J'ai lancé le "ciné-philo" en décembre 1997, avec la complicité du cinéma L'Entrepôt, un lieu d'art et de culture parisien bien connu des cinéphiles, car il a appartenu dans le passé à Frédéric Mitterrand. Depuis les débuts, les séances se déroulent deux dimanche après-midi par mois. Le principe est simple, un film est programmé en rapport avec un sujet philosophique. L'animateur qui a choisi le film fait une brève introduction avant la projection et à la suite de celle-ci se tient un café-philo, si possible dans une cafétéria ou salle à côté de la salle de projection. Il s'agit donc en somme, d'un débat philosophique précédé par un film.
Cette expérience a été imitée dans plusieurs villes d'Europe, comme le fût quelques années auparavant le café-philo, et l'expression "ciné-philo" a été adoptée un peu partout, bien que ce ne soit pas toujours la même pratique proposée (parfois, il s'agit simplement des conférences illustrées par des extraits de films1, pratique que n'importe quel bon professeur de philosophie faisait déjà dans sa classe).
Le cinéma, art du XXe siècle
L'art cinématographique a accompagné le XXe siècle dans toutes ses aventures et ses mésaventures, ses conquêtes et ses pertes, ses grandeurs et ses égarements. Il a été de toutes les guerres, déchirements, joies et angoisses. Peu des formes d'expression collent si intimement à une époque. Victor Hugo parlait de l'art dominant par rapport à une période. Ainsi la tragédie pour la Grèce classique, la peinture pour le quattrocento florentin, le roman pour le XIXe siècle russe ou français. Le cinéma porte sans conteste l'esprit de notre époque à l'échelle de la planète entière. Peut-être sera-t-il associé pour toujours au XXe et les siècles postérieurs porteront la marque d'un autre art dominant, mais cela nous ne pouvons maintenant que l'entrevoir, et encore en pleine deuxième décennie du siècle XXI, le cinéma se porte toujours aussi bien.
La philosophie traite de notre expérience du monde et de celle de nos vies, qu'il s'agit de penser. Mais ce que nous appelons notre expérience n'est pas seulement celle que nous avons vécu dans le monde, en tant que perception de choses et d'événements, elle est aussi celle de nos lectures, et encore, surtout maintenant, celle des images et des histoires dont nous avons été les témoins depuis notre enfance dans les salles obscures. Elles font partie intégrante de notre imaginaire. Le cinéma est ainsi une voie d'accès privilégiée au monde contemporain, ses enjeux humains, sociaux, éthiques, politiques, esthétiques, mais aussi une voie d'accès et de connaissance de nous-mêmes.
Faire de la philosophie avec le cinéma. Mais comment ?
Gilles Deleuze, un des rares philosophes à s'être intéressé sérieusement au cinéma, aimait à dire que le cinéma pense. Il pense, mais non pas comme la philosophie, non pas en concepts, mais en cinéma. Comme la musique pense en musique, d'ailleurs, avec sons, des motifs, thèmes, rythmes, phrases, développements spécifiquement musicaux.
En disant cela il nous mettait en garde contre une naïveté prévisible, comme l'idée que des films défendraient des thèses, illustreraient des idées, et qu'ils pourraient être l'objet de polémiques, comme des essais, ou des débats idéologiques, comme les manifestes ou les déclarations.
Le cinéaste, néanmoins, pense. Comment pense-t-il ? Par des images. Ou mieux encore, par des images en mouvement. Or la philosophie, comme on l'a dit, pense en concepts, en idées, se sert des constructions intellectuelles abstraites et des enchaînements des raisons, qui prétendent à l'universel et à la vérité.
Ce faisant, elle s'est toujours montrée méfiante vis-à-vis des images.
Cela remonte à Platon, pour qui le monde visible (sensible) était déjà à un degré éloigné du vrai, du monde intelligible, de l'eidos. Le monde sensible (visible) participe des idées par une sorte de mimesis, d'imitation. Les images peintes, alors, comme les autres formes d'arts imitatives, s'éloignent encore d'un autre degré du vrai. Copies d'une copie, elles ne contiennent que tromperie et mirage.
Déjà du côté oriental de la méditerranée, la voix accusatrice des prophètes d'Israël s'élevait contre la tendance humaine de fabriquer des idoles pour y vénérer des puissances mystérieuses. Au nom d'un Dieu transcendant, invisible, qui échapperait au visible et à toute tentative de le re-présenter.
Mais il y a eu Aristote, pour qui l'imitation (mimésis), n'est pas seulement le faux, l'illusoire. Notamment dans la tragédie, elle est une construction qui nous donne une approche du réel et qui plus est, nous permet d'agir sur nous-mêmes, sur notre façon d'être, sur notre ethos, en évacuant par la catharsis notre surplus d'énergie pulsionnelle, de passion, notre hybris. Le christianisme, fruit de la rencontre de ces deux mondes, renoue avec la représentation, l'art des icônes et des fresques et la grande peinture religieuse, qui sont censés éveiller en nous la dévotion pour ce qui reste transcendant et non-représenté.
Que de chemin parcouru pour que nous puissions maintenant prétendre philosopher avec le cinéma, par le cinéma ! Il s'agit pour nous de passer des images en mouvement, des histoires déployées et faites visibles par le film à la pensée, et ceci dans une pratique collective et orale, par le débat philosophique.
Bien sûr il y a eu les ciné-clubs et tout un monde de revues, les critiques et les théoriciens du cinéma. Ils ont pour objet de penser le cinéma, à propos des films et des auteurs, ce qui peut être passionnant, mais n'est pas l'exercice qui nos occupe ici. D'ailleurs toutes ces personnes, très compétentes, n'ont pas attendu la philosophie pour réfléchir à leur métier, mais il s'agit toujours du cinéma et très souvent, de la parole d'experts que le public écoute pour se cultiver.
C'est là que le concept de café philo se révèle pertinent. Cette façon de pratiquer la philosophie avec les autres, dans la rencontre et l'ouverture aux idées, par la parole et par la construction d'un parcours de pensée partagé. Cela demande de la rigueur, de la méthode et des connaissances, ainsi que l'esprit d'ouverture et une écoute attentive à l'événement de la parole de l'autre.
L'expérience d'aller voir un film est une chose particulière : dans nos sociétés urbaines modernes, elle est souvent un acte solitaire, dans lequel le spectateur est submergé dans le flot des images et son "réalisme", dans le son et le rythme, et surtout dans l'émotion. S'il est vrai que les grands films donnent à penser, il est difficile pour le spectateur isolé de se mettre dans la posture philosophique.
Aucun philosophe ne peut s'empêcher de comparer les "salles obscures" à cette image si célèbre du livre VII de La République de Platon : l'allégorie de la caverne. La description est vraiment prémonitoire : des personnes - des prisonniers, pour Platon, des spectateurs pour nous - sont dans une habitation caverneuse, tous rivés dans une même direction à regarder, projetés sur une paroi - un écran -, les ombres de diverses figures promenées derrière, entre les spectateurs et un feu qui se trouve encore plus en arrière - un projecteur. Sauf que eux, enchaînés depuis leur enfance, prennent nécessairement les images pour les seules réalités, ne sachant pas qu'il y a un monde extérieur, là où "ce n'est pas du cinéma".
Tout se joue entre le monde du dehors et le monde du dedans, appelé parfois le cinémonde. Nous autres, spectateurs modernes du cinéma, nous savons qu'il y a un monde dehors, que nous appelons "monde réel" (avons-nous raison de l'appeler ainsi ?). Nous sortons, donc et nous reprenons vite nos occupations, nos "affaires". Nous y avons été distraits, "divertis", dans le sens pascalien, parfois aussi émus, bouleversés. Mais le film passe vite dans le sous-conscient, il glisse vers la mémoire et aussi vers l'oubli. Après, il revient, morcelé, dans des conversations. D'ailleurs un des "sujets de bistrot" le plus courant entre copains, c'est le dernier film vu ; des échanges de parole souvent agrémentés de jugements de valeur, étayés par des critiques lues, des commentaires des journalistes, des opinions... puis, il glisse encore vers la trame globale de notre vécu, mêlé à des expériences aussi à demi oubliés, non réfléchies.
Avec le café philo qui suit la projection, nous ouvrons un intervalle entre l'expérience solitaire du visionnement du film et la rue, le lieu du réel habituel. Un intervalle qui est aussi un temps de rencontre, une mise en commun de la parole. Le spectateur est par définition silencieux et passif, il regarde, il entend, il reçoit. En tant que participant au ciné philo il devient actif, il se ressaisit. La séance peut alors ne pas être seulement divertissement, mais ouverture à la pensée.
C'est pourquoi j'ai toujours demandé, quand cela est possible, de ne pas faire le débat dans la salle de projection. Là où nous sommes tous orientés, comme les prisonniers de la caverne, rivés vers l'écran, qui devenu blanc, sert de toile de fond à l'animateur qui se trouve tout d'un coup "sur scène". Il est dès lors difficile d'établir une horizontalité dans le rapport entre les participants, qui n'ont aucune raison de sortir de leur passivité.
La sortie de la salle est essentielle, comme une sortie symbolique de la caverne ; les quelques pas que l'on fait par des couloirs peu éclairés, les escaliers, les portes, sont des minutes de silence et de rencontre avec nous-mêmes.
Le ciné philo est un temps d'ouverture à la pensée, qui vient s'insérer juste entre ce moment si spécial de la sortie de séance et la sortie dans la rue. Cela nous donne la chance d'une saisie inédite du réel, d'une nouvelle compréhension de quelque chose du monde et de nous-mêmes.
Dans notre première expérience du visionnement d'un film, il y a, souvent implicite, ce qu'Heidegger appelait une pré-compréhension. Nous essayons de la faire parler, de l'amener vers une compréhension.
Des histoires, des vies, des événements se déploient devant nous, des individualités en situation, des conflits, des drames, l'amour, la mort, les grandeurs et les misères de l'homme, des sentiments, des idées. Or, dans une discussion à visée philosophique, il est souvent difficile de résoudre l'équation entre la part de ce qui est personnel, concret, ce qui relève du "témoignage", d'une part, et les idées, l'universel, l'abstrait de l'autre. Ce n'est pas seulement l'opposition entre l'exemple (particulier) et la théorie (générale), c'est la dialectique entre le vécu et la pensée philosophique qui est en jeu. Dans le ciné philo, le particulier, l'exemple concret, le vécu sont devant nous, développés par le film. A nous d'aller vers l'universel.
Et ce particulier, cet expérientiel, est plus propice à l'analyse, car il est en quelque sorte dédoublé : il y a l'expérience des personnages du film, à laquelle nous assistons, et il y a notre expérience personnelle, en tant que spectateurs du film. Il y a parfois plus, pour des films dits classiques : l'expérience de visionner un film qu'on a déjà vu, et cela parfois beaucoup d'années auparavant. La mémoire de ce que nous avions expérimenté alors, dans un autre moment de nos vies, s'additionne à ce que nous vivons dans le présent. Les films constituent une part de notre mémoire, les revisiter est ainsi une occasion de connaissance de soi, une ouverture à l'historicité personnelle de notre expérience du monde et de nos vies.
A nous de trouver la voie de la pensée, de passer des cas, de ces fragments de vie, des émotions, des images (toujours particulières) vers les concepts, à l'aide de la philosophie et de ses figures, de ses méthodes. Parfois les films développent une véritable phénoménologie d'un aspect de la vie, des personnages; à nous de la rendre explicite. Nous nous servons pour cela de notre connaissance des méthodes philosophiques, de la critique (dans le sens de Kant ou d'Adorno), de la dialectique, de la phénoménologie, de l'analyse du langage, de la déconstruction. Toutes les figures de la pensée sont autant d'aides précieuses pour notre interprétation collective et dialoguée.
Avec quels films ?
Le cinéma étant aussi varié que la vie, le ciné philo ne saurait se limiter à un genre, comme la philosophie ne se limite pas non plus à certains "sujets".
Les films sont ainsi de toutes sortes et de toutes époques : des grands classiques et les films philosophiques par excellence et même métaphysiques (Bergman, Kurosawa, Tarkovski, Rossellini, Resnais, Capra, etc.) ; des documentaires sociaux ou ce qu'on appelle parfois "cinéma du réel", des films politiques ; des films nouveaux aussi, des jeunes auteurs, qui nous ouvrent la perception aux phénomènes les plus actuels avec l'inventivité des artistes ; des perles rares de l'Afrique ou l'Orient ou de l'Amérique Latine, qui nous confrontent à l'altérité des visions du monde éloignées de nos références culturelles. Et même, la fameuse science-fiction, qui au-delà des préjugés assez persistants dans le milieu intellectuel français, présente souvent des problématiques passionnantes, ouvrant non seulement sur l'imagination des mondes futurs, mais sur ce qui est déjà à l'oeuvre.
Pas seulement donc, des films dits "d'art et d'essai". Pour la philosophie, d'ailleurs, tout dans l'humain est art et tout est essai. Pour nous, c'est l'art de penser, avec le cinéma, et l'essai de vivre, avec la philosophie.
Comprendre philosophiquement des films qui parfois ne sont pas directement ou volontairement philosophiques. Ceci est peut-être plus facile, ou plus accessible que de comprendre la vie philosophiquement, qui est le vrai but, sans quoi la philosophie "ne mérite pas une heure de peine".
Le ciné-philo peut-être ainsi compris, dans le cadre des nouvelles pratiques philosophiques, comme un exercice de préparation et d'usage social de la philosophie, qui se trouve ainsi d'une certaine façon désacralisée, plus accessible et moins impressionnante que dans des parcours d'études, des conférences et des colloques, où peu de personnes osent aller. Tout le monde va au cinéma, tout le monde peut donc philosopher. C'est le principe du ciné philo.
(1) NDLR - C'est le cas d'Olivier Pourriol, dont la méthode est d'illustrer des concepts par des extraits cinématographiques : exemple la notion de "catastrophe" par certains extraits du Titanic etc.