Revue

Apprendre à débattre à l'école (fiche d'accompagnement dans les collèges)

I) En quoi, selon vous, est-il utile voire nécessaire d'enseigner le débat aujourd'hui ?

Michel Tozzi - C'est absolument nécessaire pour deux raisons essentielles :

A) Apprendre à débattre est une compétence citoyenne. Le rôle de l'école dans une société démocratique est d'éduquer à la citoyenneté. Or il n'y a pas de démocratie sans débat dans un espace public, depuis la Grèce de Périclès en passant par le siècle des Lumières. Car le débat arrête la violence du corps à corps, maintient les coups à distance, utilise le langage comme outil social, socialisé et socialisateur. Il implique une éthique communicationnelle (Habermas), apprend à écouter, comprendre autrui, se respecter. Il faut donc apprendre à débattre à l'école dans la classe, espace public scolaire de discussion. Y exercer sa liberté d'expression, prendre la parole en public pour exprimer ses idées. C'est difficile pour certains élèves. Il faut les y autoriser pour qu'ils s'y autorisent, en les considérant comme des interlocuteurs en apprentissage de citoyenneté.

B) Deuxième raison : les didacticiens des différentes disciplines ont montré que le débat est formateur, démarche d'apprentissage de savoirs et savoir-faire, par la confrontation sociocognitive des représentations, la mise à l'épreuve par la discussion d'hypothèses et d'arguments. Par exemple le débat en français développe des compétences langagières, orales, argumentatives, et assoit l'estime de soi. En mathématiques, il confronte des raisonnements et des propositions de solutions à des problèmes. En sciences de la nature, il teste des hypothèses explicatives de faits ou d'expériences. En EMC, le programme préconise désormais la Discussion à Visée Philosohique (DVP), car elle développe le jugement moral, par exemple en discutant sur des dilemmes moraux.

J'ai notamment développé sur le premier point (la citoyenneté), et en EMC (pour l'apprentissage du jugement moral), le dispositif de la DVDP, éducation à une citoyenneté réflexive. Les deux visées sont ici combinées : citoyenne et philosophique... Droit d'expression mais avec des exigences intellectuelles de problématisation, de conceptualisation et d'argumentation.

II) Quelles sont les contraintes à prendre en considération pour la didactisation du débat à l'école?

M. T. - Une conversation informelle n'est pas un débat, surtout à plusieurs. C'est la foire d'empoigne, de celui qui parle le plus fort, et on se coupe sans arrêt. On ne sait pas spontanément débattre, cela s'apprend. Les débats médiatiques sont contre productifs du point de vue de la formation : l'on s'y coupe en permanence, on cherche à convaincre l'autre plutôt qu'à s'interroger, à lutter contre lui plus qu'à chercher avec, on s'adresse à l'auditoire plus qu'à ses interlocuteurs, on est dans la réponse assénée, souvent peu argumentée, sans souci de vérité, et rarement dans le questionnement.

Le débat à l'école doit au contraire être formateur, et donc être didactisé pour être objet d'apprentissage. Cela suppose plusieurs conditions :

A) Cette didactisation suppose des éléments généraux et transversaux, conditions de possibilité de tout débat formateur. J'en vois de trois sortes :

  • des règles de fonctionnement : dans une classe on est nombreux, tout le monde ne peut pas parler en même temps, sinon on ne s'entend pas ; il faut donc un ordre de parole, quelqu'un qui assure cette gestion de la parole, le débat doit être organisé et animé ;
  • une éthique communicationnelle : on s'écoute, on ne se moque pas, on essaye de comprendre ce que dit l'autre, on ne déforme pas sa pensée ; l'autre est un "interlocuteur valable" (J. Lévine), une ressource pour ma pensée, ses objections sont un cadeau pour ma pensée, non une agression contre ma personne... On ne doit pas être dans la dérive du conflit socio-affectif.
  • des exigences intellectuelles : on utilise sa raison pour parler avec pertinence, car le débat est une activité rationnelle. Le débat apprend à raisonner, argumenter, prouver, valider rationnellement, objecter... Il cultive la culture de la question autant que de la réponse. Son ressort est le conflit-sociocognitif. Le groupe-classe y devient un "intellectuel collectif", une "communauté de recherche" (Dewey, Lipman).

B) Si on entre maintenant dans le détail de l'activité, le débat va se spécifier : il va dépendre des objectifs poursuivis, des savoirs et savoir-faire enseignés, et donc des différentes disciplines. Chacune développe des compétences spécifiques à sa discipline : débat interprétatif en français, débat mathématique, débat en sciences expérimentales (ex : débat sur des "questions vives" en biologie), débat esthétique en arts plastiques, débat citoyen et débat philosophique en EMC, etc.

Le rôle de l'enseignant doit être ainsi modulé selon les disciplines (Ex : respect du droit d'interprétation du lecteur mais dans le respect du droit du texte dans le débat interprétatif ; validation in fine par le maître dans les disciplines scientifiques ; retrait sur les réponses en philosophie pour que l'élève ne soit pas dans le désir de bonne réponse du maître, mais dans son propre désir de penser etc. Pour un enseignant du primaire polyvalent, il est essentiel de maîtriser l'épistémologie de chaque discipline scolaire : leurs objets spécifiques, leurs méthodes, leurs exigences intellectuelles propres, car le débat sera mené et conclu dans chacune différemment...

III) Plusieurs dimensions coexistent dans le débat : délibération publique, mode de construction du savoir, éthique relationnelle et de la pensée. Comment l'enseignant peut-il prendre en compte ses différents aspects?

A) Le débat a toujours une dimension publique, puisqu'il s'incarne dans l'interaction avec autrui, et dans un groupe. D'où le travail personnel de prise de parole publique au sein d'un groupe restreint ou du groupe-classe : cela suppose un climat relationnel de confiance et de sécurité.

Il comporte ainsi toujours une dimension éthique dans le rapport à autrui, que je dois respecter en tant que personne à travers le respect de sa pensée.

Il a aussi toujours un rapport au savoir, puisqu'il travaille dans une perspective d'apprentissage sur une question ou un problème qui ont un sens humain et une visée de vérité par la tentative d'administration de la preuve.

Il engage de ce point de vue une éthique de la pensée dans la rigueur de sa démarche rationnelle, qui exige de la cohérence (non contradiction), de la consistance et de la pertinence : affinement du questionnement, précision des concepts, robustesse des arguments... Je suis responsable (je dois répondre rationnellement) de mes pensées devant les autres, car mes affirmations ont dans un groupe statut épistémologique d'hypothèses à discuter.

B) C'est à l'enseignant de garantir le cadre du débat. Car la parole y est d'autant plus libre pour l'élève (autorisante) que le dispositif est robuste : répartition de rôles, règles de fonctionnement, modes différenciés de validation selon les disciplines. C'est à lui de mettre en place le dispositif, le réguler le cas échéant, de l'animer avec bienveillance sur le climat et rigueur sur l'exigence intellectuelle.

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