Préambule
Je vais vous présenter ici les étapes d'un exercice d'écoute destiné à la formation des animateurs, ainsi que l'indique le module dans lequel il prenait place à l'Unesco, à savoir l'atelier "Philoformation" coordonné par N. Frieden et Véronique Delille.
C'est dans cette position-là que les participants doivent se projeter ; ils ne sont donc pas là comme discutants, mais pour mesurer leur capacité d'écoute et tenter de percevoir les obstacles sur lesquels ils buttent et qui les conduisent à n'entendre qu'une partie de ce qui est dit ou à le déformer. C'est donc l'écoute elle-même qui compte, et non le contenu de ce qui est écouté. Il est à noter que si ce cadrage n'est pas fait, pas clair ou pas entendu, les participants peuvent se sentir désorientés ou déçus, puisque l'exercice conduira à négliger le contenu au bénéfice du travail sur l'écoute.
Ce fut d'ailleurs le cas dans l'exercice testé à l'Unesco pour quelques participants, qui malgré la présentation de l'exercice et de ses enjeux, souhaitaient discuter philosophiquement et sont ainsi restés attachés au thème débattu, sans répondre aux demandes d'analyse de l'écoute qui structuraient l'exercice. C'est un déplacement difficile, qui est pour certains comme un deuil, tandis qu'il est pour d'autres le moteur d'un plaisir de découvrir les rouages de leur propre machinerie intellectuelle.
Quel peut être l'enjeu d'un travail sur l'écoute en formation ?
L'animateur d'une discussion philosophique doit toujours être d'une certaine façon le miroir de ce qui se dit pour amener le groupe à creuser, problématiser, lier entre eux les avis exprimés, etc. L'écoute est une condition du travail qu'il va produire pour diriger la discussion. Mais que reflète le miroir ? Quels choix l'animateur opère-t-il, consciemment ou inconsciemment ? Ces choix sont-ils réduits par le fait qu'il n'entend pas tout et que son écoute est immédiatement sélective ? Dans ce cas, l'animateur est-il conscient de la façon dont il trie immédiatement l'information qu'il reçoit, de ce qu'il a tendance à privilégier et de ce qu'il néglige ?
Il nous a paru utile à PhiloCité1 d'évaluer la pertinence de ces choix guidés par l'écoute dans un exercice spécifique qui étire sur 20 minutes à des fins d'analyse ce qui en animation ne dure que l'espace d'un instant fugace : ce tri rapide de l'animateur qui doit déterminer en une seconde comment il va traiter ce qui vient d'être dit par un participant.
L'exercice est conçu en deux parties, l'une privilégiant le diagnostic sur l'écoute et les choix d'animation qui en découlent et l'autre, sous forme d'un drill en sous-groupes pour exercer son écoute.
Avant toutefois de viser une certaine efficacité (comment écouter mieux), l'enjeu de ce travail est aussi profondément éthique et politique. Car travailler l'écoute, c'est considérer qu'elle n'est pas juste une conditionnécessaire pour animer une discussion philosophique - et tant pis pour les animateurs qui ont des difficultés à écouter, qui trient prématurément peut-être ou excessivement et ne retiennent que peu de choses de ce qui est dit : qu'ils fassent autre chose ! L'exercice d'écoute fait déjà passer une considération éthique : on peut s'exercer à écouter ; écouter peut (doit même) s'apprendre. Ce n'est pas une condition a priorimais l'objet d'un travail de formation. Postuler qu'il y a des conditions premières sur lesquelles repose une activité mais qu'elle ne travaille pas est effectivement un peu facile et résolument non démocratique : c'est laisser chacun à ses aptitudes naturelles ou à ses habitus de classe.
Nous cherchons ici à renouer finalement avec ce motif éthique qui nous semble être à la source même du travail des ateliers de philosophie sur les opérations de la pensée. On pourrait considérer que tels élèves, issus de classes sociales peu favorisées culturellement, sont mal faits pour les disciplines scolaires (issues d'une autre culture de classe) et pour la philosophie, parce qu'ils ont un vocabulaire et un bagage culturel inappropriés, parce qu'ils n'ont pas acquis par mimétisme ces petits réflexes intellectuels qui font toute la différence : annoncer ce qu'on fait, dire qu'on va donner un exemple, le donner, souligner la leçon qu'on en tire, mettre en opposition deux thèses de façon explicite plutôt qu'avoir le sentiment confus qu'on le fait. Se donner pour mission de travailler des habiletés de pensée, plutôt que de transmettre des contenus, est démocratique parce que c'est rendre explicite, conscient et objet d'un apprentissage, le maniement d'une série d'opérations intellectuelles que certains élèves maîtrisent grâce aux habitudes familiales, alors que d'autres, plus démunis devant des exigences le plus souvent implicites, voire même inconscientes, du maître d'école (ou du professeur d'université), échoueront.
Le message implicite que fait passer un exercice d'écoute, c'est aussi qu'on peut sortir des habitudes scolaires qui réduisent les enseignants à l'impuissance devant les difficultés de l'écoute parce qu'ils en restent le plus souvent à l'injonction : "Mais écoute donc !", en se privant d'un travail sur l'écoute et en laissant chacun par conséquent à ses habiletés "naturelles".
Il s'agit en somme de rester ici dans l'esprit éthique et politique des Nouvelles Pratiques Philosophiques : on ne postule pas certaines aptitudes, qui seraient la condition d'un réel travail philosophique, pas même chez les animateurs : on se donne pour mission de les exercer et de les affûter pour devenir un meilleur animateur, comme on tente en tant que participant d'un atelier de philo de devenir plus précis, plus rigoureux, d'argumenter plus solidement, d'observer plus finement, etc.Nous voyons donc les cycles de formation comme les cycles d'animation : comme les occasions d'une progression tablant d'abord sur la prise de conscience des obstacles à la pensée et à l'écoute, puis sur les effets possibles de cette conscience pour un développement de ses propres capacités à penser et écouter.
Reformulation
L'exercice repose sur la reformulation, qui permet de diagnostiquer l'écoute. Il faut cependant veiller à relier davantage la tâche complexe de reformulation à la mission d'écoute par une précision sur la façon de reformuler dans cet exercice.
Distinguons trois versions possibles de la reformulation en animation philosophique :
- On peut vouloir redire l'essentiel. C'est en quelque sorte la version lyophilisée, asséchée de la reformulation. L'enjeu dans une discussion philosophique est évident : garder un cap, un fil dans la discussion, grâce au travail de reformulation de l'animateur qui extrait de chaque avis sa substantifique moelle : l'hypothèse nouvelle, le concept clef, l'exemple et sa signification, l'argument, l'objection ou la question.
- On peut vouloir désaffecter un propos trop affecté, qui risque de ne plus permettre la réflexion. L'enjeu pour une discussion philosophique est tout aussi évident : pour pouvoir penser, nous avons besoin d'une certaine distance qui nous permette d'évaluer la pertinence d'un avis. Cette distance est nécessairement une distance par rapport à l'émotion : si vous vous sentez heurté, attaqué, insulté..., vous ne parviendrez pas à peser et évaluer l'idée. Si vous vous sentez "visé" par une objection, vous voudrez contre-attaquer et la discussion tournera à la polémique, en dehors de toute problématisation.
- On peut enfin vouloir dire de façon exhaustive,cultivant une vigilance à tout ce qui est dit comme aussi au non-verbal. C'est une façon de reformuler qu'on a peu de raison de privilégier en animation. Ses enjeux philosophiques sont moins évidents que ceux des deux autres types de reformulation. Michel Tozzi insiste par exemple sur le fait que le reformulateur travaille uniquement sur le dit, et pas sur le non-dit, et il propose lui-même très fréquemment en animation des reformulations des deux autres types. C'est pourtant cette version "all-in" que nous privilégions ici : il faut tenter de reformuler tout, être le plus complet qu'il nous est possible.
Quel pourrait être l'intérêt de rendre tout explicite ? C'est d'aller au bout de l'écoute (rendre compte de tout ce qui a été dit et non dit) de façon à mieux faire apparaître ce qu'on n'a pas entendu et les choix "minutes", inconscients, qui sont à la source de ce tri initial dans l'écoute, et qui surdéterminent pourtant parfois le cheminement de la pensée collective dans l'animation.
Le déroulement de l'exercice et les consignes
Première partie de l'exercice : 1 heure en grand groupe
Le déroulement de l'exercice est soigneusement présenté avant de commencer, en prenant soin de distinguer l'exposé des consignes de celui des enjeux de l'exercice. Il peut même être utile que le ton change, par exemple que le débit se fasse plus lent, précisément comme une façon d'alerter les participants pour qu'ils écoutent plus attentivement ; c'est un exercice qui peut être très compliqué, si on travaille l'écoute et que les consignes elles-mêmes n'ont pas été écoutées! Le déroulement est exposé avant d'entamer l'exercice de façon que, lors de celui-ci, les participants aient autant que possible conscience du cheminement du travail et des différentes étapes qui le composent.
1. On invite un volontaire à parler un peu longuement (1 à 2 minutes par exemple) sur un thème ou une question qu'on se donne en début d'exercice. C'est donc tout l'inverse ici d'un exercice de clarté et de concision : c'est l'occasion d'exposer son avis dans ses détours et nuances sans s'imposer une discipline de la parole, justifiée habituellement par le côté collectif de la discussion.
2. On invite un volontaire à reformuler le plus exhaustivement possible ce qui vient d'être dit, y compris en rendant explicite les hésitations ou le choix des mots par exemple, ou encore l'intonation et le non-verbal.
3. L'animateur mène ensuite l'exercice en questionnant :
Le reformulateur : Quelle image a-t-il de son propre travail ? Pense-t-il avoir manqué des éléments et pourquoi ?
Le groupe : Peut-il compléter la reformulation ou retirer ce qui lui semble sur-interpréter le discours initial ou y ajouter un élément initialement absent ? <BR/>
J'attire votre attention sur le fait que ce n'est pas le même enjeu de demander au groupe ou au formulateur initial si la reformulation initiale est correcte et complète : l'enjeu est davantage éthique et psychologique si c'est au formulateur que l'on s'adresse : a-t-il été compris, écouté ? C'est là une forme de valorisation de sa parole et l'on travaille alors moins sur l'écoute que sur le sentiment, qu'éprouve celui qu'on a reformulé, d'avoir été entendu ou pas. Demander au groupe de diagnostiquer la reformulation, c'est rester dans le travail sur l'écoute et tendre à objectiver davantage l'analyse. Le groupe est effectivement mieux placé pour écouter soigneusement la reformulation que celui qui a parlé : ce dernier est davantage dans l'affect d'une part, et, d'autre part, il est souvent très peu conscient de l'écart entre ce qu'il a pensé et ce qu'il a dit effectivement, comme de son non-verbal et de ses hésitations, parce qu'il "habite" sa propre pensée. Il sait mieux ce qu'il voulait dire que ce qu'il a dit et c'est à cette aune qu'il mesure la validité de la reformulation. Il est davantage dans l'intention que dans l'objectivité de ce qui a été dit et des façons dont cela l'a été. Le groupe sait par contre mieux déterminer (surtout collectivement) ce qui a effectivement été dit.
Après chaque nouvelle intervention pour compléter la reformulation ou souligner ce qu'elle a ajouté, l'animateur questionne les enjeux de ce qui a été ajouté ou retiré. Quels sont les choix d'animation nouveaux qu'ouvre le complément proposé à la reformulation initiale ? Quel est l'intérêt philosophique potentiel de ces éléments qui sont mis au jour progressivement par le travail collectif ? Ou, si on intervient plutôt pour souligner ce qui a été ajouté, déformé, accentué ou atténué : quelles sont les dérives possibles liées à une écoute qui avait sur- ou sous-interprété un élément : vers quelle piste pouvait-elle partir qui s'éloigne sensiblement du discours initial ?
La dernière étape consiste à tenter d'identifier les obstacles mentaux à l'écoute. Nous cherchons à comprendre mieux ce qui se passe dans un esprit, qui le rend plus ou moins capable d'écoute (nous ne sommes pas égaux devant l'écoute) et qui détermine le partage entre ce qu'il entend et ce qu'il n'entend pas. Un tour de table est proposé de diagnostic de sa propre écoute : qu'avais-je manqué de la formulation collective exhaustive du propos ? Pourquoi ? Ai-je une hypothèse sur ce qui a déterminé ou empêché mon écoute ?
Cette première phase dure 40 minutes. Si le groupe est composé d'une vingtaine de personnes, il est possible de travailler une formulation tout au plus dans ce laps de temps.
Les observateurs
Après 40 minutes du premier exercice, on laisse 20 minutes aux retours d'observation : chaque observateur présente d'abord sa mission et ensuite ses observations.
Notez que l'exercice est vraiment difficile : il demande une grande concentration pour écouter le mieux possible et la capacité de passer du niveau de l'écoute au niveau méta du diagnostic sur l'écoute. Il est donc intéressant de soigner la présentation des missions d'observations, en demandant à chaque observateur de redire ce qu'il a compris de cette mission et en lui proposant une fiche papier qui clarifie sa mission et soit pour lui un aide-mémoire.
Nous avons ici proposé que ces missions soient tenues secrètes : le groupe ne savait pas sur quoi il était observé, de façon à garder en tête ses propres missions, sans être perturbé par les autres dimensions qui allaient être observées ; nous avons donc pris à part cette petite équipe d'observateurs pour clarifier les consignes d'observation, pendant que l'autre partie du groupe disposait les chaises en cercle.
Nous avons donné cinq missions d'observation. Voici les cinq fiches distribuées :
FICHE OBSERVATION - EXERCICE D'ECOUTE NON-VERBAL |
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Observez le non-verbal des différents formulateurs et reformulateurs. Observez notamment le ton des diverses reformulations (pas seulement celle du premier reformulateur, mais aussi celles de tous les autres participants) et leurs effets. Y a-t-il un écart de ton ou d'intention entre la formulation initiale et la/les reformulation(s) ? |
FICHE OBSERVATION - EXERCICE D'ECOUTE VOCABULAIRE |
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Observez le vocabulaire des diverses reformulations (les premiers mots notamment : y a-t-il des précautions oratoires ou pas?) et les changements ou glissements de mots entre l'énonciation première et telle ou telle reformulation. Relevez enfin les mots de l'énoncé initial qui deviennent plus significatifs grâce à ces reformulations, et ceux qui ont été par contre oubliés, négligés. Cela a-t-il selon vous donné une orientation particulière à la reformulation ? Ou changé la "couleur" du contenu par l'emploi de mots à la force ou aux connotations différentes ? |
FICHE OBSERVATION - EXERCICE D'ECOUTE TRI IMPLICITE ET CHOIX D'ANIMATION |
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C'est un exercice de synthèse du discours "méta" de l'exercice qui vous est proposé ici, autour de la question du tri que celui qui écoute opère consciemment et inconsciemment. Voici quelques questions pour guider votre observation : Qu'est-ce que l'exercice a permis de mettre en lumière au sujet des tris qu'on opère quand on écoute ? Tentez de dégager les critères de tri (ce avec quoi je suis d'accord/ce avec quoi je ne suis pas d'accord par exemple ; ce que je juge essentiel/inessentiel, etc.) ? Quels sont les effets de ces tris sur les choix d'animation ? |
FICHE OBSERVATION - EXERCICE D'ECOUTE OBSTACLES A L'ECOUTE |
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Quels sont les obstacles mentaux à l'écoute ? Vous pouvez faire la synthèse de ceux qui auront été mis au jour dans l'exercice et y ajouter éventuellement vos hypothèses soigneusement fondées sur des éléments factuels des diverses reformulations proposées durant l'exercice. |
FICHE OBSERVATION - EXERCICE D'ECOUTE ETAPES |
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Vous êtes l'observateur des étapes essentielles de l'exercice. Votre rôle est de donner aux participants un protocole d'animation clair et concis, avec quelques questions clefs qui leur permettront d'animer à leur tour un exercice de travail sur l'écoute. |
Deuxième partie de l'exercice : 1h15 en sous-groupe de 5 à 8
Nous divisons le grand groupe en sous-groupes contenant au minimum : un formulateur ; un reformulateur ; un animateur ; une personne qui prend note du méta, un participant. Tout le monde doit passer par toutes les fonctions.
L'animateur dispose en principe des étapes principales de l'exercice précédent (grâce à l'observateur n° 5) pour animer cette deuxième partie de l'exercice, qui dure 10' par tour maximum et 1h15 au total ; il est également responsable du timing. À chaque tour, le formulateur s'exprime ; le reformulateur tente de reprendre de façon exhaustive ce qui a été dit ; le ou les autres complète(nt) la reformulation et l'analyse(nt) : quel tri a opéré le reformulateur, quelles conséquences ce tri a-t-il dans ses choix d'animation ? Quels obstacles à l'écoute ont-ils mis au jour ? L'observateur du méta relève ces éléments et propose sa synthèse au terme du tour.
Une synthèse collective clôture l'exercice ; elle est laissée à l'initiative de chaque groupe qui se donne son propre plan de bataille (qui parle ? comment organise-t-on le contenu de la synthèse ?).
(1) PhiloCité est une organisation existant depuis 2006 pour promouvoir la pratique de la philosophie partout dans l'espace public ; elle est reconnue et subventionnée par le Ministère de la Jeunesse belge depuis 2013. L'association propose quatre types d'activités :
1. des ateliers de philosophies avec les jeunes ;
2. des formations à l'animation d'ateliers philosophiques selon quatre méthodes (Lipman, Levine, Tozzi-Connac, Brenifier), des formations à l'animation d'ateliers philo-arts et des formations à l'auto-défense intellectuelle pour ados et adultes ;
3. de la recherche, qui accompagne la pratique des ateliers philosophiques et s'intéresse plus largement aux questions liées à l'éducation ;
4. une expertise critique : PhiloCité met également ses compétences au service des collectivités qui souhaitent nourrir une réflexion collective critique autour d'une question ou d'une pratique spécifiques.