Introduction
Posons la question qui sera le pivot central de notre réflexion. Qu'est-ce que l'institution scolaire requiert d'un enseignant confronté à la difficulté d'un enfant, c'est-à-dire qu'est-ce qu'il est attendu que ce professionnel fasse quand un élève ne rentre pas dans les apprentissages ?
Pour tenter de répondre à cette question, nous commencerons par situer notre réflexion dans le cadre organisé et institutionnalisé de l'école, allant des compétences visées par la formation des maîtres aux possibilités prévues par le système scolaire. Cependant, le fait même de la récurrence de la difficulté scolaire nous entraînera à considérer ce qui se passe en classe pour sa prise en charge, que nous tenterons de rehausser par un agir pédagogique actant les quatre phases d'une action de care. Ce sera alors l'occasion de mettre en avant une pratique, celle de la Discussion à Visée Philosophique (DVP), et en son sein la participation de l'enseignant, comme indication de ce qu'est cet agir pédagogique reconfiguré devant la difficulté scolaire.
I) La prise en charge de la difficulté scolaire : des principes aux conditions
En réponse à notre interrogation initiale, la prescription des textes officiels nous fournit des éléments précis. Eléments s'imbriquant entre ce qu'il y a à faire en classe, ce qui peut être proposé en établissement, et ensuite ce qui peut être aménagé au niveau de l'ensemble du système éducatif. Commençons par porter notre attention au niveau de la classe.
A) En classe
Avec l'encart du Bulletin Officiel n°29 du 22 juillet 20101, il appert que les dix compétences professionnelles visées par la formation initiale des enseignants laissent émerger un coeur de métier centré sur les élèves tenus en échec dans les apprentissages scolaires. La maîtrise de la discipline d'enseignement est déclinée par le corps constitué et organisé des compétences 4, 5, 6 et 7. Corps central de compétences équidistant de la première et de la dixième pour signifier combien il y a là quelque chose d'essentiel.
En effet il est attendu, par la compétence 4, que l'enseignant soit capable de "mettre en oeuvre une progression et une programmation sur l'année et le cycle [...], [et] de s'appuyer sur ses connaissances des principes d'apprentissage des élèves et de la psychologie de l'enfant, de l'adolescent et du jeune adulte" (Ministère de l'Education Nationale, 2010). A ce compte, charge à lui d'organiser le travail de la classe, ce qui relève de la compétence 5. Il lui appartient effectivement "d'organiser l'espace de la classe et le temps scolaire en fonction des activités prévues [tout comme] d'organiser les différents moments d'une séquence" (MEN, 2010). Ce qui ne peut se faire, bien évidemment, sans intégrer la prise en compte de la diversité des élèves. Et quand ce point précis était déjà suggéré à la compétence 4, il est ici posé en compétence propre.
De fait, avec la compétence 6, il est requis que le maître sache "différencier son enseignement [...] afin que [chacun] progresse" (MEN, 2010). Ce qui nécessite notamment "de déterminer, à partir des besoins identifiés, les étapes nécessaires à l'acquisition progressive des savoirs et des savoir-faire prescrits" (MEN, 2010). Et les outils dont dispose l'enseignant dans ce cadre répondent immédiatement à ce principe qui infuse l'ensemble de ce que nous brossons : développer tout ce qui contribue à la réussite de chaque élève. Nous pensons d'abord aux nombreux dispositifs élaborés par la pédagogie différenciée, mais encore aux Programmes Personnalisés de Réussite Educative (PPRE), ou encore à l'Aide Personnalisée qui tous participent de cette volonté de renforcer la performance scolaire.
D'ailleurs ces mêmes outils, et au travers d'eux cette compétence 6 nommée explicitement "Prendre en compte la diversité des élèves", pour être actifs et effectifs, nécessitent de savoir évaluer la progression des élèves tel que cela se dessine dans le champ de la 7ème compétence, à savoir "comprendre les fonctions de l'évaluation ; concevoir des évaluations aux différents moments de l'apprentissage ; [etc. afin d'utiliser] le résultat de l'évaluation pour adapter son enseignement aux progrès des élèves" (MEN, 2010).
Ainsi il ressort que l'exercice professionnel de l'enseignement n'est pas programmé pour laisser le maître démuni devant la difficulté que les élèves peuvent avoir à entrer dans les apprentissages. S'appuyant sur les compétences que la formation se donne pour objectif de lui faire acquérir, il dispose d'autant de ressources propres, enchâssées les unes dans les autres, lui permettant d'être en mesure d'exercer son métier dont une des composantes centrales est de savoir apporter une réponse à cette situation. Sans compter que, inscrit dans un réseau qui est d'abord celui de l'établissement puis, plus globalement, celui de l'Institution scolaire, des leviers sont là aussi actionnables pour appuyer, prolonger et compléter ce qui est mis en place à l'interne de la classe.
B) Dans l'établissement
S'agissant, à l'échelle de l'établissement, de la mise en oeuvre des aides spécifiques, il est possible de jouer sur l'organisation structurelle par l'action concertée, planifiée et articulée d'enseignants spécialisés dont la mission est "d'apporter une aide directe aux élèves en difficultés, selon des modalités variées, définies en concertation avec le conseil des maîtres, sous l'autorité de l'IEN et s'inscrivant dans le projet de l'école" (MEN, 2009). Et à l'organisation structurelle de l'établissement fait écho l'organisation temporelle dans laquelle est engagée l'Institution scolaire avec toutes les latitudes que confère l'aménagement du temps scolaire. Latitude de 2 heures hebdomadaires dégagées au profit d'un temps consacré aux élèves rencontrant des difficultés d'apprentissage par le passage des 26 heures de scolarité à 24 heures2. Mais latitude aussi de temps supplémentaire pris sur la durée des vacances scolaires, afin de proposer à ces mêmes élèves, quand ils sont dans les dernières années de l'école primaire, des Stages de Remise à Niveau (RAN) dont la fonction première est de palier les écueils des coupures trop longues.
Ainsi, en parcourant le continuum allant de la classe au plus englobant de l'école, nous pouvons faire état d'un ensemble structuré de modalités de prise en charge de la difficulté scolaire, réalisables par l'enseignant, au sein même de ce que l'école est formatée pour pouvoir actionner. Le maître n'est de la sorte pas démuni, il n'est pas seul et il a du temps. Il est prévu qu'il sache quoi faire, comment le faire, avec qui le faire et sur quel temps le faire.
Tous les éléments sont par conséquent là pour que l'enseignant puisse engager un traitement de la difficulté par une approche s'apparentant à la démarche scientifique. Disposant de temps, le maître peut en effet, en regard des évaluations qu'il sait mettre en place, obtenir les informations qui lui sont nécessaires. Fort de cela, il émet des hypothèses sur la nature et l'origine de ce qui fait obstacle aux acquisitions des élèves. Et à la lumière de leurs indications, il dispose d'une palette de dispositifs, de partenaires, d'instances et de créneaux dont l'intervention structurée et la mise en jeu élaborée, pensée, réfléchie, construite et différenciée, à laquelle il préside, tendent à offrir à l'élève les moyens de résoudre ses problèmes. Successivement, et une nouvelle fois en mobilisant ce qu'il sait faire au titre de l'évaluation, le maître mesure les résultats de ce qui a été engagé et ce de façon à recueillir les progrès de l'élève, voire même à confirmer et/ou infirmer les hypothèses avancées pour, à toutes fins utiles, infléchir et adapter ce qui peut encore être proposé.
In fine, dans le cadre des préceptes présidant aux actions à engager devant la difficulté scolaire, prime une rationalisation instrumentale au sens habermassien du terme : ce qui est à faire a pour finalité le succès. De fait, à partir de l'analyse des causes est garantie l'efficacité du résultat par la pertinence de l'action, voire la juste coordination de moyens efficaces. Il n'est donc pas indu de parler de système, voire de systématique, de traitement de la difficulté scolaire.
Pour autant, face à l'adhésion suscitée par de telles perspectives participant de l'ambition "de substituer à un discours général et généreux sur l'éducation, un véritable "discours scientifique"" (Meirieu), nous ne pouvons que constater que nous attendons toujours. Comment en effet ne pas recevoir le chiffre connu de tous des 16,6% des jeunes de 20 à 24 ans qui, en France, sortent chaque année du système scolaire sans aucun diplôme (Moisan, 2011) comme une interpellation ? Que se passe-t-il alors, pour que ce qui est prévu pour apporter une réponse à la difficulté scolaire soit corrélativement accompagné d'indices questionnant le positivisme sur lequel il repose ?
Et en acceptant de bon coeur que le raffinement dans l'appréhension de l'échec s'étalonne aux progrès de la réussite, nous n'avons pas, en nous saisissant d'une telle interpellation, l'intention de susciter le moindre dénigrement ayant bonne presse. Intéressé par la critique de ce qui ne semble finalement pas gage d'un résultat si probant, nous ne voulons pas tomber dans l'élaboration prescriptrice de ce qu'il y aurait à faire en lieu et place. Plus simplement nous ne sommes mus que par l'exigence d'une intelligence affinée scrutant ce qui ne serait pas vu, tout en constituant un enjeu, pour pénétrer finement ce qui innerve cet écart. Formulé autrement, la question que nous nous posons maintenant revient à nous demander si la chaîne de traitement que nous avons mise à jour ne masque pas qu'il se joue quelque chose d'autre dans la situation d'apprentissage, et notamment quand celle-ci est teintée des difficultés d'acquisition ?
II) Du positivisme aux compétences énigmatiques : la pédagogie, une affaire de care ?
Notons-le immédiatement : installant le curseur du côté de l'action prédominante entreprise au titre de la prise en charge par l'enseignant, par l'équipe ou par l'ensemble de l'Institution scolaire, la systématique de la résolution de la difficulté laisse se déployer l'idée d'une passivité de l'apprenant ainsi que celle d'une consécution des éléments constituant la stratégie répondant au problème. Or comme nous le rappelle une approche plurielle de ce qui se joue dans la relation entre le maître et l'élève, à savoir l'approche allostérique, l'investissement dans le fait d'apprendre n'appartient qu'à l'élève et sollicite que soient embrassées différentes dimensions.
Souvenons-nous, à la suite de P. Meirieu, que le mouvement par lequel se sont constituées les sciences de l'éducation est intrinsèquement tissé de l'ouverture à d'autres champs que celui de la seule psychologie. Dès les années 1970, "on s'aperçut très vite qu'à elle seule, la psychologie ne permettait pas de comprendre l'ensemble des éléments qui entrent en ligne de compte dans le développement de l'enfant : on découvrit l'importance de la sociologie, de l'anthropologie, de la linguistique, de l'économie ou de l'histoire" (Meirieu, p. 5). Le fait éducatif portant effectivement sur un objet qui ne peut se laisser enserrer dans une approche univoque, il n'est pas surprenant que son étude scientifique ne se résorbe pas en un prisme unique. Ainsi la démarche du traitement de la difficulté scolaire, sous couvert d'un processus reproductible stabilisé et campant une logique scientifique, ne peut taire une participation pluridisciplinaire.
Cependant, si constitutivement, et alors que cela n'est pas immédiatement perceptible dans l'aspect homogène de la rationalisation instrumentale traitant la difficulté scolaire, il est bien nécessaire de faire toute sa place à chacune des disciplines, il n'est pas suffisant de se satisfaire d'une coordination entre elles, comme si chacune avait son juste moment.
Quand l'objectivation de la pluralité accède à une visibilité et à une lisibilité permettant à l'ensemble des rouages d'être identifié, il s'agit de rester vigilant à un phénomène de trompe l'oeil auquel nous expose la structuration de la totalité en un système organisé et tendant à tout "élémenter", voire à tout linéariser, dans une succession de maillons, constitués en propre par chaque discipline, reliés organiquement. Car quand le discours scientifique se construit ainsi, ce qui se passe dans le fait éducatif ne procède pas de la sorte. En son sein, la pluralité n'est qu'une vue distanciée, tant il est traversé de complexité. Ce qui revient à dire que n'y prime pas la succession articulée des approches de chaque discipline contributive, mais la simultanéité des différentes dimensions dont chacune traite.
Comme l'écrit à ce propos A. Giordan, principal instigateur du modèle allostérique, "apprendre regroupe un ensemble d'activités multiples, polyfonctionnelles, et pluricontextualisées. Apprendre mobilise plusieurs niveaux d'organisation mentale, à première vue disparates, ainsi qu'un nombre considérable de boucles de régulation. Vouloir tout expliquer dans un même cadre théorique relève de la gageure" (Giordan, pp. 4-5). Comment en effet nier que, pour apprendre, l'élève doit y trouver un intérêt, que dans le même temps les conceptions qui sont les siennes sont confrontées à une résistance de la situation dans laquelle il les mobilise, ce qui incite à une transformation de ces dernières, et que, toujours dans un acte unique et au même moment, il puisse s'appuyer sur ce qui peut l'aider à organiser en un autre réseau tout ce qu'il est amené à élaborer ? Et comment, par conséquent, ignorer que rencontrer des difficultés à entrer dans les apprentissages n'est pas imputable à une cause unique, mais à un précipité dont l'ensemble des composants se catalysent sans jamais se laisser sérier dans un rapport unidirectionnel ?
Apprendre est donc bien une activité complexe. Plurielle, certes, mais surtout composite. Elle se situe à la croisée d'exigences multiples, nouées parfois sur des tensions et des antagonismes divergents, mais toujours réunies dans une synergie commune sans qu'il soit possible de toutes les embrasser en même temps, ni pourtant d'en occulter ou d'en dissocier une seule un seul instant. Aussi, en regard de la linéarité précédente, c'est bien davantage l'extension plane et simultanée qui nous sert ici de cartographie. Et quand il était question d'un traitement systématique de la difficulté scolaire lorsque celle-ci était vue sous l'angle du système, les mains plongées dans le fait éducatif nous incitent à engager une "" rhétorique des vérités moyennes " [consistant en une] " action en actions ", quand il faut tenir toutes les exigences à la fois, agir dans l'instant parce qu'on comprend un peu ce qui se passe... en sachant que l'on ne comprend pas tout ce qui se passe mais que l'on doit, quand même, chercher obstinément à comprendre... Et sans, pour autant, au nom du préalable de la compréhension, surseoir indéfiniment à l'action" (Meirieu, p. 7). De la sorte la bascule que nous opérons, en regard de la prise en charge de la difficulté scolaire, veut que nous passions du déroulement stratégique, propre au point de vue de la rationalité instrumentale, au condensé opérationnel de l'enseignant qui, immergé dans la classe, fait réellement quelque chose.
Sans compter qu'intrinsèquement uni à la simultanéité se joue toujours autre chose qui déborde le seul rapport au savoir dans la situation d'apprentissage. Comme le développent M. Vial, B. Herisson et N. Mencacci, au creuset de tout ce qui interfère immanquablement avec le dispositif strictement didactique, et qui est quasi unanimement qualifié de bruit par les enseignants, se lovent des "situation(s) où - en temps restreint et de manière très condensée, des enjeux fondamentaux - identitaires, existentiels - éthiques -, et formatifs - [sont] portés au-devant de la scène, questionnés, successivement comme par vagues, l'un amenant l'autre" (Vial, Herisson, & Mencacci, p. 9).
Enraciné dans l'ergologie, ce qu'il nous faut comprendre de l'apport de ces auteurs est qu'en fait "une situation, [et cela est vrai aussi dans le cadre de l'apprentissage]3, porte en elle plusieurs possibles, [qui se négocient d'ailleurs précisément à l'occasion de ces bruits]4 : un obstacle peut se transformer en moyen d'action, un problème a plusieurs solutions. Cette variabilité ne relève pas seulement des caractéristiques de chaque opérateur, [voire, formulé autrement, de chaque élève]5. Elle renvoie également à la singularité de la rencontre homme-milieu, aux préférences du sujet au travail, à des arbitrages intimes relatifs à la mise à disposition de soi [ou "usage de soi"] en fonction de ce qui paraît à chacun désirable, souhaitable, dans une confrontation originale aux autres et à l'environnement" (Durrive, 2002, p. 170). Ignorés alors que résurgents, non regardés alors que visibles, déconsidérés alors que cruciaux, tus alors qu'éminemment parlants et significatifs, les enjeux multidimensionnels de la situation d'apprentissage sont de la sorte dialectiquement contenus entre :
- les réalisations possibles des protocoles du métier concerné, en référence à des modèles de portée générale qui ont délibérément neutralisé les aspects historiques d'une situation, [nous reconnaissons ici la linéarité de tout ce qui voudrait contribuer à l'effectuation de l'acquisition scolaire]6.
- une expérience singulière par rapport aux standards de ce métier, un moment de vie qui oblige à retraiter les modèles, à les déplacer de façon à leur permettre d'entrer dans une histoire complexe, [nous reconnaissons ici tout ce qui est conjointement mis au travail dans la profondeur anthropologique, existentielle et éthique]7(Durrive, 2002, p. 170).
Ainsi la simultanéité que nous exposions précédemment se double d'une densité conjointe. Densité conjointe voulant qu'en son sein l'élève se choisit. Il fait dramatiquement usage de lui c'est-à-dire qu'il écrit son histoire. "Histoire comme mémoire sédimentée, organisée dans les myriades des circuits de la personne ; mais aussi histoire comme matrice, énergie productrice d'inédit" (Schwartz, 2000, P. 664).
C'est pourquoi, dans un texte traitant particulièrement de cette question, nous soutenions que dans la difficulté scolaire l'élève n'est certainement pas en position de se mettre en jeu dans l'apprentissage (Usclat, 2011, p. 227). Par là nous entendions signifier que la question que pose la difficulté scolaire ne se résout pas que dans la remédiation qui est à mettre en place. Elle est conjointement celle du saisissement de ce basculement de la dramatique d'usage de soi ; du choix que l'élève fait de lui-même et de l'engagement qu'il fait de lui-même dans ce choix qui se trouve être au diapason des normes, contraintes et attentes configurant le milieu en lequel il se trouve ; en usage dramatique de soi ; lorsque sur le même choix et engagement c'est la dissonance qui résonne.
Or devant une telle dialectique, nous nous retrouvons, en ce qui concerne l'exercice du métier de l'enseignant, en face de compétences configurées, normées, stabilisées et lisibles d'un côté et, de l'autre, de compétences énigmatiques, cachées et irrégulières, pour ne pas dire non reconnues, comme l'atteste par exemple leur place, rôle, fonction et visibilité dans la formation des maîtres mais aussi le rapport qu'ont ces personnels avec elles.
Pour autant devoir faire avec cela est une dimension qu'on ne peut évincer de la situation d'enseignement, tout simplement parce que cela s'inscrit dans un réalisme ordinaire. Réalisme ordinaire coiffé d'un oubli généré par la représentation de maîtrise découlant de la prétention d'efficacité que confère la rationalité stratégique qui entend se maintenir : celui d'"appliquer purement et simplement des préceptes [...] à la situation de l'autre, comme si aucune des contraintes de pouvoir qui pèsent sur la vie de ces personnes ne devait affecter [le] jugement" (Tronto, 2009, pp. 41-42). Mais réalisme ordinaire qui n'est jamais étouffé puisque, comme le rappelle F. Brugère, "la réalité de nos pratiques est relationnelle, nos existences interdépendantes" (Brugère, 2010, p. 20).
Rapporté à la situation d'enseignement, et particulièrement lorsque s'y donne à vivre la difficulté dans les apprentissages, nous sommes de la sorte irrémédiablement remis devant ce fait premier, à savoir que des gens s'occupent d'autres et s'en soucient. Enseigner c'est se trouver solidement ancré à ce "sol raboteux de l'ordinaire" (Wittgenstein, 1961, p. 114). Certes cela ne s'avoue pas et n'a pas de place pour se travailler. Et pourtant cela se vit.
A ce point précis de nos développements, nous nous inscrivons alors dans le droit fil des éthiques du care. Nous les rejoignons dans leur mouvement d'analyse des conditions qui mènent à une division du travail entre une composante légitimée par l'expression du pouvoir et une autre, dévalorisée, au sein de laquelle se joue l'attention portée à autrui, particulièrement quand il se trouve faible et vulnérable. Or si nous les épousons en dissèquant la situation d'enseignement comme rhizomatique entre ce qu'y est enfoui, et qui se trame de manière adventive et complexe, et ce qui est apparent, parce que mis en lumière par les dispositifs de prise en charge, nous prenons aussi à notre compte leur projet, dont la nervure principale est de substituer une organisation unifiée des activités à leur dialectisation.
Comme l'écrit F. Brugère, "il s'agit [...] de mieux expliquer le jeu de la disposition et de l'activité en décrivant concrètement les phases d'un bon care" (Brugère, 2011, p. 79). A ce titre, nous nous donnons comme perspective d'avancer une articulation des deux termes de la dialectique des compétences dont nous faisions état un peu plus haut. Articulation dont le pivot central veut, in fine, que le traitement, qui est à appliquer au problème constitué par la non acquisition dans les apprentissages, ne peut faire l'économie d'un soin à l'élève qui vit cette difficulté. Et par soin nous entendons attention et sollicitude, c'est-à-dire ce qui est investi comme objet de travail et qui est, de ce fait même, étranger à toute réduction altruiste d'expression sensible et empathique, ainsi qu'à toute forme de qualités naturelles versant dans la bienveillance spontanée, en demandant à être porté par un agir.
C'est pourquoi, en lieu et place du parallélisme dialectique entre l'énigme de la compétence et son versant protocolaire, sur lequel nous en étions resté avec l'ergologie, nous pouvons délimiter une approche récursive de ces deux pôles de la compétence qui reste une et unique entre le soin et le traitement, l'un étant à la fois cause et effet de l'autre et vis-et-versa. Pour le dire autrement, nous proposons d'enraciner l'exercice de ce que fait l'enseignant, notamment quand il rencontre des élèves éprouvant des difficultés8, dans la réalité de ce qui est fait et que parcourt les quatre phases d'une action de care qui sont "analytiquement distinctes mais intimement liées" (Tronto, 2009, p. 147). A savoir :
- Se soucier de, c'est-à-dire constater un besoin, et être interpellé par ce dernier sans pouvoir continuer à l'ignorer, voulant que l'élève joue anthropologiquement, existentiellement et éthiquement quelque chose de lui-même dans les problèmes qui sont les siens dans l'apprentissage.
- Prendre en charge, c'est-à-dire s'engager par une réponse à l'interpellation reçue ou, formulé autrement, assumer une responsabilité par rapport à ce besoin perçu et à l'accompagnement qu'il réclame.
- Prendre soin, c'est-à-dire réaliser un travail concret et effectif mettant en oeuvre des actions et des dispositifs dans le contact toujours soutenu avec ce qui se joue pour l'élève.
- Recevoir le soin, c'est-à-dire s'assurer que tout ce qui est mis en oeuvre se trouve être adéquat à ce à quoi il fallait répondre et rencontre la réceptivité de l'élève.
Ainsi, avec une telle proposition, nous prenons à notre compte l'invitation que nous adresse C. Marsollier de considérer la pédagogie comme un art. Nous donnons même du corps à deux des lignes directrices de ses développements lorsque, s'adressant directement à tout enseignant, il lui écrit : "Rappelle-toi, ton regard s'ouvre lorsque tu le tournes vers ce que tu ne vois pas" (Marsollier, 2011, p. 14) et : "Un regard pédagogique fécond n'est-il pas celui dans lequel, élève, on se sent comme espéré dans les yeux du maître ?" (Marsollier, 2011, p. 10) Reste à éprouver, pour ne pas se trouver contaminé par la stérilité de l'idéal pieux, la capacité réalisatrice de cet agir pédagogique tel que nous le comprenons quand il est concerné par la difficulté scolaire. A cet effet, la pratique de la DVP à l'école primaire, avec le rôle que nous conférons à l'enseignant en son cours, nous parait-être un bon étalon.
III) La participation de l'enseignant à la DVP : quand la pédagogie se fait care
Faire de la DVP, c'est-à-dire permettre aux élèves d'engager une réflexion travaillée de philosophie à l'école primaire, c'est accorder un espace à ce qui n'en a pas. Rien dans ce qui régit ce qui doit être fait en classe ne préconise une telle pratique. Aucune obligation professionnelle ni aucune injonction institutionnelle ne peuvent donc être convoquées pour expliquer que l'enseignant met en oeuvre une telle discussion. C'est tout au contraire parce qu'il s'y autorise de lui-même et qu'il endosse une dimension "d'institution zéro" (Connac, 2004, p. 331), en entendant par-là qu'il est celui par qui cette pratique arrive dans la classe.
Pour autant cela ne doit pas nous faire occulter qu'il n'est pas non plus celui sans qui cette pratique ne verrait jamais le jour. Il y faut l'élève. Car si l'acte de naissance d'une telle pratique est établi par le maître, son origine est incontestablement les questions que posent les enfants.
Quel enseignant, effectivement, n'a jamais entendu une question subite comme "Mais pourquoi y a pas de fin à l'infini ?" au beau milieu d'une séance de géométrie ? Que vient faire là cette question ? A qui l'enfant la pose-t-il ? Au maître ? Aux autres, c'est-à-dire à ses pairs ? A lui ? A tout le monde en même temps ? Et, faire attention à une telle question, est-ce encore des mathématiques ? A quoi cela engage-t-il ?
D'autant qu'au moment du surgissement imprévu d'une question de ce type, est palpable par tout enseignant ayant vécu une telle situation qu'elle n'est pas posée à la légère. Elle a une densité particulière. Comme une résurgence, elle est le signe d'une pensée personnelle qui trouve un chemin au travers de tout ce que l'école entend faire acquérir aux enfants pour accéder à la surface et éclore au grand jour. Et c'est là que tout commence. En lieu et place d'obtenir, comme fin de non-recevoir, de la part du maître un "c'est trop difficile pour toi, tu sauras plus tard" (Pautard, 2002, p. 81), recueillir de telles questions au fondement même de la DVP, c'est signifier aux élèves qu'"ensemble, tous humains et tous "petits d'hommes", nous pouvons amener notre pensée à maturité, pour refaire en profondeur les choix fondamentaux de la civilisation" (Pautard, 2002, p. 81).
Quand l'enfant pose une telle question, c'est en fait qu'il est mu par le désir profond d'interroger le sens des choses, et ce faisant qu'il demande à s'engager dans une construction de lui. "Il travaille aux conditions de possibilité psychiques de constitution d'une pensée autonome, qui prend conscience qu'elle est une pensée en lien avec les autres mais séparée des autres, celle d'un sujet pensant qui fait l'expérience [...] de son être pensant, d'un "parlêtre", comme dit Lacan, qui se découvre [...] comme "pensêtre", c'est-à-dire comme [...] porteur d'une condition dont la dignité et la responsabilité sont de réfléchir les problèmes auxquels la nature et la culture le confrontent" (Tozzi, 2005, pp. 96-97). De la sorte, l'émergence de la pratique de la DVP en classe est corrélative à la reconnaissance d'un tel besoin des élèves par le maître.
De plus, lorsque ces mêmes élèves sont ceux éprouvant des difficultés dans les apprentissages, cette pratique leur signifie qu'il leur est donné la possibilité de "faire la précieuse expérience qu'il[s] [sont] à la source de [leur] pensée, en tant qu'interlocuteur[s] valable[s], dans une communauté de pairs où chacun a sa place et où tous participent au questionnement commun" (Pautard, 2002, p. 82). A ce titre, c'est alors bien le care qui façonne au plus intime l'agir pédagogique se manifestant dans la DVP. Ne s'ancrant pas de manière arc-boutée dans ce que l'école programme pour l'enfant, le maître, surtout quand cela pose problème à l'élève, dès lors qu'il joue son rôle d'institution zéro, se laisse interpeller et se soucie, après l'avoir accueilli, de ce qui est réellement un enjeu existentiel, anthropologique et éthique pour ce même enfant.
Sans compter que ce souci entend générer une responsabilité de l'enseignant vis-à-vis de ce qui se joue et se passe. Responsabilité, fruit de l'interpellation reçue et à laquelle l'enseignant répond, qui veut, d'après-nous, que l'enseignant s'engage dans les échanges tenus lors de la DVP. Certes, quand bien même nous ne souhaitons pas que le maître formule sa pensée lors de la discussion, nous estimons pourtant qu'il lui appartient de proposer un engagement de pensée. Et, en semblant jouer sur les mots, ce sont tous les rapports générés à ce qui est formulé que nous embrassons ici.
Sous le premier terme de notre alternative, il est clair que nous sommes dans l'imposition aux élèves, c'est-à-dire dans "l'interdit jeté sur des paroles qui puissent être autre chose que le "pensable"" (Hameline & Dardelin, 1977, p. 298). Sous l'autre, nous nous situons plus précisément dans la propimposition, dans cet "entre imposition et proposition" (Krier, Montfort & Vallin) dans lequel "une parole d'homme a été adressée [aux élèves] qu'ils veulent reconnaître et à laquelle ils veulent répondre, non en élèves ou en savants, mais en hommes ; comme on répond à quelqu'un qui vous parle et non à quelqu'un qui vous examine : sous le signe de l'égalité" (Rancière, 1987, p. 22).
Ainsi, au coeur de la propimposition que nous requérons se réalise l'incarnation d'une attitude prise par l'enseignant au cours de la DVP. Il s'agit, à destination des élèves, de puiser dans la capacité d'enrichissement inhérente à la proposition faite, en vertu d'une force de sollicitation la prémunissant de ne pas être entendue, tout en se gardant de son basculement dans la puissance contraignante et aliénatrice de l'imposition. La propimposition s'exprime plus fortement que la simple énonciation sans jamais s'aventurer sur le terrain glissant de l'obligation à redite. Son levier est celui du passage d'une fonction enseignante stéréotypante marquée au fer de la directivité, à une attitude de maître non directive.
N'étant pas orientée vers la nécessaire reproduction par les élèves, elle cherche l'expression de ce qu'ils pensent en propre. Pour l'élève, elle signifie non pas que le maître lui enseigne quelque chose mais qu'il s'adresse à lui et lui parle. C'est pourquoi, au creuset de la DVP, l'expérience que les enfants font au travers de la propimposition de l'enseignant est qu'ils ne sont pas des alter mais des alter ego. Comment, en effet, ne pas donner aux enfants de se vivre comme interlocuteurs non valables, si le maître ne discutaient pas avec eux ? Et quand l'élève est celui qui a des difficultés, c'est une présence à lui que l'enseignant offre au cours de la DVP. A nouveau, c'est bien de care qu'il s'agit dans cette pratique pédagogique quand l'enseignant propimpose. Ne se contentant pas de ne pas ignorer l'interpellation reçue, l'enseignant ose s'engager à destination de ceux qui la formulent.
D'autant que cet engagement à destination est aussi un engagement avec et pour. Par là nous entendons que l'enseignant fait quelque chose de la DVP. Certes, cela a déjà commencé avec sa dimension d'institution zéro. Mais le point culminant de son action est dans la dévolution aux élèves de la gestion du dispositif dans lequel se réalise la discussion.
Alors que l'organisation première de la discussion au travers des règles qui la régissent est le fait de l'enseignant pour qu'il soit tout simplement possible d'échanger et de se parler, ce cadre est sans cesse en cours d'évolution, de reprise et d'amélioration tout au long de l'année, sous l'effet d'une appropriation, d'une négociation concertée entre eux et d'un façonnage permanent qu'en font les élèves, et que leur en laisse faire l'enseignant. Par exemple, confrontés à un sentiment de frustration du fait de ne pas pouvoir dire tout ce qu'ils ont à dire, les élèves essayent de résoudre une équation complexe consistant à avoir plus de temps pour parler sans rallonger la plage horaire impartie à la DVP. Ils tentent donc de dégager ce qui leur fait perdre du temps inutilement, proposent et choisissent des modifications d'organisation et de déroulement.
Ici l'action de l'enseignant est de créer les conditions pour que les élèves se rendent dépositaires de l'espace structuré et réflexif leur permettant de se mettre au travail en le configurant sans cesse. Témoignant de l'effectivité du célèbre mot de V. Hugo suivant lequel la forme est le fond qui remonte à la surface, s'installe une homothétie entre ce qui se joue au niveau de la pensée et ce qui se vit dans les rapports incarnés, physiques et matériels au sein du dispositif. Le care est alors encore une fois à l'oeuvre ici.
Il l'est en raison de la dévolution qui est pour l'enseignant l'action de mettre en place le transfert qui s'opère et qui, ainsi, donne à l'élève de modeler, autant que possible à hauteur de son désir, le dispositif résonnant de la suspension de l'agir industrieux du maître. Il l'est encore parce que dans ce transfert se vérifie constamment que ce qui est engagé correspond aux besoins exprimés par les élèves. Et quand la pensée de l'élève qui est en difficulté vaut le coup, ce qui se passe pour lui au niveau dont nous traitons maintenant aussi. Autant qu'un penseur valable, celui-ci se découvre comme coopérateur indispensable.
Conclusion
Arrivé au terme de nos développements, nous souhaitons les reprendre dans l'ouverture à laquelle ils nous invitent.
En posant que la participation du maître à la DVP atteste d'un agir pédagogique porté par les quatre phases d'une action de care, nous donnons à voir que devant ce qui se joue pour les enfants éprouvant des difficultés dans les apprentissages, il est possible d'allier effectivement soin et prise en charge, dans l'exhaustivité rendue visible et légitime de la compétence professionnelle du maître. Or pour ce faire, la démarche qui a été la nôtre peut être qualifiée de verticale descendante.
Partant des limites de la systématique du traitement de la difficulté scolaire, nous sommes petit à petit entré dans le concret de la classe pour rencontrer une pratique qui ne s'autorise que d'elle-même. C'est alors que l'agir pédagogique vécu à partir du care nous est apparu réalisable au sein de cette dernière. Toutefois, à ce point précis, d'autres horizons s'ouvrent à nous.
En effet, par un cheminement inverse, serait-il possible d'envisager cet agir pédagogique que nous rencontrons ici comme promu par la formation des maîtres en vue de répondre à la responsabilité première qui est la leur : organiser les apprentissages ? C'est-à-dire, serait-il possible de ne pas circonscrire ce dernier à une seule pratique, au risque de l'y limiter et certainement de le réduire à rien, mais de le promouvoir dans la formation des enseignants non pas en raison de ce qu'il y aurait à faire, mais au nom de ce qui se vit dans la classe ?
(1) Lors de la production de ce texte dans le cadre du symposium "Pratiques à visée philosophique à l'école primaire et dans l'enseignement spécialisé : du côté des élèves, du côté des enseignants" qui s'est tenu en juin 2013 à l'occasion du colloque international "Les questions vives en éducation et formation : regards croisés France-Canada" (université de Nantes), c'était encore ce texte qui était en vigueur.
(2) La quantification du temps scolaire était ainsi prévue au moment de la production de ce texte.
(3) C'est nous qui rajoutons.
(4) Idem.
(5) Idem.
(6) Idem.
(7) Idem.
(8) Pour ceux qui réussissent, l'oubli que nous évoquions précédemment n'anéantit pas les besoins de l'interdépendance.