dans lesquels la personne ne pourra vraiment exercer sa pensée critique. Comme le remarquait M. Lipman, "il y a des gens ou des choses que l'on estime, sans avoir pour autant envie de les juger. Dès qu'une évaluation de ce genre risque de faire plus de tort que de bien (...), le recours aux critères et aux modèles peut bien être ignoré". Le penseur critique peut donc compter sur les habiletés et les attitudes pour effectuer son jugement. Mais il lui manque un troisième composant sans lequel cette mobilisation ne pourrait s'effectuer.
3) Les éléments extérieurs
Ces éléments que nous nommons extérieurs ne le sont pas autant que cela puisque, pour un certain nombre d'entre eux, chaque personne les possède ou se les approprie dans le cadre du processus effectué de jugement critique. Cependant, pour des questions de distinction appelons-les ainsi.
Les premiers de ces éléments sont les connaissances et parfois les croyances que nous pensons avoir sur ces connaissances. Ils servent en quelque sorte de point de référence ou "d'ancrage" permettant d'évaluer l'objet de la pensée à l'aune de ce que nous savons ou croyons savoir. Il semble en effet inconcevable de penser exercer sa pensée critique dans le vide. Or, quand ces connaissances sont défaillantes, il est nécessaire d'aller chercher de l'information. La personne utilisera alors différents moyens pour y parvenir. Les moyens utilisés comme les différents médias, la documentation scientifique, technique, les personnes interrogées, et dans le cas du monde professionnel, l'utilisation du matériel, l'expérience, le savoir-faire... font partie des seconds de ces éléments extérieurs, que M. Gagnon nomme les ressources du milieu. Ce sont celles qui semblent les plus pertinentes et les plus crédibles pour nous apporter l'aide dont nous avons besoin dans le contexte précis de recherche d'information. M.F. Daniel insiste également sur la coopération avec les pairs dans le contexte de la pensée critique dialogique, puisque ce processus est un processus de co-construction. L'entraide et la collaboration y sont parties prenantes.
Ainsi pour parvenir à définir la pensée critique, nous sommes passés par sa nature et ses composants, puisqu'on ne trouve pas de consensus entre ce que le spécialiste et l'homme de la rue entendent par ces termes.
Nous avons alors découvert que c'est une catégorie de pensée consciente réfléchie et volontaire. Sa conjugaison, pour Lipman, avec la pensée créative compose la pensée d'excellence. Sa finalité est d'émettre des jugements. Elle est donc évaluative. Elle est un processus autocorrectif et métacognitif, est toujours contextuelle et s'appuie sur des critères. Elle est stratégie et investigation, idéalement responsable. Elle est la conjugaison de trois composants : des habiletés de pensée, des attitudes et des éléments extérieurs.
Ainsi, à l'issue de ce travail d'analyse, pouvons-nous proposer à notre tour une définition de la pensée critique : "processus réflexif, évaluatif, conscient et volontaire, autocorrectif et métacognitif, capable de mobiliser différents composants tels que des habiletés, des attitudes et des éléments extérieurs, en vue de produire, de façon autonome et responsable, un jugement sur un problème complexe, en s'appuyant sur des critères, dans un contexte précis".
Cependant, nous pensons, comme Paul, que la pensée critique possède également des degrés et que son exercice ne se situe pas toujours au plus haut niveau, et ce d'autant plus dans le cadre éducatif. Aussi, nous nous interrogeons sur les caractéristiques que nous avons définies. Doivent-elles toutes être présentes pour pouvoir affirmer qu'il y a pensée critique ? Nous pensons a priori que non, puisque la pensée critique est un processus complexe vers lequel on doit tendre et qui nécessite un apprentissage. Il se peut qu'il manque, à un moment ou un autre de son développement, l'une ou l'autre caractéristique, mais le cheminement sera tout de même amorcé.
A travers les ouvrages étudiés, nous constatons chez les auteurs un consensus sur l'intérêt de développer la pensée critique dans les systèmes d'éducation. Pour certains auteurs, elle rend l'homme libre. Pour d'autres, elle est nécessaire à l'exercice de la démocratie, en incitant à développer une plus grande responsabilité et une plus grande attention à l'examen des croyances. Dans ce sens elle permettrait, selon le voeu de l'Unesco, de participer à la lutte contre les fanatismes et manipulations. Elle participe à la qualité de nos vies, puisqu'elle contribue à l'aiguisement de nos pensées dans tout ce que nous entreprenons, "faisons ou bâtissons". Elle joue un rôle fondamental dans le traitement des informations qui constituent "une masse croissante dans nos sociétés" et sur lesquelles "elles reposent". Elle détermine notre vie adulte en facilitant "les choix personnels et fait en sorte qu'ils soient plus éclairés, en particulier dans des sphères telles que l'orientation professionnelle, l'adoption d'un style de vie...". L'apprentissage et l'utilisation de la pensée critique développeraient également les performances, notamment scolaires. Dans le domaine professionnel, elle est par ailleurs perçue comme indispensable. Mais elle n'a pas que des buts pratiques et pragmatiques, elle possède également une dimension morale. Ce qui est visé par son apprentissage n'est "pas seulement [l'acquisition] d'habiletés intellectuelles mais également d'habiletés morales". Cependant, on constate qu'elle n'est pas suffisamment développée dans la population et notamment au niveau des élèves. Mais si M. Lipman remarque que chez les tout petits enfants les habiletés sont bien présentes et que travailler la pensée critique c'est en fait "renforcer le processus", M.F.Daniel constate que son utilisation chez les enfants n'est pas innée et nécessite un véritable enseignement, à long terme, notamment par l'intermédiaire d'enseignants guidant véritablement dans le questionnement et capables de faire émerger des habitudes d'utilisation des composants de la pensée critique. C'est d'ailleurs la préoccupation de nombre de ces auteurs, la capacité des enseignants à être à la fois des modèles de penseurs critiques et des motivateurs de cette pensée auprès des élèves.
Ainsi, tout comme les auteurs avec lesquels nous avons travaillé, nous pensons que l'exercice de la pensée critique chez les enfants est essentiel à la réussite de leur vie actuelle et future. Nous pensons que si on reconnaît son importance primordiale pour chacun, cela inclut également les jeunes en formation professionnelle. Nous pensons que c'est un processus qui demande du temps pour se développer de façon efficace et que la pratique régulière de programmes dont l'accent est mis sur son exercice peut faire naître des habitudes de pensée critiques.
(1) Nous avons, pour alléger l'article, extrait d'une thèse en cours, supprimé les notes, mais maintenu la bibliographie.