L'objectif, comme l'atteste le titre, est d'observer et d'interpréter des ateliers de l'association lyonnaise Philosoph'art menés en France et au Liban dans des classes maternelles, articulant de façon complémentaire la formation du jugement par la raison (philosophie) et l'éveil à la sensibilité et à la créativité (pratiques artistiques comme le dessin, le théâtre, le clown-théâtre). La recherche se propose d'analyser cette rencontre originale de pratiques à visée philosophique et de pratiques artistiques.
Le plan est classique :
- état des lieux des nouvelles pratiques philosophiques à l'école, en particulier primaire, et de la littérature sur la question (chap. 1). On part ainsi du précurseur M. Lipman, puis parcourt les différents courants qui traversent les pratiques en France. Quelques thèses sur la question sont aussi évoquées (notamment Chirouter, Dessault, Agostini et Usclat). On souligne l'intérêt de ces pratiques, et notamment celles de Philosoph'art, par rapport aux compétences visées par les instructions officielles, en particulier à l'école maternelle ;
- origine et diversité de pratiques artistiques à l'école maternelle, en particulier jeu dramatique et art clownesque (chap 2). La pédagogie d'initiation de G. Tortel est évoquée à l'origine, suivie d'une description des pratiques artistiques actuelles à l'école maternelle, avec le rôle spécifique de l'artiste : expression théâtrale et compétences développées, art clownesque et phénoménologie du clown dans sa proximité avec l'étonnement philosophique ;
- clarification du concept de Philosoph'art, qui comme l'indique le mot valise, tente de croiser les deux approches (chap 3) : origine, objectifs et activités de l'association, description de l'atelier avec son approche rationnelle puis sensible, spécificité de l'approche hebdomadaire en moyenne et grande section de maternelle (2011-2013), caractère innovant de ce type de pratique tant au niveau philosophique qu'artistique ;
- description de l'enquête et triangulation des méthodologies (chap 4). Les hypothèses de recherche portent sur l'originalité de cette expérience dans la continuité des nouvelles pratiques philosophiques, sur son caractère critérié d'innovation, sur les postures des animateurs, et sur la transférabilité de l'expérience au Liban. Les données consistent un un corpus de 35 verbatims d'atelier et plus de 30 entretiens semi-directifs avec des adultes et certains enfants. Pour l'exploitation des données, il est fait appel au logiciel Transana et à l'analyse de contenu, à l'analyse des gestes professionnels de l'animateur philosophique (D. Bucheton), et des objectifs de l'animateur de pratique artistique ;
- analyse du corpus recueilli (chap 5) : à partir du corpus, analyse approfondie des gestes professionnels de l'animateur d'AVP, en particulier d'atmosphère, de pilotage, d'étayage, complétée par celle des entretiens d'animateur ; puis analyse des ateliers de théâtre puis de clown, et de leur animation ; point de vue de l'enseignante sur ces deux pratiques.
- pointage du caractère innovant de ces pratiques (chap 6), avec les figures émergentes de "l'enfant philosophe" et de "l'enfant artiste"...
- Description de l'expérience de transfert des pratiques Philosoph'art à Beyrout (chap 7).
La doctorante aurait pu citer, dans l'analyse des Instructions officielles le nouvel enseignement d'Education Morale et Civique entrant en vigueur à la rentrée 2015 (EMC), qui, pour la première fois dans un programme français du primaire, recommande la discussion philosophique comme piste d'éducation au jugement moral de l'enfant, en la citant cinq fois... faisant ainsi entrer officiellement le "philosopher" à l'école primaire, ce qui légitime certaines pratiques existantes, et encourage les autres enseignants à élargir leur pratique dans ce sens.
On s'intéresse beaucoup dans les analyses aux gestes professionnels des animateurs (ce qui est intéressant dans une perspective de formation), escomptant de leur pratique des effets philosophiquement formatifs chez les enfants. Ces effets bénéfiques sont supposés dans le discours de conviction tenu, mais auraient pu être analysés : on entend trop rarement les enfants dans la thèse (par exemple en pages 226-227), et il faudrait administrer davantage la preuve, par l'analyse des vidéos et verbatims, de l'intérêt réflexif pour les enfants des AVS.
Du point de vue d'une didactique de l'apprentissage du philosopher, la thèse d'Eva Abi Fadel s'inscrit dans la lignée de celles de Gérard Auguet (2003), Sylvain Connac (2004), Yvette Pilon (2006), Sylvie Especier (2006), Nicolas Go (2006), Pierre Usclat (2008), Edwige Chirouter (2008), Jean-Charles Pettier (2000 et 2008), Marie Agostini (2010), Monique Desault (2011), Audrey Destailleur (2014), Gabrielle Fiema (2014), Adjihanou Gbenou et Zéphirin Ahouandjinou (2014), sans oublier la HDR d'Emmanuelle Auriac (2007).
L'originalité de cette thèse par rapport à ces autres travaux, est d'explorer une voie interdisciplinaire, jouant la complémentarité entre disciplines. La place faite à l'éveil de la sensibilité et de l'imagination dans des pratiques à visée philosophique avait déjà été pointée par ceux qui s'appuient sur le récit et la littérature de jeunesse pour promouvoir de nouvelles pratiques (voir par exemple les thèses d'E. Chirouter ou A. Gbenou), ou sur la prise en compte de la sensibilité pour développer le jugement moral de l'enfant (thèse de M . Dessault). Mais ici la pratique artistique est abordée de front. Cette ouverture à l'interdisciplinarité a déjà été travaillée en français/philosophie dans la thèse d'E. Chirouter (2008), ou l'ouvrage de Soulé-Bucheton-Tozzi La littérature en débats - Discussions à visées littéraire et philosophique (Sceren, 2008). Mais ici c'est l' articulation philosophie/pratique artistique qui fait l'objet de la recherche, explorant un nouveau champ.
Son deuxième intérêt est d'analyser ces pratiques au niveau de la maternelle. Si les pratiques artistiques y sont relativement répandues, les pratiques à visée philosophique, si elles existent (voir par exemple le travail de l'Agsas, le film Ce n'est qu'un début, ou les travaux de master à l'Isfec de Montpellier in Diotime n° 66 d'octobre 2015...), sont plus récentes, et minoritaires (les choses vont évoluer avec le nouvel enseignement d'EMC) ; et surtout elles n'ont donné lieu qu'à de rares recherches.
Son troisième intérêt est la question du transfert de cette expérience dans le monde arabe, en l'occurrence au Liban, où les expériences de nouvelles pratiques philosophiques, en particulier à l'école primaire, son rarissimes...
Dans les aspects positifs de la thèse, nous noterons : un plan logique et progressif ; une clarté et correction de l'expression ; une bibliographie consistante et cohérente avec le sujet choisi ; une utilisation pertinente de ces références bibliographiques au coeur de l'écriture de la thèse ; un corpus imposant de verbatims et d'entretiens ; un usage éclairant de certains tableaux : sur les gestes professionnels des animateurs d'AVP (177-183), des objectifs des animateurs de pratique artistique '(183-187), sur les apports des AVS en maternelle (212), la comparaison des méthodes en AVS (219) et des pratiques artistiques (288), les apports et valeurs de la pratique clownesque (287), la synthèse des objectifs d'un atelier Philosoph'art (337) etc. ; et surtout les analyses approfondies de chaque type de pratique (philosophique et artistique)...
A titre critique, on peut regretter que la dimension de l'interdisciplinarité ne soit pas suffisamment approfondie en tant que telle, alors qu'elle est exprimée par des élèves (282-283). Et qu'on analyse les effets de chaque pratique (philosophique et artistique) isolément, de façon juxtaposée, alors que l'intérêt du dispositif Philosoph'art est leur compénétration. Plusieurs questions de fond se posent en effet, non abordées dans la thèse.
- Pourquoi l'AVP précède-t-elle toujours l'expression artistique ? Quels présupposés à toujours commencer par le langage oral et conceptuel, et non corporel et sensible ? On pourrait aussi bien avoir le dispositif inverse... Produirait-il les mêmes effets ? Ou comparer les deux dispositifs... Quid donc de l'articulation concrète dans la pratique du "concept" et du "percept" (Deleuze) ; comment les formaliser théoriquement ?
- En quoi la réflexion philosophique est-elle affectée par un prolongement et une alternance de moyens d'expression diversifiés ? Que gagne la pensée à s'enraciner dans l'expérience corporelle et sensible ? Cette pratique pédagogique s'inscrit dans un problème théorique : donne-t-elle plutôt tort au dualisme de Descartes et raison au monisme de Spinoza (selon l'orientation théorique des deux ouvrages d'A. Damasio) ?
- Inversement en quoi la pratique artistique est-elle nourrie par la pratique philosophique antérieure ? Il est mentionné par exemple dans la thèse l'affinité existentielle entre la posture du clown et l'étonnement philosophique (Cf. Y. Cusset)... Ces effets réciproques sont plus affirmés que mis en évidence par une analyse outillée. Si une tentative est faite en ce sens dans l'avant dernier chapitre, c'est pour montrer l'incarnation de l'idée philosophique dans le sensible des pratiques artistiques. Mais quid de ce que s'apportent mutuellement les pratiques philosophiques et artistiques lorsqu'on les combine, et pas seulement de ce qu'apporte leur utilisation cumulée ?
On n'analyse pas non plus l'articulation entre l'expression iconique d'une pensée (par le dessin, pourtant sollicité dans les pratiques), et son expression verbo-conceptuelle, ce qui est fondamental à la maternelle, où les enfants ne savent pas encore lire ou écrire. Mais il aurait alors fallu récolter les dessins au fur et à mesure de l'expérience pour les analyser...
Au total une bonne thèse, innovante, et à la pratique prometteuse au Liban..