La philosophie et les sciences sociales ont longtemps été en conflit. Le processus de spécialisation fut entamé au XVIIIe siècle avec la déclaration d'indépendance de la psychologie. Face à l'offensive de ces nouvelles disciplines, la philosophie s'est reconstruite aux XIXe et XXe siècles comme la discipline du couronnement, celle qui chapeauterait et relierait l'ensemble des autres savoirs. Le conflit est aujourd'hui en partie apaisé. En partie seulement, parce que certaines écoles en sciences sociales se sont radicalement distanciées de l' ethos philosophique au point de rendre tout dialogue impossible, et parce qu'une certaine tradition académique en philosophie conserve une répugnance à s'encanailler avec l'empirie. Cela étant, les rencontres interdisciplinaires se multiplient, entre des philosophes qui ne se contentent plus de commenter des textes de l'histoire de la philosophie et des chercheurs en sciences sociales qui trouvent dans la philosophie des outils théoriques et conceptuels pour penser leur travail de terrain et leurs méthodes d'enquête. Du même coup, le mythe de la fonction royale de la philosophie se trouve heureusement écorné.
Cet article ne sera pas une étude des liens entre philosophie et sciences sociales, de leurs différends et de leurs retrouvailles, de leurs différences et de leurs similitudes. Son objet est bien plus modeste et circonscrit : il traitera de l'apport des sciences sociales dans une discussion philosophique. C'est d'ailleurs dans un tel contexte que le matériau brut du présent texte a été produit. Les considérations qui vont suivre résultent d'échanges tenus lors d'un séminaire de recherches rassemblant les membres de PhiloCité et Michel Tozzi en mai 2015.
Nous envisagerons trois modalités de rapport entre la philosophie et les sciences sociales : l'intrusion, la convocation et l'imprégnation.
L'intrusion
La philosophie n'a pas d'objet propre, dit-on. Le philosophe est un intrus, un interrogateur intempestif, à la fois inconvenant et à contretemps. L'exigence est ici d'ordre critique : il s'agit de chercher les conditions de possibilité de telle connaissance scientifique, de penser les impensés d'une discipline, de réhistoriciser un savoir qui tend à effacer les traces de son histoire, de regarder les vérités, comme les évidences, avec un regard distant. Questionner les sciences, cela suppose une capacité de dérangement, une forme d'irrespect. Dans sa fonction intrusive, la philosophie doit déranger.
La position d'intrus suppose que la philosophie se nourrit toujours d'autre chose qu'elle-même, comme un virus a besoin d'un hôte. Avec les enfants, on n'attend pas de connaissances préalables pour philosopher : leur expérience suffit comme autre. Par exemple, tous les enfants connaissent l'expérience de l'amitié et on pourra réfléchir à ce qu'est l'amitié sur la base de leurs expériences. L'atelier de philosophie travaille à partir des réflexions des participants. Que les réflexions s'appuient sur l'expérience, l'opinion ou la science, le geste philosophique est le même : suspendre son jugement, faire un examen critique des réflexions produites, problématiser, argumenter, etc. L'atelier de philosophie doit faire vivre l'expérience d'une pensée qui s'invente dans la confrontation avec d'autres.
Cela ne signifie pas pour autant que les apports des sciences auraient le même statut que l'expérience individuelle ou la doxa. Nous ne considérons pas qu'il existe des types d'objets pour lesquels l'expérience suffirait à construire une réflexion. Le travail de la philosophie consiste à ne pas prendre l'expérience comme argent comptant. Elle n'est jamais suffisante parce qu'elle est contingente, limitée. Son récit prend l'évidence du vécu qui fait autorité. Les exemples des uns sont souvent les contre-exemples des autres. Penser la pauvreté, par exemple, peut se faire à partir de ma propre expérience de pauvre, mais les dimensions collective, politique et philosophique du problème, sont impossibles à penser sans l'apport de l'économie, de l'histoire et de la sociologie. Finalement, l'expérience ne constitue même pas un donné brut puisqu'elle est traversée par un discours social qui la formate, elle est toujours travaillée. L'expérience se raconte toujours dans un jeu de langage ancré dans des formes de vie. Parce qu'on se confronte aux limites, en extension et en compréhension, de l'expérience, il faut faire appel aux disciplines spécialisées.
C'est là qu'une autre modalité de rencontre apparaît : la convocation.
La convocation
On peut considérer que la philosophie garde une primauté sur des questions métaphysiques ou éthiques. L'homme est-il libre ? Quelle attitude adopter devant la mort ? Dieu existe-t-il ? Qu'est-ce que l'être ? À toutes ces questions, les sciences, dures ou molles, ont construit des réponses, parfois au corps défendant de la philosophie. Celle-ci a perdu son monopole. Par exemple, si on pose la question "Qu'est-ce que la liberté ?", on ne peut pas faire l'impasse sur la psychanalyse et l'hypothèse de l'inconscient, de la neurobiologie ou du déterminisme cérébral. Si on demande : "Y a-t-il un langage spécifiquement humain ?", peut-on traiter cette question sans référence à la linguistique, à l'éthologie et à l'anthropologie ? Pour penser la liberté d'expression, peut-on faire l'impasse sur le droit ?
La philosophie - en particulier quand elle entend oeuvrer dans l'espace public à des fins d'émancipation - ne peut demeurer indifférente aux objets spécifiques des sciences sociales : la pauvreté, le travail, l'économie, le handicap, l'éducation, etc. En outre, les ateliers de discussion philosophique font souvent apparaître des sujets pour lesquels l'apport des sciences sociales serait le bienvenu. En effet, sans disposer de connaissances en ces matières, on s'expose à des erreurs factuelles ou à se complaire dans des préjugés ou une idéologie sans contact avec la réalité. Un apport documentaire permet d'élargir le regard ou de l'affiner.
Cette invitation peut intervenir à un moment où il est nécessaire de confronter ou de déstabiliser les représentations, quand se fait sentir le besoin d'un contre-exemple stimulant pour sortir du consensus.
Convoquer un savoir disciplinaire, une référence autorisée, c'est amener une information pour nourrir la réflexion. Si la convocation met fin à la discussion, l'information est traitée comme une réponse. Or c'est tout autre chose qui est recherché dans un atelier à visée philosophique. Lorsqu'il est nécessaire d'apporter un savoir établi de l'extérieur, comment éviter de faire taire le questionnement philosophique ? Comment convoquer un argument doté de l'autorité de la science tout en veillant à ce qu'il puisse être discuté et alimenter l'effort de problématisation ? Il faut prendre soin de ne pas attribuer de statut supérieur à l'argument. Car convoquer la science n'est pas neutre. En procès, on convoque un expert et on attend souvent de la science un apport décisif. Il ne faut pas minimiser le poids de l'expertocratie, et il faut justement en désamorcer l'autorité, apprendre à la questionner. De la même manière qu'un juge ne délègue pas sa capacité de jugement à l'expert, l'animateur d'une discussion à visée philosophique doit veiller à maintenir et faire maintenir la capacité de jugement chez les participants, même lorsqu'on convoque l'expertise disciplinaire pour étayer l'argumentation.
L'animateur devra donc être particulièrement attentif à la manière dont un apport scientifique est amené dans la discussion. Il s'agit de faire en sorte que celui-ci intervienne comme une personne supplémentaire à la table : en déclinant son identité, en explicitant sa position. Présenter la connaissance qu'on introduit dans la discussion, c'est une façon d'éviter l'adhésion (ou la répulsion) immédiate, de la faire intervenir en la situant à distance de soi-même. En somme, quand on apporte une référence autorisée, on convoque quelqu'un à la table, qui mérite la même considération - et les mêmes exigences - que les participants en chair et en os, et c'est à l'animateur de veiller à ce que ces principes soient respectés. En somme, lorsqu'on apporte un élément doté de l'autorité de la science, il faut éviter le risque de la vénération et du dogmatisme. Il est bon de rappeler à cet égard que, dans l'exercice vivant et physique qu'est l'atelier de philosophie, la posture de l'animateur est déterminante : par des remarques ("je me demande si...", "je ne sais pas..."), par son attitude non-verbale (sourcils froncés, regard vers le haut), ses intonations, ses gestes, il peut inviter le groupe à poursuivre la recherche. Le questionnement, en philosophie pratique, est aussi dans le corps et la conduite de l'animateur.
La convocation doit déranger, c'est son intérêt philosophique : déranger les représentations, relancer un questionnement, au risque d'être elle-même dérangée. C'est finalement la même complexité qu'avec des participants vivants, qui viennent déranger par leur parole au risque d'être eux-mêmes dérangés.
L'imprégnation
Être dérangé, c'est aussi se laisser transformer par la fréquentation. La lecture assidue d'un auteur ou d'un courant de pensée, la pratique durable d'une discipline transforme notre manière de penser et d'agir. Frédéric Lordon, par exemple, ne convoque pas Spinoza dans sa première formation d'économiste, il philosophe avec Spinoza et il construit un problème d'économie avec Spinoza. Qu'ils soient repris dans une forme rationalisée ou non, les rapports d'imprégnation mutuels entre philosophie et sciences sociales, dans la pensée de celui où elles confluent, induisent des transformations profondes. Un philosophe qui fréquente la psychanalyse ne philosophe pas comme celui qui fréquente la psychologie comportementaliste.
Conclusion
Finalement, on pourrait envisager la piste suivante. L'atelier de pratique philosophique peut se saisir de tout type de sujet parce que ce qui rendra spécifique l'approche philosophique par rapport à l'approche scientifique, c'est le traitement philosophique des problèmes et non l'objet du questionnement. On pourrait même dire la production de problèmes, le questionnement des normes, de système de légitimation, la recherche des conditions de possibilité. Pour une question comme "Comment bien vieillir ?", il y une approche historique, démographique, sociologique, psychologique, médicale, etc. On peut difficilement faire l'impasse sur le fait qu'on ne vieillit pas de la même façon aujourd'hui qu'avant, que vieillir ne signifie pas la même chose selon la place qu'on occupe dans la société... Mais aucun apport scientifique ne nous dit comment bien vieillir.
L'enjeu sera alors de savoir comment et quand convoquer le savoir scientifique pour savoir de quoi on parle tout en posant une réflexion philosophique d'élargissement et de relance du questionnement sans jamais le tarir.
En tout état de cause, convoquer, solliciter une référence doit éviter la clôture de la discussion philosophique, tant au sens où la clôture est définie comme ce qui referme, que comme ce qui met une frontière. L'apport de la référence doit aider à poser des questions, à problématiser. Ce n'est qu'à cette condition que l'apport est significatif. Philosopher, c'est dire : "En quoi est-ce un problème ?". L'apport scientifique est alors envisagé tant comme ce qui permet d'éclairer un problème sous certains angles, que comme ce qui permet à la discussion, par la perturbation qu'il y provoque, de continuer à construire le problème.
On retrouverait ici peut-être un peu de la couronne perdue. Car il pourrait y avoir deux manières de déranger propres à la philosophie. Celle qui consiste à ordonner autrement, bousculer, questionner : la fonction problématisante. Et celle qui permet d'ouvrir une autre piste, de décloisonner, de sortir du morcellement disciplinaire : la philosophie est alors vécue comme pensée complexe, comme la discipline qui tisse des liens entre les autres.
() C'est une question plus théorique et moins directement liée à la pratique de l'atelier de philosophie. Elle ne fut qu'ébauchée lors des échanges.