Revue

Québec - Canada : Philosopher en mathématiques avec des futurs enseignantes et enseignants au primaire

Introduction

À la suite des travaux de Dewey, Lewin, Piaget, Kolb, Argyris et Schön, la réflexivité 2 est devenue un enjeu capital dans le développement des compétences professionnelles. Les futurs enseignantes et enseignants n'ont pas été laissés pour compte, car ils doivent, eux aussi, faire preuve de réflexivité dans leur enseignement (Gouvernement du Québec, 2001). Dans le cadre d'un cours de mathématiques, j'ai donc expérimenté, durant une session universitaire, une approche philosophique auprès d'un groupe d'étudiantes et d'étudiants en éducation préscolaire et en enseignement primaire, afin d'explorer les différentes manifestations réflexives en regard de l'éducation mathématique3.

Dans cet article, je présente d'abord les fondements et les caractéristiques des approches philosophiques sur lesquelles je me suis inspirée pour bâtir mon expérimentation. Je décris ensuite comment a émergé une certaine réflexivité dans le discours des membres du groupe par le biais de différents types de pensée. Je veux ainsi montrer que l'intégration d'une approche philosophique dans un cours de mathématiques apporte une ouverture à la réflexivité à l'égard des mathématiques chez les futurs enseignantes et enseignants au primaire, dans la mesure où ces dernières et derniers sont prêts à s'engager dans un processus de reconstruction de leur représentation idéologique des mathématiques.

1. Les approches philosophiques

1.1 L'approche de "Philosophie pour enfants"

L'approche "Philosophie pour enfants" (PPE) est maintenant pratiquée dans plus d'une cinquantaine de pays à travers le monde. Selon plusieurs études (Lebuis et Daniel 1993 ; Lebuis 1991; Daniel 1992), cette approche permet d'envisager l'intervention éducative dans toutes les disciplines, selon une pratique réflexive axée sur le dialogue philosophique et la construction des savoirs. La réflexivité se manifeste au sein de la réflexion philosophique, laquelle évolue dans le cadre des communautés de recherche (Daniel, 1992 a). Une communauté de recherche philosophique cultive non seulement des habiletés de recherche réflexive, mais aussi des habiletés au dialogue, au questionnement et au bon jugement (Sharp, 1990). Son but ultime est d'aider les personnes à apprendre comment penser par elles-mêmes (Lipman, Sharp, Oscanyan, 1980). L'approche de PPE conduit ainsi les personnes à s'engager dans un processus réflexif qui favorise le développement d'une pensée critique, créative et autonome (Daniel, 1992).

1.2 L'approche de la "Philosophie pour enfants adaptée aux mathématiques

L'approche de "Philosophie pour enfants en mathématiques" (PPEM) a été élaborée en 1993 par Marie-France Daniel, Louise Lafortune et Richard Pallascio pour aider des jeunes de 9 à 13 ans à co-construire du sens vis-à-vis des questions mathématiques, à développer des habiletés et des attitudes liées à une pensée complexe et à diminuer les mythes et les préjugés souvent entretenus par les jeunes de ces âges à l'égard des mathématiques (Lafortune, Daniel, Mongeau, Pallascio 2002 ; Pallascio, Lafortune, Daniel 2000 ; Daniel, Lafortune, Pallascio, Schleifer 2000 ; Daniel, Lafortune, Pallascio, Sykes, 1996).

Les fondements philosophiques et les principes épistémologiques de l'approche de PPEM s'inscrivent dans des perspectives socioconstructiviste et pragmatiste. Dans cette optique, l'approche de PPEM s'appuie sur le fait que l'apprentissage repose sur une construction personnelle du sens par l'élève et la motivation intrinsèque est indispensable à l'intérieur de l'apprentissage.

1.3 L'intégration d'une approche philosophique en mathématiques dans la formation des maîtres

C'est dans un esprit de renouvellement des pratiques éducatives que j'ai élaboré un cours de mathématiques en m'inspirant de l'approche de PPEM pour que les futurs enseignantes et enseignants exercent des habiletés réflexives à l'égard de l'éducation mathématique. Dans une perspective exploratoire, j'assumais un postulat méthodologique 4 selon lequel l'introduction de dialogues philosophiques dans un cours de mathématiques stimulerait chez le groupe d'étudiantes et d'étudiants une réflexivité par le biais de différentes habiletés de pensée complexe à l'égard de leur représentation idéologique de l'éducation mathématique. Il était toutefois essentiel de vérifier ce postulat méthodologique, pour examiner quel type de pensée serait produit dans le discours des membres du groupe à l'occasion de ce cours de mathématiques.

Dans les prochains paragraphes, je décrirai d'abord le cours de mathématiques préparé selon une approche philosophique, j'énoncerai ensuite brièvement les cadres conceptuels, les objectifs et la méthode de recherche que j'ai utilisés et je terminerai en donnant un aperçu des particularités réflexives des types de pensée qui ont émergés du discours des membres du groupe.

2. La description du cours de mathématiques

La recherche a été menée dans un cours de mathématiques se déroulant sur 45 heures, échelonnées sur dix semaines, avec un groupe composé de 21 étudiantes et étudiants volontaires de première année au baccalauréat en éducation préscolaire et en enseignement primaire de l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Ce cours de mathématiques, préparé selon une approche philosophique, a été mis au point en respectant les objectifs du cours5, ainsi que les principes de l'approche de PPEM, qui ont été adaptés à une clientèle universitaire.

L'approche philosophique utilisée se distingue de la PPEM, car elle a été élaborée spécialement pour des étudiantes et des étudiants en formation initiale en éducation préscolaire et en enseignement primaire. Dans cette optique, du matériel original a été conçu, soit :

  • une nouvelle philosophico-mathématique en quatre épisodes ;
  • des plans de discussions philosophiques
  • des activités mathématico-philosophiques portant sur les quatre thèmes du cours de mathématiques, soit : la résolution de problèmes, les probabilités, l'arithmétique et les géométries.

Durant la session, huit discussions philosophiques sur des notions mathématiques : (hasard, infini, nombre irrationnel et espace géométrique) et quatre activités mathématico-philosophiques en lien avec ces notions ont été réalisées dans le cours selon la démarche de l'approche de PPEM.

Cette démarche suit cinq étapes :

  • la lecture individuelle d'un épisode ;
  • la collecte des questions ;
  • la réflexion individuelle avant la discussion ;
  • la discussion philosophique sur la question choisie ou sur l'activité mathématique ;
  • la réflexion individuelle après la discussion ou le cours.

3. Les cadres conceptuels

Pour étudier les types de pensée émergeant du discours du groupe d'étudiantes et d'étudiants à propos de l'éducation mathématique deux cadres d'analyse ont été retenus :

1) la conception de la pensée critique de Matthew Lipman (1991) a fourni une première référence quant à la forme d'une pensée complexeen termes de caractéristiques et de modes de pensée

2) le modèle épistémologique des idéologies éducatives en mathématiques de Paul Ernest (1991) a permis de décrire le contenu d'une pensée complexe en termes de représentations idéologiques qu'ont les étudiantes et étudiants de l'éducation mathématique, soit : dualiste absolu, multipliciste absolu, relativiste absolu séparé, relativiste absolu connecté et relativiste faillible6.

4. Les objectifs

Le présent article vise à mettre en lumière des particularités réflexives qui se sont manifestées dans le discours du groupe. Je présenterai ainsi des extraits du dialogue mettant en évidence la réflexivité croissante de la pensée dans les représentations idéologiques analysées (dualiste absolue, multipliciste absolue, relativiste absolue séparée, relativiste absolue connectée et relativiste faillible). Les extraits rapportés touchent aux quatre thèmes mathématiques abordés durant le cours, soit le hasard, l'infini, les nombres rationnels et l'espace géométrique.

5. Les résultats

5.1 Représentation idéologique dualiste absolue

Dans une idéologie dualiste absolue, l'obstacle à une réflexivité est la dimension autoritaire qu'on retrouve dans les représentations idéologiques, car des étudiantes et des étudiants du groupe peuvent difficilement penser sans recourir à une forme d'autorité. Je remarque alors qu'ils et elles ne parviennent pas à confronter leurs croyances dualistes absolues aux mathématiques.

Voici un extrait de discussion se rapportant à la notion de hasard qui a eu lieu au début de la session, où des représentations idéologiques dualistes sont rapportées par les étudiantes ou étudiants : E5, E7 et E20. La question philosophique qui a été posée par les membres du groupe était : "Est-ce que le hasard existe dans la vie ?".

E13 Pourquoi tu dis que le destin est déterminé d'avance ?
E5 C'est parce que le destin est écrit dans les étoiles. Pour ceux qui croient au destin c'est parce que ça vient d'en haut. C'est comme quand tu dis : bien ça c'est ma destinée, c'est parce que je n'interviens pas là-dedans, puis c'est écrit en quelque part ce que je dois faire maintenant.
E18 Cela voudrait dire qu'on a déjà une destinée.
E5 Cela voudrait dire que le hasard n'a pas rapport avec le destin parce que ceux qui croient au destin, il n'y a pas de hasard là-dedans parce que c'est écrit en quelque part que ça doit être comme ça.
E4 Non, mais le hasard. Bien, lorsque je rencontre une personne sur la rue que je n'ai pas vue depuis dix ans, bien pour moi, c'est un hasard.
E7 Ce n'est pas un hasard.
E16 Dans le fond, le hasard c'est quelque chose qui est peu probable d'arriver mais qui se produit quand même.
E18 Mais quand cela t'arrive tu ne dis pas, ça ne devrait pas m'arriver pour rien.
E7 Il y a une raison à toute chose.
Prof Mais comment on pourrait définir le hasard ?
E1 C'est comme les cartes.
E13 Oui, un jeu de bataille. Tu divises le paquet en deux. Tu joues contre ton frère. Puis chacun vire une carte. C'est ça du hasard. Oui, il y a une probabilité que tu sortes un valet.
E5 Je ne sais pas si c'est du hasard.
E13 Même si tu brasses mal les cartes, tu vas les diviser en deux quand même. Je veux dire c'est un hasard que le valet sorte en premier.
E7 Dans ce cas là, c'est quasiment déterminé à l'avance qui va gagner parce que si tu ouvres les deux moitiés de paquet, puisque tu regardes toutes les cartes, il y en a un des deux qui va gagner.
E4 Oui, mais c'est le hasard que ça tombe sur lui ou sur elle.
E7 Ce n'est pas un hasard, c'est les cartes qui sont arrangées comme ça, ce n'est pas un hasard.
Prof E7, pourquoi dis-tu cela ?
E7 Parce que moi je ne crois pas au hasard. Je pense que tout, tout nous arrive pour une raison bien précise. Dès fois, ça va prendre deux ans avant de comprendre pourquoi ça nous est arrivé.
Prof Est-ce que c'est vraiment du hasard que l'on parle ?
E7 On parle du hasard.
E4 Est-ce que tu crois au destin d'abord ?
E7 Ça va plus loin, j'ai beaucoup lu sur la spiritualité puis tout ça. J'en ai lu bien des choses.
E2 Je comprends ce que vous dites. Sauf que dans ton cas, si tu rencontres quelqu'un dix ans plus tard, peut-être que ça va être ton destin parce qu'il t'arrive telle ou telle chose mais ça reste aussi un hasard si tu l'as rencontré.
E7 Je ne vois pas pourquoi.
E4 Ça dépend de ta croyance. C'est ça que je dis.
E11 Bien assez souvent, on dit : ah ! Je ne crois pas au hasard parce qu'est-ce qui m'arrive, il y a une raison pour laquelle ça m'est arrivée. Mais peut-être que c'est du hasard puis c'est nous qui trouvons les raisons avec ce qui arrive. On compose avec qu'est-ce qui vient dans notre vie puis c'est nous qui trouvons les raisons. Ce n'est pas ça l'arrive parce qu'il y a une raison. C'est que ça l'arrive donc je me trouve une raison pourquoi cela est arrivé.
E7 Si tu trouves une raison ça veut dire que ça devait arriver.
Prof Ce que tu nous amènes, E11, ça voudrait dire quoi ?
E11 Cela voudrait dire que le hasard existe, mais qu'est-ce qui résulte du hasard, on trouve une raison pourquoi ça existe. Mais ça existerait au départ.
E7 Mais si tu réussis à trouver une raison c'est parce que ce n'est pas un hasard. C'est parce qu'il y avait une raison.

À la lumière de mon analyse, j'ai remarqué que les habiletés de pensée qui émergent au sein des représentations idéologiques dualistes absolues permettent principalement d'affirmer ou d'infirmer des croyances absolues, lesquelles sont non questionnées et structurées selon une dichotomie simple ou une autorité. Pour cette raison, j'ai considéré ce type de pensée comme étant a-réflexif.

5.1.2 Représentation idéologique multipliciste absolue

Dans une idéologiemultipliciste absolue, l'obstacle à une réflexivité est l'aspect concret de la situation liée aux mathématiques. Le rapport aux savoirs mathématiques reposant strictement sur des aspects d'ordre personnel, physique ou utilitariste semble empêcher une progression conceptuelle de la discussion. Les étudiantes et les étudiants du groupe investis de cette idéologie semblent donc avoir très peu développé une réflexivité à l'égard de leurs représentations idéologiques des mathématiques, car ils tiennent compte uniquement dans leur raisonnement de considérations personnelles, physiques ou utilitaires.

Dans les paragraphes suivants, je présente donc un extrait de discussion où les étudiantes et étudiants ont tenté d'expliquer comment les Pythagoriciens ont démontré l'irrationnalité de la racine carrée de 2. Dans cet extrait, on voit émerger des représentations idéologiques multiplicistes, où l'aspect physique empêche systématiquement les étudiantes ou les étudiants : E1, E7 et E16, d'accéder à un raisonnement logico-mathématique sur les nombre irrationnels.

E1 J'ai une question bien bizarre mais quand on dessine un triangle 1 cm, 1 cm avec l'angle droit. Je ne comprends pas comment une longueur d'une droite qui est déterminée sur une page peut donner un nombre irrationnel. Moi ça ne rentre pas. Je me dis racine de 2. On s'entend pour dire que c'est irrationnel, c'est irrationnel donc ça n'a pas de fin. Mais si tu prends la règle puis que tu mesures la petite ligne, bien on est capable de trouver une longueur là-dedans.
E7 L'hypoténuse est irrationnelle parce qu'elle est en diagonale.
E1 Bien c'est ça. Même si elle est en diagonale c'est une droite quand même. Ça se mesure là.
E4 Oui mais, je dirais que c'est une donnée théorique l'hypoténuse. La donnée exacte là. Ce qu'on va mesurer avec notre règle, ça va être approximatif, mais la donnée exacte là théoriquement ça se calcule.
E1 On ne sera jamais capable de trouver la grandeur de l'hypoténuse. On ne sera jamais capable de la calculer.
E16 Oui, mais le 1 est rationnel mais sa mesure réelle, disons que tu arriverais à calculer réellement la mesure. Peut-être que tu trouverais 1, 00004.
E1 Donc tout est irrationnel dans un sens. À chaque fois qu'on mesure quelque chose, c'est irrationnel.
E4 Bien non, c'est parce que quand tu mesures avec ta règle, tu mesures approximativement. Tu ne peux pas mesurer aux millionnièmes près.
E1 Je comprends ça. Ça veut dire que les deux côtés qui sont considérés comme rationnels, il ne faudrait pas les considérer comme rationnels.
E4 Bien théoriquement. Si tu pars d'un côté qui mesure vraiment 1 là, qui est rationnel, l'autre côté qui mesure vraiment 1, qui est un nombre rationnel, ça va donner l'hypoténuse qui est irrationnelle.
Prof Mais là, E1 est-ce que tu parles de rationalité du nombre ? Parce que là, tu dis que tu ne serais pas capable de tracer la diagonale égalant racine carrée de 2. C'est ça que tu as dit ?
E1 C'est ça que je dis. Si on considère que dans un triangle, on a 1 puis 1, la racine de 2, c'est irrationnel donc je ne serais pas capable de la tracer.
Prof Mais là, tu es en train de dire que le nombre 1 ne serait pas rationnel mais irrationnel.
E1 En tout cas en pratique. Dans la démonstration, on est parti sur le fait que a et b étaient rationnels. Puis a et b, on partait du triangle avec un côté droit si je me trompe pas. On déterminait que le a et le b étaient rationnels. Mais là, je me dis, comment à partir d'une forme ou d'une figure, on peut dire que a et b sont rationnels. Si on dit que l'hypoténuse est irrationnelle. Je ne la vois pas, moi, visuellement, je ne la vois pas plus irrationnelle que les deux autres côtés. Parce qu'ils ont une fin là, veut, veut pas là. Après ça, je me dis qu'on le démontre [visuellement] maintenant que a et b sont rationnels.
Prof Qu'est-ce que vous en pensez les autres ?
E16 Moi, je me demande finalement si on sait que la droite, elle a une fin et qu'elle est représentée par un nombre irrationnel. Est-ce vraiment un nombre irrationnel ? Le nombre n'a pas une fin? Mais, j'ai l'impression qu'il devrait avoir une fin étant donné que la droite, elle a une fin.
E9 C'est juste que dès fois l'hypoténuse arrive à un nombre juste. Je me demande pourquoi dès fois c'est rationnel, puis dès fois c'est irrationnel. Dans le fond c'est la même chose. Admettons que c'est racine carrée de 16. Ça va donner 4. Est-ce que le nombre est rationnel mais c'est encore une diagonale. Pourquoi on aurait une diagonale rationnelle puis une autre diagonale irrationnelle ?
E4 C'est que le dessin là, on le fait selon les mesures qu'on connaît. Le dessin c'est pour nous aider à comprendre mais il est imprécis parce qu'on l'arrondi selon nos règles. On fait des dessins, qui sont uniquement des représentations des nombres.
E1 Il ne faudrait pas le représenter justement. Il faudrait tout simplement se fier à la démonstration mathématique.

Dans mon analyse, j'ai constaté que les habiletés de pensée qui émergent au sein de l'idéologie multipliciste absolue permettent uniquement de décrire une situation en fonction de considérations personnelles, physiques ou utilitaristes. Mêmes les étudiantes et étudiants qui mentionnent des débuts de solution intéressante, reviennent sur l'aspect concret du problème pour fonder leur jugement et apporter ainsi une réponse erronée. Je considère donc ce type de pensée comme étant non-réflexif.

5.1.3 Représentation idéologique relativiste séparée

Dans une idéologierelativiste séparée absolue, l'obstacle à une réflexivité est parfois la règle logique suivie de manière trop mécanique. Des étudiantes et étudiants du groupe ont donc développé une certaine réflexivité à l'endroit des mathématiques, mais le rapport aux savoirs mathématiques reposant uniquement sur des fondements logiques cause parfois des limitations à une réflexivité.

À la suite d'une première discussion philosophique qui avait portée sur la différence entre l'infini et l'indéfini, j'ai invité les membres du groupe à faire le problème mathématique d'Achille et la tortue7. Dans les paragraphes suivants, voici donc un extrait de la discussion, qui s'est effectuée après la résolution de ce problème, où des représentations idéologiques relativistes séparées sont surtout rapportées par les étudiantes ou les étudiants suivants : E9, E10, E13, E21.

E21 Au début, les deux sont à zéro. Elle parcourt 100 mètres, lui il est encore à zéro. Pendant qu'elle fait ce 10 mètres là, il en fait 100. Elle est rendue à 110. Il est rendu à 100. Pendant qu'elle fait 1 mètre, il en fait 10, il est rendu à 111, puis elle est rendue à 110 et ainsi de suite. Donc ici on voit que ça continue dans l'infini, elle est là, lui, il est là donc il va toujours y avoir, le rapport est toujours le même.
Prof Mais là si on se fie à ce que tu viens de nous dire E21, Achille va la dépasser.
E21 Ça fait que pendant qu'elle est à 111,11, lui, il est à 110, 10.
E10 Elle a toujours un dixième d'avance.
E13 Même s'il est 10 fois plus rapide, il ne fait rien que la rattraper tout le temps. Il ne la dépasse pas. S'il était 10 fois plus vite il la dépasserait mais il ne la dépasse pas.
E9 Achille va 10 fois plus vite que la tortue puis ça va être comme ça indéfiniment.

Dans mon analyse, j'ai remarqué que les habiletés de pensée qui émergent au sein des représentations idéologiques relativistes absolues séparées sont tributaires de règles ou de considérations logiques. Les étudiantes et les étudiants du groupe voient l'incohérence du discours, mais ils s'en remettent quand même à une logique erronée de calcul. Je considère d'ailleurs ce type de pensée comme étantpré-réflexif.

5.1.4 Représentation idéologique relativiste absolue connectée

Dans une idéologie relativiste absolue connectée, la force réflexive du type de pensée qui émerge au sein de cette idéologie, ne réside pas uniquement sur le plan de la forme, mais aussi sur le plan du contenu, car les étudiantes et les étudiants reconnaissent que le savoir mathématique est une construction de la pensée humaine. En fait, ceux et celles du groupe investis de cette idéologie manifestent un raisonnement logique mettant l'emphase sur la progression d'un savoir qui se construit grâce aux compétences humaines.

Voici donc un extrait du discours où l'on retrouve des représentations idéologiques relativistes connectées relativement aux mathématiques. Les étudiantes E4 et E12, particulièrement, montrent qu'elles conçoivent que les mathématiques sont une abstraction inventée par l'homme. Cette discussion a eu lieu à la fin de la session et le groupe se questionne alors sur l'existence ou non de la perfection dans la réalité.

E4 C'est vrai qu'il n'y a pas rien de parfait là. Les sphères parfaites puis tout ça, les carrés parfaits ça n'existe pas dans notre réalité en tant que tel. Mais ce n'est pas quelque chose qu'on a vu à l'école.
E1 On dit qu'une sphère ce n'est jamais parfait, si tu la fais en bois, il va y avoir des petites coches dedans, elle ne sera pas parfaite. Sauf qu'il faut passer par-dessus ça pour en faire un concept, pour en faire des calculs et des choses comme ça.
E4 Je suis d'accord avec toi. Sinon pourquoi on aurait inventé la géométrie métrique justement où tout est parfait. Mais ce qui représente vraiment la réalité, ça serait plus la topologie. La géométrie métrique où tout est parfait, ça nous aide à comprendre notre réalité mais ce n'est pas la réalité.
E12 Justement, je me demandais par rapport au cercle parfait. Bien comment est-ce que les chercheurs, les scientifiques sont arrivés à trouver le fameux ( ? Puis d'ailleurs il s'arrête où ( pour calculer le diamètre, la circonférence, le rayon tout ça. Comment ils ont pu trouver 3.1416, etc.

Les étudiantes E4 et E12 n'arrivent pas à une complète compréhension de l'épistémologie du savoirs mathématiques, mais elles montrent bien que sans l'invention humaine, les mathématiques ne pourraient pas exister. Dans mon analyse, je considère donc ce type de pensée comme étant quasi-réflexif.

5.1.5 Représentation idéologique relativiste faillible

Les étudiantes et les étudiants investis de l'idéologie relativiste faillible ont la possibilité de réinventer les mathématiques en faisant un travail de mathématisation sur la construction sociale de leurs significations. Dans les représentations idéologiques relativistes faillibles, les habiletés de pensée sont basées sur un raisonnement logique mettant l'emphase sur la dimension sociale du savoir.

Dans les communautés de recherche, je n'ai pas retracé de représentations idéologiques relativistes faillibles. C'est dans les entrevues que quelques étudiantes et étudiants du groupe sont parvenus à manifester ce type de représentations. Voici un extrait d'une entrevue où l'on retrouve des représentations idéologiques relativistes faillibles : " Je pense que les mathématiques ont été inventées. Bien la preuve c'est qu'il y a plusieurs façons de calculer. Nous avons choisi la base dix parce que c'était elle qui nous convenait le mieux. Mais il y a d'autres sociétés, les Mayas, les Mésopotamiens, ils calculaient d'une autre façon. Ce n'est pas quelque chose de concret qui nous est apparu, qu'on a découvert par hasard. C'est plus un système qu'on a adapté à nos besoins et maintenant on s'en sert comme point de repère pour calculer des choses qu'on découvre.

Dans mon analyse, j'ai remarqué que les habiletés de pensée qui émergent au sein de l'idéologie relativiste faillible sont formulées autour de raisonnements logiques mettant l'accent sur la dimension sociale du savoir. Je considère d'ailleurs ce type de pensée comme étant réflexif.

6. Discussion et conclusion

Dans cet article, j'ai tenté de faire ressortir comment une réflexivité se manifeste à divers degrés dans le discours d'un groupe de futures enseignantes et de futurs enseignants au primaire lorsqu'ils sont conviés à prendre part à des discussions à visée philosophique dans un cours de mathématiques durant une session universitaire.

Les résultats de cette recherche montrent que l'introduction de discussions philosophiques dans le cadre d'un cours de mathématiques ne génère pas automatiquement une pensée réflexive. Les particularités réflexives manifestées à l'endroit des mathématiques dans le discours semblent directement reliées à la perspective épistémologique adoptée par les étudiantes et les étudiants à l'égard du savoir mathématique. La pensée complexe, qui émerge dans le discours des étudiantes et des étudiants, prend différents types de pensée. Dans le continuum des idéologies éducatives en mathématiques dégagé par Paul Ernest, la réflexivité analysée dans le discours des membres du groupe se manifeste en effet par des types de pensée a-réflexif, non-réflexif, pré-réflexif, quasi-réflexif et réflexif.

Par contre, j'estime que l'introduction de discussions philosophiques autour de thèmes mathématiques durant la formation initiale en enseignement au primaire encourage des manifestations cognitives de plus en plus réflexives chez les futures et les futurs enseignants à l'égard des mathématiques.

Enfin, je reprends ici ce qu'une étudiante retient de cette expérience : "Bien moi, j'ai trouvé bien intéressant cette approche philosophique, parce que je trouve que pour une fois je me rendais compte que les mathématiques étaient rattachées à autres choses que les mathématiques. Dans le sens, que le fait de se poser des questions philosophiques par rapport aux mathématiques, cela nous permet de faire des liens entre la réalité et les mathématiques".


(1) Référence de l'article paru : Roy, A. (2008). "Philosopher en mathématiques avec des futurs enseignantes et enseignants au primaire". Revue For the learning of mathematics, 28(3), 36-41.

(2) Dans ce texte, la réflexivité réfère à une pensée supérieure (high-order thinking).

(3) L'éducation mathématique réfère dans ma thèse (Roy, 2005) aux mathématiques, à leur apprentissage et leur enseignement. Toutefois dans cet article, l'étude des manifestations réflexives se concentrera uniquement sur les mathématiques.

(4) [La recherche exploratoire] pose au départ un postulat méthodologique, parfois présenté comme hypothèse méthodologique. On ne sait pas à l'avance s'il donnera quelque chose, mais on doit provisoirement l'admettre comme valable pour au moins l'essayer (Van der Maren, 1995, p. 192).

(5) Les objectifs du cours Mat 1011 sont les suivants: développer chez la future enseignante et le futur enseignant du primaire une vision plus large de la discipline des mathématiques, en particulier des contenus véhiculés au primaire, que celle résultant du processus de transposition dans les programmes et les pratiques scolaires ; habiliter la future enseignante et le futur enseignant du primaire à s'identifier aux mathématiques, à se percevoir comme une personne compétente dans cette matière, capable de puiser dans sa propre expérience ; examiner sa perception des mathématiques, la relation qu'il entretient avec cette discipline ; développer son habileté à utiliser des connaissances mathématiques dans des situations de résolution de problèmes ; développer son habileté à communiquer son expérience mathématique de façon articulée.

(6) Dans cet article, seule une synthèse de la vision des mathématiques est donnée pour chaque idéologie : 1) Dualisme absolu : les mathématiques sont des vérités absolues qui proviennent d'une autorité ; 2) Multiplicisme absolu : les mathématiques sont des vérités non questionnées, appliquées de multiples façons en fonction de considérations personnelles, utilitaristes ou pratiques ; 3) Relativisme absolu séparé : les mathématiques sont absolues et basées uniquement sur des règles logiques ; 4) Relativisme absolu connecté : les mathématiques sont absolues mais évoluent grâce à la compréhension de l'être humain par rapport au savoir mathématique ; 5) Relativisme faillible : les mathématiques sont une construction sociale constamment en évolution, faillibles et interreliées aux valeurs d'une société démocratique.

(7) Le problème mathématique qui a été demandé était formulé comme suit : Achille fait une course avec la tortue. La tortue a 100 mètres d'avance. Maintenant, dit Zénon, Achille parcourt 100 mètres et atteint le point de départ de la tortue. Pendant ce temps la tortue a fait le dixième du chemin parcouru par Achille, et se trouve ainsi à 10 mètres devant celui-ci. Achille parcourt ces 10 mètres. Pendant ce temps la, tortue a parcouru 1 mètre. Achille parcourt ce mètre ; la tortue avance d'un dixième de mètre. Achille parcourt ce dixième tandis que la tortue gagne de nouveau un centième de mètre. Quand Achille a rattrapé ce centième de mètre, la tortue est à un millième de mètre en avant. Ainsi, arguait Zénon, Achille se rapproche constamment de la tortue mais il ne peut jamais la rattraper.
A) Que penses-tu du raisonnement de Zénon ?
B) Si Achille parvient à dépasser la tortue, quelle distance sera parcourue par la tortue au moment où Achille l'aura rejointe ?

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