Une pratique consiste en la répétition de gestes jusqu'à leur maîtrise, parce que leur exécution est nécessaire à l'accomplissement d'un processus, d'un projet ou pour l'accès à un état. On pourrait objecter qu'appliquer cette définition à la philosophie provoque l'automatisation et le conditionnement de la pensée, qui perdra sa liberté d'expression. Tout d'abord, quand bien même la pensée serait influencée, entraînée, tout ce qui se conçoit clairement s'énonce aisément, faculté précieuse. Ensuite, le respect de règles de travail apporte une simplification de l'effort et une clarté d'esprit dans l'observation et l'exercice du choix. Tandis que la revendication de la libre expression est très généralement un phantasme d'une pensée qui croit pouvoir se faire seule ou qui considère autrui comme une menace pour son intégrité. La pratique philosophique amène d'ailleurs à faire la distinction entre des objections mues par la crainte et celles qui tiennent d'un vrai souci intellectuel. Objecter pour se distinguer ou s'échapper, c'est certes naturel, mais l'entêtement à agir de la sorte rappelle Nasreddine qui cherche son anneau là où est la lumière et non là où il est tombé réellement. Pourquoi chercher un rien dans un endroit éclairé, alors qu'on sait qu'un objet est à trouver dans l'obscurité ? Savoir placer la clarté là où elle est utile. A ce titre, la pratique facilite la réalisation de soi et permet à l'individu de se connaître et de se faire reconnaître. Le paraître et l'être sont abordés d'une façon nouvelle, en tant que moments distincts de la pensée. Ce processus suit la démarche du présent article qui évolue de l'aspect factuel de la régularité jusqu'à la constitution d'une méthode, afin de montrer au lecteur que la difficulté de la philosophie pratique est une vision sommaire qui ne permet donc pas de voir en quoi elle consiste. Car si des gestes a priori distincts se répètent et génèrent de nouvelles habitudes, la régularité permet alors d'établir des principes cohérents et transmissibles et d'approfondir la compréhension de tout problème.
1) La régularité comme série de faits
On le comprend aisément : la régularité est un mouvement qui se fait à intervalles égaux, avec intensité constante. Par exemple, il sera utile jour après jour, ou le plus fréquemment possible, de lire des passages d'oeuvres philosophiques et de noter les idées ou concepts principaux ainsi que des questions. Ce doit être fait comme un geste quotidien d'hygiène corporelle, ou comme les mots croisés auxquels s'adonnent les retraités. Bien sûr, devoir n'implique pas une obligation absolue, mais indique plutôt que par son absence une pratique ne peut pas être déclenchée. Plus encore que d'avancer dans la connaissance d'un philosophe, la lecture permet de mettre en route puis maintenir une ouverture à la pensée d'autrui. Effort qui nécessite de sortir de sa propre vision du monde, mais qui est en contrepartie une invitation au "voyage" parmi les idées et leurs formes.
La résistance est suscitée par l'image d'un ensemble de mouvements, d'actes, de pensées, d'exercices qui, vu dans sa totalité, paraît inabordable et décourage la moindre velléité de pensée ou d'engagement. Un principe apparaît alors fort utile, celui de faire confiance, de se laisser porter par ce premier exercice qu'est la lecture et de ne pas avoir d'exigence particulière. Faire les choses dans la mesure de ce qu'on est capable de faire et ne pas en préjuger. La pratique philosophique présente des points communs avec le langage et la pensée de tous les jours, utilisons-les, aussi simples soient-ils.
Il faut donc mettre en place des gestes qui vont dépasser les changements d'humeur, dont les plus négatifs décrètent l'impossibilité de toute initiative, de toute envie. Profiter de ces moments de motivation à la réflexion, à la découverte pour commencer à établir un changement d'habitudes. C'est aussi interroger les priorités qu'on a établies jusque-là, pour leur faire produire le sens qu'on a souhaité donner à son existence. Mettre en rapport ce qu'on désire "le plus au monde" et ce qu'on a produit.
2) La régularité comme habitude
La régularité, par sa fréquence, installe ainsi des automatismes, à la fois dans le système de pensée et dans les actions qui y sont liées. La lecture déchiffre et dessine un pont entre soi et l'étranger, qu'il sera de plus en plus facile à parcourir. Elle transforme le geste en réflexe, développant la capacité intellectuelle et la création effective de sens, qu'il en devient naturel et s'apparente à un savoir-être. Cela ne veut pas dire que c'est inconscient, car le travail de la pensée entretient la présence à soi et à autrui, une ouverture, une sensibilité.
Par extension, elle tend alors vers une forme d'intimité, puisque la pratique philosophique s'intègre au fonctionnement de la personne, provoque des ruptures dans les mécanismes habituels, par l'étonnement, le doute constructif, ou la confrontation des idées. Ainsi elle l'amène à de nouvelles intuitions, plus ou moins opérantes dans la durée. Certaines pourront s'appeler des "révélations", d'autres des clarifications. Ainsi cette assimilation va émietter les mécanismes de protection instinctifs, comme ceux qui créent l'image sociale de l'individu comme un support affectif dans son face-à-face avec le monde extérieur. Elle revisite donc la cohésion d'un système qui tient "par la peur" et invite à contempler celui-ci.
Donc, par la force de l'habitude, par la répétition, à l'image d'un parcours d'entraînement d'un sportif, la pensée s'approfondit, compare, associe, décompose et rassemble. La complétude, l'acquisition de connaissance, la capacité à mettre en rapport sa conscience avec les choses et avec elle-même génèrent une certaine paix. C'est ainsi que se met en place une révolution dans la pensée, car il serait plutôt question de prendre à revers des habitudes sociales, fondées sur l'apparence, une exigence de résultat et de rapidité, pour libérer une pensée autonome, qui se produirait donc à la fois par elle-même, et en prenant un peu de distance par rapport à l'autre, à ses émotions, ou aux événements.
3) La régularité comme normalité
L'analogie est suggérée par le mot anglais "regular", synonyme d'ordinaire, d'acceptable par sa grande fréquence. On peut le voir ainsi : la pratique émancipe l'esprit critique, chose pourtant naturelle, si l'on en croit Kant, et est un processus hors du temps, une succession de moments, selon Hegel, se générant et s'annulant. La régularité réconcilie avec les problèmes, en validant leur raison d'être, ce qui produit une chose étonnante puisqu'ils paraissent alors moins grands, moins dramatiques, parfois même risibles. En effet, leur analyse redistribue l'énergie de l'être dans la production de raisonnements et dans l'engagement dans l'exercice de la pensée, en extrayant de la peur produite par l'incertitude et du trépignement de la frustration. Ce serait alors une invitation à redevenir homme, à rompre avec une subjectivité exacerbée et envisager l'étrangeté comme une partie de soi.
Or cette banalité de l'être est souvent "subjuguée" par le désir de plaire ou de ne pas être seul. Bien peu de gens sont enclins à regarder les problèmes et cherchent donc à tout prix à les éviter, à les cacher, créant ainsi une grande farce de l'existence : ne pas exister. Cela établit ainsi le fait ordinaire qu'être soi-même, comme les publicités et la morale ambiante invitent si bien les gens à le faire, est en réalité une incitation à copier des exemples lissés, des sortes de prototypes de personnalités, favorisant ainsi une communication à l'emporte-pièce. Ainsi ils cherchent ailleurs, et surtout dans les apparences agitées devant eux, ce qui doit les constituer et qui est déjà en eux.
La pratique philosophique sous forme de consultation modifie le rapport à la réalité, qu'on apprend à accepter et à ne pas voir à travers l'opacité d'un monde fantasmagorique et égocentrique. On met en place un système de références communes, issues - et également la favorisant - de la rencontre entre soi et l'autre. Cet autre qui nie le "je", et pourtant dit "je" aussi, réalité négative, mais condition de la réalité, apparaissant en la personne du philosophe praticien lors du dialogue individuel. On comprend ainsi qu'on est à la fois réalité et subjectivité, et que la normalité est une factice condition de l'existence, ou un phénomène de groupe, utile moyen de cohésion.
4) La régularité comme conformité
La pratique rassemblerait des principes de référence pour mener sa vie selon ce qui est bon pour la personne, comme suspendre son jugement après les propos d'un interlocuteur et laisser l'esprit se concentrer sur leur contenu, et non s'élancer dans une réaction souvent à fleur de peau. Amusez-vous par exemple à compter dans une langue à la prononciation un peu ronde comme l'italien : uno, due, tre, avant de répondre à quelqu'un, il naîtra un certain plaisir lié au jeu, mais aussi au relâchement de cette envie irrésistible de réagir. De cette façon d'ailleurs, au-delà du besoin intellectuel de comprendre la situation, il en va aussi de la qualité de ses relations, établie dans un langage commun au sein de la société, et posant les bases d'une communication plus saine.
La conformité de la pratique philosophique se conçoit aussi dans l'unification des choses grâce à des règles. Par exemple, la consultation met en jeu des concepts, analysés pour approfondir leur connaissance et les uns par rapport aux autres dans le but de déceler des problèmes qui alourdissent le fonctionnement de la personne, l'empêchant ainsi de s'épanouir. Ce jeu de mots comparés, opposés, déduits, oubliés ou impensés, aboutit à une prise de conscience, qui est un retour à l'unité car il fait voir ce que l'on est.
En quelque sorte, cela signifie délaisser son originalité, sacrifier ce que l'on considère habituellement comme son moi au bénéfice d'une habileté qui tamise le relationnel. Tous ces discours que l'on doit taire : le savoir acquis dans un métier, l'histoire personnelle que personne ne peut comprendre, pour faire parler l'être avec lui-même. Pour ce faire, on peut apprendre à suivre les règles du jeu, oublier ses propres exigences pour jouer avec autrui sur un terrain qui n'appartient à personne et pourtant qui est là, disponible. Réduire son territoire subjectif et agrandir le champ d'interactions pour redécouvrir la conformité non comme un tabou social, mais plutôt comme une abstraction, une apesanteur et l'apprivoisement de la liberté.
5) La régularité comme cohérence
La régularité établit un programme. Soit c'est sous forme de projet, d'un contrat à durée déterminée, avec des objectifs concrets en rapport avec une situation précise ; soit cela se fait au fil de l'eau, où les exercices viennent les uns après les autres, en se complétant, et où le principe d'application est plus existentiel. Dans les deux cas, il est question de s'y engager. Pour cela, il faut accepter le fait de ne pas tout savoir à l'avance, donc de faire confiance. En agissant de la sorte, on s'accorde du temps, on se place dans un processus, dont on suit les étapes une à une.
Progressivement la pratique philosophique révèle l'être, et ce qui passait pour de l'absurdité s'éclaire sous un regard nouveau. A mesure que l'on avance dans la découverte de sa pensée, que la conscience se développe, on peut enfin y apercevoir une harmonie. Une harmonie en mouvement, certes, oscillant entre l'unité et le morcellement, où l'une n'est rien sans l'autre, et est déjà quelque chose sans quoi l'autre n'est pas.
En atelier, on invitera à rester concentré sur une question, un problème, à faire de la critique interne, c'est-à-dire observer le discours de l'intérieur, à ne pas bondir et rebondir, se disperser dans les impressions. Habituer l'esprit à observer une même chose sous des angles variés, recomposant ainsi la pleine réalité de cette chose. Et ce faisant, on mène sa conscience de moment en moment, pour traverser sa propre histoire et mieux se connaître.
6) La régularité comme méthode
D'un point de vue individuel, c'est vérifier avec soin ses connaissances, dans une mise en doute constante, et affiner petit à petit le jugement. L'avantage en est de rendre la difficulté moindre, en adoptant des gestes simples, qui se répètent et donc de se donner le pouvoir d'intégrer le processus philosophique. On peut ainsi (se) rendre compte d'un savoir-faire en en découvrant la structure et en la formalisant, l'esprit devient de ce fait un outil pour lui-même.
Cette démarche permet de classer ce qu'on sait en nommant les choses et de pouvoir l'utiliser de façon ordonnée, donc d'utiliser le bon outil pour le bon objectif. La pratique philosophique propose par exemple de conceptualiser : faire des catégories pour faciliter la contre-argumentation, poser un jugement clair et distinct afin de se faire comprendre, créer des concepts pour travailler l'abstraction, réduire le discours à l'essentiel pour converser avec l'être. Quelle qu'en soit la finalité, cela fait l'objet d'un apprentissage, artificiel, d'une compétence intellectuelle, naturelle, et cela se développe par l'exercice.
La pratique se fait régulièrement autant dans la vie que dans un atelier, dans lequel elle assure de dépasser la résistance à l'inconnu ou à l'étranger parce que la question ou le jugement brusque, débusque, et donne l'impression qu'il faut se défendre. Par conséquent, il s'agit d'inviter à l'application d'une règle de travail ou d'un principe philosophique, de manière répétée, de façon à amener à adopter une attitude propice au philosopher, comme la suspension du jugement ou se prendre en charge dans la discussion collective, non pas se laisser porter ou consommer un moment plaisant. Ce qui n'est pas interdit... Le point est de se montrer, non comme sachant et exhibant ce qu'on pense savoir, mais tel qu'on est, en train d'apprendre, en dévoilant le processus à toute personne qui veut s'y initier.
En réponse à celui qui craint spontanément de ne pas tenir la régularité dans la pratique philosophique, celle-ci a été fractionnée en ses différentes implications dans le présent article. Il en ressort plus aisément qu'elle constitue une progression, un art, une sagesse. Il est facile de comprendre comment on peut faire pour obtenir une pratique de qualité et qu'il est possible de se concentrer presque exclusivement sur le contenu, le "quoi", et ainsi d'aborder toute matière. A noter qu'il reste possible de prendre en compte la part de variable liée à un éventuel but fixé et aux personnes. La méthode garde une certaine souplesse qui permet de commencer par le simple, et de se promener dans le complexe, en laissant par moment des portes de sortie pour admirer la construction de l'ensemble. Par ailleurs, elle donne du temps, et permet de ne pas sauter d'étapes, de ne rien laisser au hasard, ainsi que Descartes le préconise.
En acceptant de se donner un cadre de pensée, à la fois qui en dessine l'ossature et qui en matérialise l'enveloppe, l'individu admet que ses capacités ne sont pas infinies. Kant nous invite à considérer que le savoir humain se limite à ce qui peut être expérimenté, tandis que certaines idées ne peuvent que se concevoir abstraitement, et sont liées à une forme de croyance. On peut donc prendre la mesure et la responsabilité de ce qu'on fait, de ce qu'on est, et devenir majeur.