Revue

Que faut-il connaitre d'un sujet pour pouvoir en parler ?

Comme presque toujours, le débat 2 dans un café philo produit chez moi, et certainement aussi chez d'autres, d'importants effets d'après-coup ; c'est d'ailleurs sa principale différence par rapport aux cours et conférences où l'on sait assez bien à la fin si le "caddy conceptuel" est bien rempli ou pas. On peut alors applaudir. C'est ce qui est illusoire après un échange au café philo.

Pourquoi ?

Après un débat au café philo, c'est comme au cinéma : la satisfaction ressentie lorsque l'écran s'éteint ne veut pas dire grand chose ; si on a oublié le film le lendemain, c'était un mauvais film. Si on y pense encore des jours, des mois, voire des années après, c'était un bon film. On pourrait presque mesurer la qualité du film (et du débat) par la durée pendant laquelle il nous "hante".

Ce qui revient à affirmer que les échanges au café philo, contrairement aux conférences, cours, séminaires etc., n'augmentent qu'accessoirement notre savoir philosophique. Leur finalité essentielle étant de nous faire penser - et on ne pense (plus précisément on ré-fléchit, on revient sur ses pensées) qu'après coup.

L'allemand traduit bien cette différence où penser se dit "denken" et réfléchir "nach-denken" qui signifie penser après coup, penser sur la pensée, une "méta-pensée" qui se demande quel sens ça a de trouver une solution à un problème. Ce qui est l'objectif de la pensée. Les animaux pensent énormément, trouvent des solutions à des problèmes difficiles, mais ne réfléchissent pas sur le sens. Ils ne réfléchissent pas sur la finalité "méta-physique" (l'au-delà de la nature, de l'auto-conservation) de leurs efforts, enfermés qu'ils sont dans l'autoconservation (cf. Alain Prochiantz : "A quoi pensent les calamars ?").

J'ai donc pensé, non !, plus exactement : j'ai réfléchi après-coup, et le thème de dimanche dernier m'est apparu d'une grande simplicité : le degré de connaissances nécessaires (nous avons distingué d'ailleurs connaître, savoir, comprendre) pour traiter d'un sujet/thème, dépend de deux facteurs :

  1. du lieu, des circonstances : le même degré de connaissances, d'"expertise", n'est pas demandé à la radio, dans des journaux (où il y a de grandes différences d'exigence), au collège, au lycée, à la fac, dans un café spécialisé - il y en a beaucoup, tels que les cafés des sciences, de géographie, des statistiques, d'histoire, de théologie, juridique, dîner mondain, etc.
  2. de l'objet : ou plutôt, y a-t-il un objet ? Or, la philosophie au café philo n'a pas d'objet contrairement à toutes les autres disciplines : géographie, physique, psychologie, mathématique, droit etc., et également à l'histoire de la philosophie au sens large : la technicité, les méthodes, les concepts, les grands philosophes, bref la philosophie instituée. Cette dernière est une expertise parce qu'elle a un objet déterminé ; elle est très régulièrement confondue avec la philosophie au café, une philosophie vivante, existentielle, celle à laquelle Kant, de façon prophétique, a fait allusion lorsqu'il a écrit : on n'apprend pas la philosophie, on n'apprend qu'à philosopher.

Au café philo, nous philosophons comme les écrivants écrivent dans les ateliers d'écriture, sans se prendre pour des écrivains (cf. Roland Barthes). Je pense aussi à un auteur contemporain important, Bernard Stiegler, qui remet en valeur l'amatorat, l'amour de la philosophie : il se désigne lui-même comme philo-philosophe... La "philosophie" devrait d'ailleurs s'appeler ero-sophie selon le Banquet de Platon, et cette question du désir propre au "philosopher" a été évoquée.

En dehors du fait que chaque philosophe a sa propre conception de ce qu'est philosopher, je propose : faire le lien entre toutes choses, penser tout le pensable, totaliser son expérience (totalisation ouverte, le contraire du totalitarisme), élucider son existence, s'orienter dans la vie, etc. Rien de tel qu'un objet déterminé propre aux sciences humaines (y compris l'histoire de la philosophie) et "inhumaines"...

Donc qui peut, qui a le droit, d'assister et de parler dans un café philo quel que soit le sujet c.-à.-d. une question "philosophique" ? Tout le monde, même les enfants - on philosophe d'ailleurs de plus en plus avec eux - ou seulement ceux qui ont des connaissances en histoire de la philosophie au sens large évoqué ci-dessus ?

Quant aux rapports entre philosophie et enfance : "Ma première caractérisation de la philosophie sera dès lors la suivante : les philosophes, ce sont des adultes qui continuent à se poser le type de questions que se posent les enfants : "Pour quelle raison ? Pourquoi ? Est-ce vrai ? Comment le savez-vous ? En quoi est-ce important ?" Vous savez, il s'agit là d'interrogations qui définissent typiquement la discipline philosophique, et être philosophe, me semble-t-il, c'est tout simplement continuer à se poser ce genre de questions après l'âge de quatre ans " (Ronald de Sousa, professeur de philsosophie émerite de l'Université de Toronto).

Par ailleurs, il n'y a pas de "question philosophique", il n'y a que la façon de la traiter qui est philosophique (au sens des définitions supra), qui, par définition, ne relève d'aucune science, ni humaine ni "inhumaine", même si on peut très bien partir d'une question scientifique ou juridique, historique etc., pour en évaluer les enjeux de sens.

La réponse va de soi : tout le monde peut philosopher au café philo et ce n'est pas le niveau de culture, de connaissances en matière d'histoire de la philosophie qui fait problème mais la situation : il faut qu'il n'y ait pas d'urgence, de danger pour la simple survie, pour que "chaque être humain, tous les matins puisse refaire son monde" (c'est-à-dire philosopher, donner un sens à son existence, sic Chartier, alias Alain).

Pour finir, deux citations de l'ami des Cafés des Phares, Christian Godin, qui a promis de revenir animer, après sa retraite de l'Université de Clérmond-Ferrand, l'année prochaine :

"...les cafés-philo sont des microcosmes de la République. On y participe non pas pour subir un examen ni même pour apprendre, mais pour tenter, avec d'autres bonnes volontés, d'arracher le maximum de sens aux absurdités et aux brutalités du monde. N'est-ce pas là, après tout, la définition même de l'activité philosophique ?".

Et aussi :

"N'importe quelle interrogation, même naïve, n'importe quelle réponse, même naïve, surtout naïve, peut avoir un sens, une dimension philosophique... Que les gens philosophent dans les cafés-philo ne signifie pas qu'ils soient des philosophes comme Descartes, mais qu'ils sont capables de se poser les mêmes questions que lui."

Et deux extraits d'un livre de Marc Sautet, fondateur des cafés philo :

"Néanmoins, la pérennité du débat n'allait absolument pas de soi. Sa forme libre et bon enfant laissait prise à bien des tentations qui, si elles s'étaient imposées, l'auraient rapidement condamné. En premier lieu, l'intellectualisme : la tendance à la surenchère sur le registre "sérieux". Etant donné qu'il s'agissait de "philosophie", il importait, pensaient certains, de n'avoir affaire qu'aux concepts propres à cette discipline, de barder son discours de références appropriées et d'invoquer Kant, Hegel, Heidegger, sous peine de sombrer dans la trivialité de la discussion de café. De là à n'accorder la parole qu'à ceux qui maîtrisait ce type de savoir, il n'y avait qu'un petit pas, qu'ils s'apprêtaient allègrement à franchir. Plusieurs orateurs, de manière chronique en ce sens, me reprochant de laisser dire n'importe quoi par n'importe qui...

Il fallait donc frustrer ce clan pour donner aux autres le goût de la philosophie. Les sujets étaient choisis le jour même, sans consultation préalable [...] Or, c'était un excellent moyen de battre en brèche la tendance de certains participants à "élever" tout de suite le débat, sans se soucier de voir leurs voisins perdre rapidement pied. Il me suffisait de sélectionner celui des sujets qui laissait le moins de prise à ce type de situation. Quitte à rendre furieux les "intellectuels" en visite, en les priant de s'exprimer avec des mots de tous les jours, j'optais souvent pour un thème inhabituel dans la sphère de la philosophie classique : pour une phrase banale, qui offrait a priori peu de prise à la réflexion, une expression triviale. D'où le débat sur "La première fois". " (Marc Sautet Un café pour Socrate, p. 27 et s.)

"Ensuite, et c'est l'essentiel, tous les sujets sont susceptibles d'être traités de manière philosophique. La philosophie ne tient pas à ses sujets. Ce n'est pas une "matière" à enseigner ni un champ à cultiver, c'est un état d'esprit, une manière de faire usage de son intellect [Pour Wittgenstein et tous les autres soi-disant anti-philosphes qui sont en réalité d'authentiques philosophes, tels que Pascal, Kierkegaard, Nietzsche et Lacan, il s'agit, grâce à la philosophie, de changer de vie G.G.]. Le philosophe n'a pas d'objet propre. Il part des idées reçues, des opinions du sens commun, des idéologies dominantes, des révélations religieuses, des réponses données par la science pour les soumettre à l'examen. Toutes donc sont objet de sa réflexion " (ibid. p.35).


(1) Débat du 4/10/2015 au Café philo des Phares, animé par Philémon Marcerou.

(2) C'est Bernard Stiegler qui a forgé ce terme désirant valoriser l'amatorat : "philo-philosophe" étant quelqu'un qui ne se considère pas comme philosophe ("professionnel" dit Hanna Arendt), mais comme quelqu'un qui surtout aime la philosophie.

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