Revue

Bénin : La philosophie pour enfants à l'école primaire : une nécessité pour l'éducation civique et morale

Introduction1

Les pratiques philosophiques, celles dont le but majeur est de prédisposer, de préparer, d'outiller et de conduire les enfants à philosopher, peuvent leur apporter des bienfaits énormes. Cette réalité s'impose non seulement aux enfants mais à tout homme. C'est pourquoi, nous nous accordons avec Barroux R.2pour dire que "la philosophie n'attend pas le nombre des années". Ce n'est pas l'âge qui procure la sagesse, ce n'est pas la vieillesse qui rend capable de juger.

C'est pourquoi, dans le cadre de notre thèse de doctorat en philosophie, nous avons choisi le thème intitulé : "La Philosophie Pour Enfants : une nécessité pour l'éducation civique et morale". Avant de choisir ce thème pour notre thèse, notre intérêt pour l'engagement éthique et civique en éducation était clairement affiché.

Cinq préoccupations sont visées :

  • l'objectif ;
  • des clarifications conceptuelles ;
  • l'importance et les enjeux de la philosophie à l'école primaire ;
  • les liens entre la Philosophie Pour Enfants (PPE) et l'éducation civique et morale ;
  • les raisons du choix du conte pour la pratique de la PPE.

I) Objectif poursuivi

L'objectif général est de montrer que la Philosophie Pour Enfants (PPE) en cours du primaire étant pratiqué dans de nombreux pays du monde, il convient d'attirer l'attention des décideurs africains en général et béninois en particulier sur la nécessité de pratiques philosophiques dans l'enseignement primaire. Notre souci majeur est de partir des expériences des nations qui les pratiquent, en vue de les adapter au continent africain, afin de préparer les jeunes enfants à être plus critiques et à rechercher constamment le pourquoi et le comment des phénomènes.

Ce travail, axé sur l'éducation civique et morale, s'intéresse à la réflexion pédagogique et éducative qu'offre l'enseignement de la philosophie dans les établissements primaires. Il permet de fonder d'une part le cadre conceptuel et pédagogique de sa réalisation en partant des contes béninois et africains, et d'autre part la formation des formateurs qui pourraient se charger de sa réalisation concrète dans les écoles. Enfin, nous souhaiterions éviter l'improvisation dans les pays africains, en examinant par avance les conditions pédagogiques, théoriques et pratiques de l'enseignement de la philosophie au cours primaire, en vue d'un éventuel engagement du continent africain.

II) Clarifications conceptuelles

Dans le souci de faciliter la compréhension et l'interprétation du présent document à nos potentiels lecteurs, nous avons jugé opportun de procéder à la clarification de quelques concepts.

1- Apprendre à philosopher

Selon Matthew Lipman, philosophe américain, la pratique du "philosopher" à l'école pourrait être définie comme "une analytique de la croyance", c'est-à-dire une réflexion individuelle sur les croyances de chacun, qui permet à la fois une prise de conscience, une explication et un approfondissement. De manière plus précise, l'apprentissage du "philosopher" met en jeu selon Michel Tozzi la construction de compétences intellectuelles en relation avec trois processus de pensée3 :

  • la problématisation : c'est la dimension qui amène les enfants à se poser des questions. Ils sont conduits à parler d'eux, non de manière anecdotique et égocentrique, mais avec une volonté de s'affirmer en tant qu'êtres pensants. Problématiser c'est douter, s'interroger sur des présupposés ;
  • la conceptualisation, qui caractérise le passage du concret à la phase d'abstraction et de la pensée symbolique, qui correspond à la précision des notions abordées ainsi qu'à "l'identification d'un sens commun".
  • l'argumentation consiste à prendre position, à développer un point de vue, répondre à des objections, à s'interroger sur les attitudes, comportements ou démarches susceptibles de favoriser en autrui un changement.

L'apprentissage du "philosopher" peut permettre à l'enfant de passer d'un "sujet supposé savoir" à un "sujet sachant douter" (M. Tozzi).

2- Philosophie Pour Enfants (PPE) : Essai de définition

Pour O. Brenifier4, la philosophie peut être enseignée aux enfants quel que soit leur âge et leur niveau de connaissance. L'objectif n'est pas d'enseigner l'histoire des idées, les différents auteurs, les écoles de pensées et les principaux concepts, mais de mettre en place une autre conception de la philosophie, qui est d'apprendre à comment penser et comment vivre. Des philosophes tels que Socrate, qui questionnaient les citoyens, sont les modèles de cette forme d'enseignement. La philosophie pour enfants n'a pas pour objectif de transmettre un savoir philosophique ; elle tente de développer la pensée critique chez les enfants. Son objectif est alors de montrer aux enfants que l'on peut discuter à propos de n'importe quel concept ; et le jeu permet de se lancer dans des discussions philosophiques.

Quelle est alors leur importance ?

III) Importance et enjeux de la philosophie à l'école primaire

1- Justification de la philosophie à l'Ecole primaire

L'éducation est un processus qui élève l'individu vers un mieux-être individuel et collectif. Or, au lieu de répondre à ses fins propres d'éveil de la conscience et d'enrichissement de la personne, il arrive souvent que l'école uniformise et hiérarchise les apprenants. L'esprit critique, la créativité et le raisonnement logique y sont alors sous-développés, de même que l'autonomie intellectuelle et comportementale. En ayant pour but de préserver la singularité de chacun en leur donnant confiance en leurs "manières de penser" individuelles, la philosophie pour enfants permet de pallier ces manques. La philosophie pour enfants sous-tend des valeurs telles que l'autonomie, la dignité par la pensée, la compréhension du monde et l'importance des liens à tisser entre soi et les autres, soi et le monde. En bref, la philosophie sert surtout à renforcer l'humanité qui est en nous et, à l'heure actuelle, c'est une mission qui semble revêtir beaucoup d'importance et être indispensable pour devenir citoyens du monde. Ainsi, les apports de la philosophie pour enfants sont multiples et visent une intervention globale sur les élèves.

Il s'agit, entre autres :

a. D'une initiation à la vie démocratique

Il s'agit d'inciter les enfants à devenir des citoyens actifs en développant leur goût pour les questions d'ordre général plutôt que de les laisser s'enfermer dans une certaine forme d'égoïsme ou de repli sur soi. En effet, en leur donnant le droit à la parole, le droit de s'exprimer sur des thèmes très généraux de la vie quotidienne, les enfants vont progressivement prendre conscience du rôle qu'ils ont à jouer, au sein de l'école tout d'abord, puis à une échelle plus grande, au sein de la société ;

b. De penser

Par le biais de la philosophie avec les enfants, il s'agit de montrer aux élèves qu'ils sont capables de penser, qu'ils sont tous à même de mener une réflexion cohérente et d'en exprimer les résultats ;

c. D'une meilleure image de soi

En leur demandant de penser de façon autonome et de faire partager les fruits de cette pensée, cela renforce chez chacun des élèves l'estime de soi. De plus, chacun est libre de s'exprimer ou non, et la parole de tous est considérée comme importante ;

d. D'apprendre à s'exprimer

Il s'agit de créer un lieu de parole authentique. Dans l'optique d'une meilleure maîtrise du langage, il est important de multiplier les occasions de parler. De plus, une parole claire et structurée est la première compétence à acquérir pour apprendre à lire et à écrire. Raison supplémentaire pour faire participer les plus jeunes à la philosophie ;

e. De travailler ensemble

La socialisation des élèves ne peut qu'être affinée parce que, au travers de la philosophie avec les enfants, va se créer une communauté de co-penseurs. La classe est beaucoup plus collaborative en confrontant des pensées individuelles. De plus, la philosophie avec les enfants, ne faisant pas l'objet d'évaluations notées, permet à des élèves bloqués par des enjeux de réussite / d'échec de coopérer avec les autres ;

f. D'améliorer le climat de la classe

La philosophie avec les enfants peut également avoir des effets positifs sur la classe : cela fluidifie les relations sociales, les rend plus simples, plus ouvertes et cela rend les enfants plus aptes à traiter les conflits par la médiation du langage.

Quels pourraient être par ailleurs l'apport de la philosophie à l'école primaire ?

2- L'apport de la philosophie à l'école primaire

Les séances de philosophie pour enfants favorisent l'apprentissage des activités langagières à l'école en s'appuyant sur différents supports (littérature de jeunesse, mythes, questions de la classe et contes). Elles créent un espace de parole pour comprendre et se faire comprendre. Elles permettent d'argumenter, de définir, de poser une problématique, de dépasser l'exemple sur des bases culturelles et d'organiser un débat d'interprétation en amenant tous les élèves à prendre la parole.

3- Impact d'une discussion philosophique chez les élèves

Les pratiques philosophiques permettent de percevoir des évolutions tangibles après quelques séances. Les élèves sont particulièrement attentifs et sérieux. Des enfants qui ne s'exprimaient pas ou très peu dans le contexte habituel de la classe osent prendre la parole. D'autres, habituellement très impulsifs et leaders dans leur prise de parole au point de perturber régulièrement le travail de la classe, font d'énormes efforts pour respecter les règles. Leur donner la possibilité de réfléchir à des questions essentielles qui concernent l'ensemble des êtres humains est particulièrement valorisant, et provoque chez la plupart d'entre eux un engagement véritable dans le débat. C'est un espace différent posé à l'intérieur de l'école. Les élèves en difficulté ont, eux aussi, leur chance sur un fond d'égalité ; ils sont solidaires pour réfléchir ensemble et construire leurs pensées. Il en ressort que cette pratique développe des compétences linguistiques et des valeurs démocratiques.

Par ailleurs, la PPE est axée sur une conception socioconstructiviste. Dans ce cas, l'enseignant a le rôle d'aider les élèves à construire leur savoir, de permettre le développement de leurs compétences intellectuelles, et ce sont les élèves qui doivent en être les acteurs principaux. Par cette pratique, l'enseignant tient compte des représentations, des réflexions des élèves et part de leurs représentations pour mettre en place des situations d'apprentissage. Les véritables situations d'apprentissage sont celles qui placent les élèves devant un problème, un questionnement. L'objectif étant de résoudre ce problème, d'essayer de le résoudre avec les seuls moyens dont disposent les élèves, leur savoir et leur réflexion. Les élèves deviennent donc acteurs. Par des travaux en groupes, ils recherchent, confrontent leurs opinions, creusent vers de nouveaux horizons, s'enrichissent pour se construire leur apprentissage. Ils co-construisent, se construisent, et se développent à travers les apports des autres. L'école se veut ainsi un lieu de "confrontation des idées et des découvertes à la recherche de la connaissance"..

La démarche scientifique a très bien compris ce phénomène, c'est pourquoi elle prône le questionnement, la mise en recherche, la confrontation avec les pairs... Les questions philosophiques raisonnent en eux comme "défi", défi de trouver des éléments de réponse au problème soulevé, ce qui fait place à une grande motivation. D'un autre côté, les pratiques philosophiques à l'école primaire favorisent le positionnement social dans l'interaction, c'est-à-dire vers une meilleure coopération, une meilleure socialisation. Ainsi, par le biais de la discussion à visée philosophique, se mettent en place des situations de conflits sociocognitifs, c'est-à-dire de confrontations de points de vue et de représentations entre les sujets. Les conflits cognitifs sont intérieurs mais engendrés grâce aux autres, ce qui enrichit et évite de se cantonner à ses propres représentations. Son point de vue peut être élargi ou modifié par les propos des autres. Construire du sens avec autrui, chercher ensemble rend la tâche beaucoup plus accessible. Chacun apporte sa pierre à l'édifice, les élèves se confrontent sans s'affronter, donc se socialisent.

L'un des enjeux majeurs des pratiques philosophiques au cours primaire est sans nul doute le statut de l'erreur. Nous savons tous que l'erreur doit être vue de manière positive. On doit s'autoriser les erreurs, elles sont normales et nécessaires dans une démarche d'apprentissage. Souvent, l'élève la conçoit de manière "tragique" et cela le décourage. Les programmes de l'école primaire soulignent l'importance d'une dédramatisation de l'erreur. Même si combattre cette mauvaise représentation de l'erreur chez les élèves se doit être un combat de tous les jours, la discussion philosophique a le mérite de ne pas le paralyser : toutes les vérités sont bonnes à dire, les solutions peuvent être multiples.

Les discussions philosophiques développent enfin l'apprentissage de la réflexivité, et par là une construction identitaire du sujet. Les enfants comprennent que le questionnement est important, que l'école prend le temps de réfléchir. En effet, le rôle de l'école n'est pas de stopper le questionnement de l'enfant, mais au contraire de l'inviter à poser à lui-même et aux autres le plus de questions possibles, de le mettre en position de chercheur et non de buveur de paroles. Cet apprentissage est au service de tous les domaines, car chercher c'est aussi avancer, grandir, se construire. Pour pouvoir changer les choses, et ne surtout pas les subir, il faut pouvoir les penser.

Une fois, la question des enjeux de la philosophie à l'école primaire évoquée, quels liens peut-on établir entre la philosophie pour enfants et l'éducation civique et morale ?

IV) Liens entre la philosophie pour enfants et l'éducation civique et morale

L'apprentissage du philosopher permet aux enfants d'apprendre à construire et à jouir de leur liberté. Il instaure et promeut une éducation à la citoyenneté. Apprendre aux enfants à philosopher, c'est leur faire contracter l'habitude de rencontrer des avis différents du leur. On se souvient que Montaigne voulait "frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui5" dès le plus jeune âge, leur apprendre à "composer" avec ces avis différents du leur, soit qu'ils s'enrichissent de ces différences, soit qu'ils reconnaissent la légitimité de leur existence, sans pour autant les adopter. En effet, il s'agit là de l'origine intellectuelle de la tolérance, qui n'implique pas que l'on change d'avis dès qu'un avis différent du nôtre se présente ou que l'on s'efforce à tout prix de l'intégrer au nôtre. La consistance de cette tolérance réside dans la seule reconnaissance de la légitimité de l'existence d'un autre avis que la nôtre : bien que l'on n'y adhère pas, on accepte qu'un tel avis puisse être maintenu, tout simplement parce qu'on reconnaît que l'on n'a pas le monopole de la vérité.

Comme M. Conche (2002) l'explique dans son ouvrage Montaigne ou la conscience heureuse, l'auteur des Essais désire la "paix autour de soi, celle de la cité" (Conche, p. 11). Ainsi Montaigne s'interroge sur les conditions de cette paix : "Quelles sont donc les conditions de la paix ? C'est ce qu'il faut demander, ce que Montaigne demande à la morale et à la politique [...]. Quelle est la condition de la tranquillité civile ?" (Conche, p. 11).

Or, à cette question, Montaigne répond la tolérance : "Non parce que Socrates l'a dict, mais parce qu'en vérité c'est mon humeur, et à l'aventure non sans quelque excez, j'estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonois comme un François, proposant cette liaison nationale à l'universelle et commune" (Montaigne, 1979 b, p.186). Pour lui, cette tolérance est naturelle, dans le sens où il n'a pas à se contraindre pour manifester son acceptation de la différence. Cependant, cette tolérance peut devenir le naturel de chacun, puisqu'elle est le fruit d'une éducation philosophique et de réflexions qui révèlent son fondement rationnel. Tolérance qui incite non à aimer et accueillir son prochain, mais tout du moins à respecter ses libertés individuelles. Une différence respectueuse suffira donc à la paix civile.

Pourquoi cette tolérance est-elle indispensable à la paix civile ? Parce que Montaigne observe que l'humaine condition se caractérise par la différence. Si donc les citoyens ne savent pas vivre dans le désaccord et la différence, s'ensuivront des guerres interminables.

Confronter l'enfant à la diversité des cultures est l'un des moyens privilégiés pour développer un certain relativisme chez l'enfant, parce que cette diversité de culture devient matière à philosopher. Et à juste titre que Montaigne disait : "Le voyager me semble un exercice profitable. L'âme y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneuës et nouvelles, et je ne sçache point meilleure escolle, comme j'ay dict souvent, à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si perpétuelle variété de formes de nostres nature" (Montaigne, 1979 b, P. 187).

Tout comme le philosopher, le voyager apprend aux enfants à constater les différences culturelles irréductibles entre les hommes et à vivre avec ses différences. Néanmoins, cette expérience culturelle ne peut faire l'économie d'une réflexion sur celle-ci. Le but de cette réflexion étant de faire prendre conscience de la richesse et de l'opportunité que représente une différence plutôt que de vouloir modeler le monde et les autres à son image.

Ainsi le voyager, pour sa part expérimentale, et le philosopher, pour sa part réflexive, serait une sorte de remède contre toute appréhension, de fait culturelle, du désaccord. En effet, comme le remarque Brenifier (2007), dans notre culture, le désaccord est associé au déplaisir. Quelles sont maintenant les motivations profondes du choix du conte pour la pratique de la PPE ?

V) Les raisons du conte pour la pratique de la PPE

Il est important de souligner les raisons qui ont motivé le recours aux contes comme un bon support pour amener les enfants à philosopher. En effet, au cours des siècles, en Afrique, des Socrates, aujourd'hui oubliés ont sûrement disserté sur le sens de la vie, sur le bien et le mal, sur la justice, sur la place de l'homme dans la nature. Comme l'Athénien, ils ont réfléchi à voix haute sur la place du marché, devant une foule mi-conquise, mi-sceptique. Ils ont affronté des contradicteurs à l'ombre de grands arbres. Peut-être aussi comme le philosophe grec, ont-ils payé de leur vie les idées qu'ils défendaient face aux puissants de leur temps. Faute de Platon africain, leur enseignement n'est pas couché dans les pages de nos livres.

Pourtant, il n'est pas perdu. Il faut sans doute en chercher les traces dans les contes que les générations se sont transmis au cours des âges, des histoires accessibles au commun des mortels, toujours empreintes d'une morale et d'une philosophie, des histoires créées par des hommes et enrichies par d'autres hommes au fil des siècles. Ce sont ces mémoires que nous avons voulu utiliser comme supports pour rendre plus aisées les pratiques philosophiques dans nos écoles modernes.

Il s'agit plus précisément du conte, qui est un récit imaginaire ou réel mettant en scène des personnes et des évènements très schématisés, réduits à leur signification symbolique. Il est une activité d'expression orale qui éduque les enfants ; il véhicule les règles de la vie, des modes de comportement, une morale sociale. C'est d'ailleurs pourquoi l'écrivain sénégalais Amadou Hampaté Bâ a écrit : "Pour sauver des connaissances et les faire voyager à travers le temps, disent les vieux bambaras, confiez-les aux enfants". Ou pour être plus simple, sous quelle forme confier la connaissance à faire voyager à travers le temps aux enfants? A cette question, les anciens ont répondu : par le conte. Il serait préférable de tout confier au conte. Seul le conte rapproche l'enfant de son environnement. L'enfant assimile facilement le conte à travers l'histoire de son pays, de sa région, de son continent. Il y développe aussi des facilités d'expression. Quand les mathématiques, la physique, les sciences de la vie et de la terre et toutes les autres matières seront livrées à travers les contes, tous les apprenants réussiront. En outre, les programmes d'enseignement et d'éducation, à travers toutes les réformes qu'a connues notre système éducatif au Bénin, se sont toujours préoccupés de la place de choix qu'il convient d'accorder aux valeurs culturelles du terroir en vue d'un meilleur enracinement de l'enfant dans son milieu social. Les études faites des instructions officielles qui accompagnent les programmes ont mis en exergue depuis fort longtemps ce souci de faire de l'école un centre promoteur du développement de nos patrimoines culturels. En effet, à travers certains champs de formation tels que l'Education Artistique et l'Education Sociale qui se fondent entre autres sur l'histoire, les langues, la morale, le civisme, les us et coutumes de chez nous, cette préoccupation est bien lisible, avec la présence à l'emploi du temps de plusieurs variantes de ce potentiel culturel. Le conte fait partie intégrante de cette richesse comme facteur de formation et d'éducation de l'enfant. Donc, partir des contes pour conduire des pratiques philosophiques ne constitue pas dans son entièreté de nouvelles charges aux enseignants du Primaire. L'enseignement / apprentissage / évaluation du conte est prescrit déjà par le législateur, parce qu'il est un merveilleux instrument de formation intellectuelle de l'enfant, en ce sens qu'il développe sa mémoire, son attention, son esprit d'analyse et de synthèse.

Il est donc porteur d'un enseignement moral, philosophique et spirituel. C'est un roman en miniature pour l'enfant et la nourriture spirituelle de son imagination. Il présente généralement un monde imaginaire où tous les règnes se côtoient : le minéral, l'animal, le végétal, et reflète quelquefois la réalité. C'est le miroir dans lequel une société peut s'observer à la fois telle qu'elle est réellement où telle qu'elle se souhaite à travers des héros idéalisés.

Autrement dit, les contes ont d'une part une portée philosophique en ce sens qu'ils sont souvent organisés en contenu très riche touchant à la fois à plusieurs disciplines : la langue, le langage, le chant, la zoologie, la morale, le civisme etc. Ils jouent un rôle moralisateur. Ils montrent d'ordinaire à l'enfant et à l'adulte comment le mal est puni et le bien récompensé. A travers l'exaltation des vertus et des comportements condamnés, ils véhiculent des valeurs essentielles morales (vérité, sincérité, loyauté, probité intellectuelle, amour, beauté...). Ils portent en eux une force émotionnelle ou philosophique puissante, même s'ils sont conçus pour distraire comme pour édifier. Ils forgent le discernement et enracinent dans la culture. C'est un puissant moyen d'instruction et de socialisation.

Enfin, le conte a une portée éducative. Il joue un rôle éminemment formateur. En effet, c'est un puissant moyen pour préparer l'intégration au milieu et à la vie selon les règles de la communauté. Il transmet des valeurs et assure l'intégration sociale, le renforcement des relations interpersonnelles, bref la cohésion sociale. Il a un impact sur la formation intellectuelle, affective, morale et sociale. Loin d'être un simple divertissement, il contribue au développement de la mémoire, de l'attention soutenue, du raisonnement logique, de l'imagination, de l'esprit de discernement et suscite la curiosité intellectuelle. Il contribue au développement de la sensibilité, de la bravoure et de la volonté, de par les images et les émotions exprimées, les récits des héros à travers la lutte, le courage et la détermination. Il développe les valeurs de paix, de tolérance, d'amitié et de solidarité à partager avec l'entourage, l'imagination, le goût, la structuration du temps et de l'espace. Les aptitudes à la compréhension orale sont exercées de même que l'ordre et la chronologie.

Au terme de notre développement, il s'impose à nous la vérité de reconnaître le conte comme un bon support pour philosopher parce que d'abord, il est un outil qui permet l'adaptation de l'enseignement à l'environnement de l'apprenant ; ensuite, il est beaucoup plus accessible à l'enfant ; et enfin, le conte bien enseigné redimensionnera la vie pour redonner un souffle nouveau, dans ce monde globalisé, à des cultures en voie de disparition. Par ailleurs, dans le souci d'alléger la tâche aux enseignants qui ne sont forcément pas des philosophes, nous avons jugé bon d'occuper le temps alloué à l'enseignement/apprentissage du conte à l'école primaire pour préparer les enfants à s'adonner aux pratiques philosophiques. C'est pourquoi, nous avons élaboré des fiches et proposé des textes portant sur les contes que nous mettons à la disposition des enseignants voulant réaliser des discussions à visée philosophique.

Une fois, tout ce tableau brossé, quelle conclusion pouvons-nous proposer ?

Conclusion

Cet article nous a amené à comprendre pourquoi il est important d'apprendre la réflexion philosophique aux enfants dès le plus jeune âge, et pourquoi il faut lui donner une telle importance.

D'une part, c'est pour qu'ils acquièrent une liberté de penser. Pour espérer former des individus capables de penser par eux-mêmes, libérés de toute emprise, qu'elle soit culturelle ou religieuse, il faut exercer régulièrement ces enfants à la réflexion critique.

D'autre part, pour les éduquer à la citoyenneté. Il nous semble en effet que cette éducation à la citoyenneté est le véritable but de cet apprentissage du philosopher car il attache de l'importance au "savoir vivre ensemble". Vivre ensemble nécessite un apprentissage ou plus exactement une éducation parce que ce "savoir vivre ensemble" ne relève pas uniquement d'habitudes comportementales, mais aussi de convictions profondes sur les conditions d'acceptation de la différence. Dans la perspective de Montaigne, ce n'est que parce qu'ils auront appris à réfléchir et à apprécier la légitimité d'autre point de vue que le leur que ces enfants pourront un jour devenir des citoyens dignes de ce nom, c'est-à-dire des individus à la fois critiques et tolérants, qui s'interrogent sur leurs devoirs de citoyen, bref, qui s'interrogent sur la qualité éthique de leurs actions.

Enfin, il nous semble que l'apprentissage du philosopher à l'école primaire, quel que soit le cadre pédagogique dans lequel il s'inscrit, permet de développer les capacités de raisonnement et de réflexion des élèves, indispensables à leur réussite scolaire, tout en développant leurs qualités humaines, qualités qui leur permettent d'accroître leur patrimoine de connaissances.

Aujourd'hui, il est très important de reconnaître que, malgré les obstacles, la philosophie peut s'enseigner au primaire. Il va falloir que les décideurs, les concepteurs, les universitaires des pays tiers-mondistes comme le nôtre s'y penchent sérieusement et sans passion, en vue d'une préparation rationnelle et contextuelle, dans le seul souci de minimiser les risques, les dérapages et les bégaiements engendrés par un engagement éventuel et précipité caractérisant les nations moins avancées en matière de mimétisme. En ce qui concerne notre pays, nous souhaiterions que les décideurs mettent sur pied une équipe autonome, composée de philosophes, de sociologues, de psychologues, d'enseignants compétents et d'autres cadres, afin d'élaborer les curricula et autres documents permettant la mise en oeuvre aisée de la philosophie pour enfants. De même, toute politisation du dossier est à éviter. Des écoles seront sélectionnées dans tous les départements du pays pour une expérimentation rigoureuse. Dans le souci de ne pas tomber dans les mêmes erreurs du passé, une évaluation rationnelle doit être mise en place. Par ailleurs, les enseignants doivent être formés. Le matériel adéquat sera produit compte tenu de nos réalités socioculturelles. C'est d'ailleurs, le bien fondé de ce thème qui apparaît à première vue audacieux et irréalisable. L'Afrique et les autres pays moins avancés doivent prendre conscience pour ne pas toujours être vus comme des consommateurs passifs des oeuvres occidentales. La Philosophie Pour Enfants peut être adaptée à tout système éducatif. La réalisation d'un si noble objectif nécessite sans nul doute, dans le contexte béninois, la formation des enseignants. Mais qui sont ces enseignants d'une classe de philosophie ? Il s'agit des maîtres d'écoles, qui n'ont pas reçu une formation en philosophie. Mais comment faire pour qu'ils puissent faciliter un dialogue entre les enfants et eux-mêmes ? Nous proposons la rédaction d'un programme de formation de philosophie pour enfants qui prévoit l'immersion dans la pratique de la philosophie à travers des séminaires intensifs et la supervision à l'école par des personnes de formation philosophique. Toutefois, dans le souci d'être plus pratique et de minimiser le coût d'une éventuelle formation, nous avons cru devoir élaborer des fiches pédagogiques à travers les textes de contes béninois et africains, afin de permettre aux enseignants expérimentateurs de pouvoir s'essayer pendant les heures accordées à l'enseignement/apprentissage/évaluation du conte. Ces fiches sont élaborées par rapport aux démarches pédagogiques connues par la plupart des enseignants car aujourd'hui, ils disposent tous d'une formation initiale. Voilà le raccourci que nous proposons pour asseoir progressivement les ateliers de discussions philosophiques dans notre pays. L'essentiel, c'est d'oser commencer. Il y aura certes des pesanteurs psychoculturelles et d'autres difficultés inhérentes à toute entreprise humaine, mais nous devons persévérer. Puisse cette réflexion faire avancer la cause de la philosophie pour enfants dans notre pays. Ainsi se présente notre modeste contribution apportée à cette question d'actualité. Elle n'est qu'une approche en un temps donné, avec les éléments d'appréciation actuellement en notre possession. Nous serons comblés si ce travail suscite d'autres recherches approfondies qui apporteraient une amélioration sensible à notre question de recherche.


(1) En 2014, une recherche a été réalisée à l'Université d'Abomey-Calavi sur le thème "La philosophie pour enfants à l'école primaire : une nécessité pour l'éducation civique et morale", dans le cadre de la thèse de doctorat de Ahouandjinou Zéphirin. Les promoteurs sont Paulin Huonsounon-Tolin, Maître de Conférences en philosophie à l'Université d'Abomey-Calavi et Michel TOZZI, Professeur émérite en sciences de l'éducation, Didacticien de la Philosophie, Université Paul Valéry de Montpellier.

(2) Barroux. R, "La philosophie n'attend pas le nombre des années", in Le Monde de l'éducation, 2001

(3) Tozzi Michel, Penser par soi-même, Chronique Sociale, 1995.

(4) O. Brenifier est docteur en philosophie. Il est l'auteur de nombreux ouvrages de philosophie pour enfants, dont la collection "Philozenfants" (Nathan). Fondateur de l'Institut de Pratiques Philosophiques, il anime ateliers et séminaires pour enseignants en France et dans de nombreux pays.

(5) Montaigne. M, Essais, Livre 1. Paris : G.F. Flammarion, 1969, P. 200.

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