Nous voudrions développer brièvement dans cet article trois idées liées :
- une démarche à visée philosophique est utile au développement intellectuel et social du jeune enfant ;
- cet apprentissage peut être réducteur de la violence scolaire à l'école primaire ;
- une telle démarche peut avoir de surcroit des bienfaits thérapeutiques.
Matthew Lipman, le fondateur de la Philosophie Pour Enfants (PPE) aux USA dans les années 1970, considérait la constitution d'une Communauté de Recherche Philosophique en classe (CRP), comme un moyen de renforcer l'éducation démocratique, on dirait en France l'éducation à la civilité et à la citoyenneté. Certains vont désormais plus loin, en soutenant que la PPE est une activité de prévention de la violence. Des actions de PPE ont déjà été financées dans cet objectif : au Québec, avec par exemple l'association La Traversée, et les recherches et formations de M.-F. Daniel ; au niveau européen, dans un programme piloté en France par Sylvie Brel... On peut même envisager dans ces pratiques, comme le pédopsychiatre Jean Ribalet, ou la philosophe Marianne Remacle (Belgique), une contribution au soin, un moyen d'aborder la souffrance psychique de l'enfant. M. Lipman parlait d'ailleurs du développement d'un "caring thinking", d'une pensée attentionnée, vigilante, parce qu'elle "prend soin" (au sens du "care") à la fois de l'autre et de l'objet de travail considéré...
Nous décrirons dans un premier temps deux types d'ateliers philosophiques à l'école maternelle, pour donner une idée des pratiques sur le terrain. Dans un deuxième temps, nous expliciterons les tenants et aboutissants des dispositifs d'échange utilisés par rapport à la violence. Dans un troisième temps, nous montrerons l'intérêt de ces pratiques à visée philosophique dans une perspective de soin.
I) Exemples d'ateliers philosophiques en maternelle
A) L'atelier d'Alain Delsol dans la grande section de maternelle de l'école de Gruissan (Aude)
Le regretté Alain Delsol nous explique le travail qu'il effectuait dans sa grande section de maternelle : "L'atelier se passe dans le coin de regroupement, généralement le lieu où le maître lit des histoires aux enfants, aménagé pour la circonstance. Le dispositif innovant d'une discussion à visée philosophique (DVP) en maternelle a notamment pour objectifs :
- d'apprendre à communiquer avec les autres par la médiation du dialogue et du dialogisme (le concept provient du psychologue et linguiste russe Bakhtine : trace du discours d'autrui dans mon propre discours) ;
- d'apprendre à s'exprimer en maîtrisant l'oral sous forme d'une pensée discursive.
J'ai pu mettre en place des situations durant lesquelles les enfants ont expérimenté une discussion argumentée, régulée par des rôles qu'ils tiennent : président de séance, qui donne la parole à ceux qui lèvent la main pour parler ; reformulateur, pour redire ce qui vient d'être dit par un camarade à la demande du maître ; passeur d'un micro, considéré comme un bâton de parole ; dessinateurs, qui après 5' de temps de discussion, font un dessin sur la question du jour ; discutants, qui s'expriment sur la question posée (ex : qu'est-ce que grandir, ou le bonheur ?). Ainsi, par la médiation de ces rôles, les enfants apprennent à s'écouter, à se comprendre et à s'exprimer devant un groupe.
Un enseignant qui veut faire discuter de jeunes enfants (5/6 ans) rencontre régulièrement des difficultés : un degré de socialisation faible gênant les interactions verbales entre élèves ; une maîtrise langagière et cognitive peu développée freinant la construction de suites logiques dans les interventions des enfants ; des interventions verbales personnelles et égocentriques parasitant la recherche d'une pensée commune. Le dispositif proposé tente de pallier ces inconvénients. Certes le dispositif ralentit la discussion, mais il autorise une réflexion commune qui engage les enfants d'une classe de maternelle, dans un exercice difficile et formateur. L'enseignant encadre les deux élèves qui exercent les fonctions de "Président de séance" et de "Reformulateur". Leur font face, dix à douze "Discutants" assis sur trois bancs qui forment un U. Au centre du groupe, un élève passe le micro. À l'extérieur de ce groupe, six ou sept élèves vont faire un dessin qui se rapportera à la discussion. La séance est hebdomadaire et dure environ une demi-heure, il y a quatre périodes :
- rappel des règles du fonctionnement de l'atelier ;
- lecture de la question (parfois après lecture d'un conte la suscitant) ;
- discussion des élèves ;
- brefs échanges avec les dessinateurs pour verbalisation de leur représentation.
Les rôles différenciés ont pour effet de développer une meilleure socialisation. Pour les enfants, c'est une sorte de masque qui décentre leur point de vue pour orienter leur attention vers les autres. Le Président de séance apprend à regarder un groupe et à donner la parole. Si des élèves ont quelque appréhension pour parler devant les autres, la fonction d'élève micro permet souvent de les désinhiber. Quant aux élèves discutants, ils apprennent à s'exprimer avec des phrases compréhensibles, ils cherchent à comprendre et à réemployer un vocabulaire commun. Le rôle le plus complexe est celui du reformulateur, qui fait l'apprentissage cognitif des différentes fonctions nécessaires à l'écoute, à la compréhension et à la redite des paroles d'un autre.
Pour résumer, à partir d'un dispositif pédagogique, l'enseignant encourage une réflexion orale dans une classe de maternelle. Pour produire des effets visibles, il faut que les pratiques langagières soient à la fois régulières et intensives (une fois par semaine)".
B) L'atelier d'Agnès Pautard à Lyon, repris par J. Lévine dans le cadre de l'Agsas
En 1996, Agnès Pautard, à l'école maternelle Gerson de Lyon, expérimente un protocole, dit atelier philo de l'AGSAS. Dans ces ateliers, formalisés par le psychanalyste Jacques Lévine, après une mise en scène de l'instituteur qui insiste sur l'importance du thème abordé et l'intérêt pour lui de ce qui va se dire, on procède par tour de table, où chaque enfant qui le veut s'exprime sur le sujet sans débat, et sans intervention de l'enseignant. Les paroles enregistrées sont alors repassées pendant un certain temps, et chaque enfant peut réintervenir sur ce qu'il a dit ou les paroles d'un autre enfant. Voilà une présentation de l'atelier par Michèle Sillam :
"L'atelier suit une procédure en six points : un avant-propos très simple sur la question "Qu'est-ce que la philosophie ? C'est pour réfléchir ensemble" ; l'annonce que la séance durera 10 minutes et que l'enseignant n'interviendra pas (sauf le cas échéant pour rappeler le cadre) ; l'invitation à réfléchir de la place d'un "habitant du monde" ; l'énoncé des contrats de fonctionnement (comme parler seulement si l'on a le "bâton de parole") ; l'énoncé d'un thème sous la forme d'un "mot inducteur" (ex : grandir). Après les 10 minutes, les enfants sont invités à dire "comment ça s'est passé pour eux". L'atelier offre à chaque enfant une façon d'être ensemble qui est différente de celle de la classe, de celle qu'il a dans une relation maître-élève ou enfant-adulte. La présence silencieuse de l'enseignant apporte à chaque enfant un supplément de confiance en sa capacité à réfléchir. Les enjeux sont la clarification et l'intelligibilité qui mettent la pensée des enfants à l'épreuve, et surtout qui leur permet d'oser, à tout âge, de relever le défi d'entrer dans les énigmes de la vie".
C) Lire aux enfants des textes comme tremplin pour la discussion
Dans certains ateliers, on utilise comme point de départ des contes, des légendes, une littérature de jeunesse "consistante et résistante", ou des mythes.
On peut évidemment partir des questions que les enfants (se) posent eux-mêmes, à l'occasion de la vie de la classe, de l'école, du quartier, des événements, ou qu'ils peuvent déposer dans une "boite à questions". On trie ensuite celles qui présentent un intérêt "philosophique". M. Lipman utilise des romans, récits ad hoc, philosophiquement porteurs parce que l'on y retrouve implicitement tous les grands problèmes posés par l'histoire de la philosophie.
Mais d'autres voies ont vu le jour, utilisant d'autres supports possibles : l'affiche et la BD comme par exemple dans les P'tits philosophes de Pomme d'Api en maternelle, ou Philéas et Autobule en Belgique pour les enfants de 6 à 12 ans, avec leurs fiches d'accompagnement pour les enseignants et leurs sites.
Deux supports se sont avérés particulièrement pertinents :
1) La littérature de jeunesse
Le psychologue Jérôme Bruner et le philosophe Paul Ricoeur présentent l'expérience d'un lecteur de littérature comme expérience d'un quasi monde, élargissant sa conception de l'univers, de la vie, de son rapport aux autres et à lui-même. L'album ou le roman semblent particulièrement bien venus avec les enfants, qui, se projetant spontanément dans les héros,nourrissent de leur sensibilité et de leur imagination une reprise plus réflexive de la narrativité du récit. E. Chirouter a bien montré l'évolution contemporaine d'une certaine littérature de jeunesse, qui d'une part est de la vraie littérature, et non un sous-genre, avec des textes résistants se prêtant à des interprétations variées ; et d'autre part n'hésite plus à soulever, sous prétexte de protéger l'enfance, les grands problèmes sociétaux, existentiels, philosophiques, ce qui en fait un support consistant pour l'éveil d'une pensée réflexive :
"Quand j'interviens dans des écoles pour animer des ateliers de discussion à visée philosophique à partir de la littérature, dit-elle dans le numéro 45 de Diotime, ma démarche est toujours la même : après avoir choisi avec les élèves et l'enseignant de la classe le thème des prochaines discussions, j'établis une bibliographie d'une petite dizaine d'albums ou de contes qui servira de culture générale commune à la classe. Ces références permettent d'aborder les différents aspects de la problématique, d'élargir les points de vue, de montrer d'autres façons de regarder le monde et de considérer les problèmes posés.
Les textes sont lus pendant les jours qui précèdent les discussions sur le thème. Le professeur vérifie simplement la compréhension du récit sans engager de réflexion. Le jour de la discussion, tous ces albums sont présents au centre du cercle des élèves et je les invite à faire appel à cette culture littéraire commune à la classe pour réfléchir. Le débat interprétatif et le débat réflexif sont ainsi intimement liés durant ces séances de discussion à visée philosophique".
2) Le mythe
Pour nous, amener des enfants à réfléchir à partir de mythes, c'est leur faire symboliquement et pédagogiquement reparcourir le cheminement grec qui mène du mutos au logos, d'un narratif sacré transcendant à une raison philosophique immanente. Nous utilisons dans cette perspective les mythes platoniciens, parce qu'ils puisent dans l'inspiration à la fois de la mythologie et de la philosophie grecques (Voir M. Tozzi, Débattre à partir des mythes - A l'école et ailleurs, Chronique sociale, Lyon, 2006). Ils comportent une forte dimension culturelle (essentielle dans la mission de l'école), et répondent à l'objection faite souvent à la philosophie avec les enfants : "Vous prétendez faire de la philosophie sans les philosophes ni recours à la culture"...
Le mythe nous parle de l'origine (des dieux, du monde, de l'homme, de l'amour etc.). Il métaphorise le commencement. Il a, dit Mircea Eliade, une fonction instauratrice, en articulant le temps historique sur un temps primordial. Il nous parle avec dipe ou Hercule de nos conflits archaïques. Il y a dans le mythe la mobilisation du récit et de la métaphore, dans leurs dimensions imaginaire et symbolique. C'est par cet enracinement sensible et imaginatif qu'il va résonner chez l'enfant, en tant que petit d'homme.
Une reprise conceptuelle du mythe par une discussion à visée philosophique permet de puiser dans sa polysémie de quoi alimenter l'échange sur son interprétation rationnelle, et de se poser philosophiquement les questions de la condition humaine qu'il traite à sa façon. On s'imprègne du pouvoir métaphorique de sa compréhension du monde, qui vaut en soi son pesant de profondeur anthropologique, pour le traduire dans une autre langue, celle de la raison interprétative, qui en explicite rationnellement le sens, mais ne referme pas cette richesse dès lors qu'elle est dialogue, "conflit des interprétations" (P. Ricoeur). On recueille par son intermédiaire la richesse connotative de l'image et la puissance du récit ; puis on essaye de concentrer cette dispersion potentielle en un message plus explicite.
L'enfance est l'âge du pourquoi, de la soif de comprendre une situation que le "né-au-monde" n'a pas choisie, où il a été "jeté-là" (le dasein d'Heidegger), et qui pose le sens de cet événement mystérieux, tragique par son premier cri de détresse, et qui finira dans un dernier soupir. Le mythe est en phase avec cette interrogation existentielle primordiale, parce qu'il esquisse un type d'éclairage sur cette question béante que les hommes ont historiquement forgé bien avant la raison. C'est ainsi parce qu'il résonne qu'il peut être le terreau du raisonnement, qui argumente une réponse à un questionnement originaire.
Qu'il s'agisse d'un album de jeunesse ou d'un mythe, on voit l'intérêt de la démarche : s'interroger sur le sens de l'histoire au-delà de son aspect narratif, en construire conceptuellement les sens potentiels, favoriser le débat interprétatif sur le texte, considérer un conte ou un mythe comme une réponse implicite à une ou plusieurs questions, dégager les questions qu'il pose et les formuler explicitement, ainsi que les réponses qu'il semble donner, reprendre à son compte des questions que personnellement on se pose, et en débattre collectivement : c'est le "moment DVP" (discussion à visée philosophique). L'intérêt de le faire avec des enfants, c'est que leur fantastique pouvoir de questionnement, inédit, massif et radical, leur "idiotie" au sens grec de Deleuze, met le doigt sur les questions essentielles, que nous ne nous posons plus que rarement, et qui sont déterminantes dans la construction de leur identité d'homme...
II) La discussion à visée philosophique et la violence
Nous pratiquons pour notre part un dispositif, la DVDP : discussion à visée à la fois démocratique, avec des rôles comme chez Alain Delsol et Sylvain Connac, et philosophique, c'est-à-dire avec des exigences intellectuelles (Ex : pourquoi tu dis ceci ?) Ce que nous avons constaté avec les instituteurs pratiquant ce dispositif, c'est qu'il calme le jeu des affects, donne plus de cohésion psychosociologique et de cohérence réflexive à la classe. Pourquoi ?
On part toujours des questions des élèves : ils se sentent impliqués dans la démarche, puisqu'elle sollicite et prend en compte leurs interrogations. Du coup l'activité prend sens, au lieu de déclencher soit la soumission à l'ordre scolaire du "bon élève", soit la rébellion devant ce qui semble ne servir à rien.
Il est dit aussi qu'il n'y a pas de bonnes ou mauvaises réponses. On évite de ce fait tout dogmatisme sur les questions existentielles. Mais aussi le relativisme, car en même temps qu'elle s'affirme, chaque réponse doit être argumentée. Il n'y a pas de ce fait de jugement de valeur, de peur d'être jugé, ce qui autorise la parole en réduisant la crainte de se tromper, qui entame l'estime de soi, dans un climat de confiance et de sécurité qui apaise les tensions.
Poser sa question, c'est aiguiser son désir de savoir, et réduire sa peur d'apprendre, qui souvent affole certains élèves en difficulté. Se mettre devant sa question, c'est se mettre en recherche de réponse, en dé-marche. Cette culture de la question, autorisée et même encouragée facilite la constitution d'une "communauté de recherche" (expression de M. Lipman reprise à J. Dewey).
Ces questions sont à la fois personnelles (c'est ma question, qui m'intéresse moi), et universelles (elles intéressent chacun, moi en tant qu'humain), ce qui donne un objet commun et motivant au groupe, qui le constitue en "intellectuel collectif".
Il s'agit ici d'une parole réflexive, non parler pour parler, mais parler pour penser, et penser ensemble. Dans un rapport non instrumental ou utilitaire pour lutter contre, gagner dans un rapport de force, mais pour chercher avec, dans un rapport au sens et à la vérité. Car l'enjeu c'est le travail commun sur la question.
Un autre élément réducteur de violence : le dispositif utilisé. C'est un dispositif très organisé, cadré et cadrant, robuste, qui tient lieu de contenant psychique pour les pulsions. Le pouvoir y est partagé entre des fonctions, sur la base du volontariat et par délégation du maitre : élèves président de séance, reformulateur, discutants... Cette différenciation de rôles autonomisants et responsabilisants, et de plus complémentaires, renforce la cohésion du groupe, de même que l'appel à la coopération et l'entraide (Qui peut aider untel, ou m'aider moi ?).
Le maitre ne dit pas son point de vue, annulant toute alliance objective ou au contraire tout "rentre-dedans". L'élève n'est pas ainsi dans le désir de bonne réponse du maitre (ce qui supprime la peur de le décevoir), mais dans son propre désir de penser. L'animateur de la discussion sur le fond (le maitre) reformule ce qui est dit, donnant aux élèves l'impression d'être écoutés et compris (effet narcissisant), chacun apportant sa pierre à l'oeuvre commune : d'où le climat de confiance dans le groupe. Les reformulations sont encourageantes, mais neutres, donnant aux propos un statut d'idée, et mettant chacun à égalité, sans préférence affective ou intellectuelle affichée.
L'ensemble permet par les procédures une répartition plus équilibrée de la parole, la régulation des affects dans le processus des échanges, et l'élaboration de pensées individuelles et d'une avancée collective parce que le climat est serein, propice à la pensée et non à l'affrontement. D'où la recherche commune, et quand il y a désaccord, il se fait dans la paix civile, où l'objection d'autrui est plus un cadeau intellectuel qu'une agression contre ma personne.
III) Les pratiques philosophiques avec les enfants : une contribution au soin ?
1) Pratique et formalisation des ateliers Philosoin de Jean Ribalet
Jean Ribalet, pédopsychiatre, développait "l'intérêt de l'atelier philosophique dans la prévention de la souffrance psychique" :
"Il y a une vertu thérapeutique de la philosophie, même si justement elle n'a pas une visée thérapeutique... En pouvant apporter, très tôt, et sans distinction, à l'enfant souffrant et à l'élève en questionnement, un savoir-faire, un savoir-vivre, et possiblement un savoir-être, l'atelier philosophique concourt à la prévention de la souffrance psychique de nos enfants et petits-enfants" ( Diotime n° 37).
Il prend pour exemple une fillette de six ans suivie à son cabinet et participant à un atelier philo :
"Angèle est passée d'une représentation interne inacceptable, dans son for intérieur, sur la place des morts et des vivants, à sa confrontation au débat public. Elle a pu constituer les conditions d'un débat avec ses pairs sur des questions existentielles... À côté de l'isolement devant des questions existentielles, le pouvoir de s'étonner et de débattre avec des pairs ; à côté du for intérieur et ses risques d'enfermement, le forum. C'est justement un des apports essentiels des ateliers philosophiques pour enfants" ( Diotime n° 38)
Il a mis en place une recherche avec N. Go, maître de conférences et philosophe, sur des ateliers philo en CMPP et autres centres de soins, et insistait sur l'intérêt d'un binôme soignant-philosophe pour coanimer ces ateliers, afin d'institutionnaliser la coopération philosophie et soin.
De l'analyse des comptes rendus de cette activité thérapeutique du philosopher auprès d'enfants souffrants, émergent un certain nombre de constats :
"- Les pratiques philosophiques et soignantes se rencontrent, le plus souvent, dans des situations où la souffrance se manifeste sous la forme de violences, de souffrances liées à des problèmes identitaires, à des catastrophes et des situations d'enfants ou d'adolescents confrontés à des difficultés ou des échecs dans les apprentissages scolaires. Ce sont des situations concrètes de souffrance qui créent des espaces transitionnels où le soin et le philosopher collaborent.
- Cette collaboration se fait le plus souvent dans un visée de prévention des souffrances, plus rarement dans la visée de collaborer directement à une thérapie. Dans ce dernier cas, elle se fait par le dispositif d'une coanimation philosophe-soignant".
2) L'expérience de Marianne Remacle à l'hôpital des enfants malades de Bruxelles
Autre exemple tiré de l'expérience, celle de Marianne Remacle, professeur de morale en Belgique. Elle fait sa thèse à partir de ses interventions depuis plus de dix ans à l'hôpital des enfants malades de Bruxelles, où elle a été sollicitée en tant que philosophe par Anne François, la pédopsychiatre chef du service. Elle accueille, dans un atelier philo, des enfants présentant des pathologies dites de " l'agir", et dont les aptitudes cognitives sont quelquefois perturbées. L'atelier se déroule une fois par semaine pendant 45 minutes. A côté de l'animatrice sont présentes l'institutrice, qui assure si nécessaire la discipline et aide un enfant qui a des difficultés de compréhension ou d'écriture, et la professeure d'éducation plastique, qui s'imprègne de l'atelier pour construire la séance qui suivra, un moment d'expression plastique où l'enfant peut concrétiser les notions abstraites débattues.
"L'école à l'hôpital, dit M. Remacle, est un lieu où l'enfant peut développer un autre rapport aux savoirs, au temps, aux autres et à lui-même. C'est peut-être dans ces moments de fragilité, de rupture avec le rythme du monde extérieur que l'enfant peut développer des capacités créatrices nouvelles.
Une année fut consacrée au corps, à son image, à partir des thèmes suivants souvent accompagnés de supports (mur du silence, courtes histoires) : qu'est-ce qu'un corps ? J'habite mon corps comme... La symbolique de l'arbre. Qu'est-ce que grandir ? Qu'est-ce que le beau ? Le corps et l'apparence. Les filles et les garçons. La symbolique du miroir.
Poser la problématique du corps et de son image chez des enfants malades et hospitalisés a fait jaillir ou rejaillir les reliquats de leurs relations précoces mère/bébé, et de leurs tous premiers rapports au corps. Ces ateliers ont mis en évidence le besoin impératif qu'ont ces enfants de s'accrocher à leur réalité, les difficultés de certains à basculer dans le registre des représentations, à se dégager du corps-fonction et de tout ce qui est pulsionnel. "On ne peut fuir le corps" dira Husserl ; il est le lieu immanent de la subjectivité. Les ateliers philo ont permis, aux dires des soignants, de penser l'impensable" ( Diotime n° 40).
L'atelier philo est décrit par les enfants comme
"Une ouverture de notre espace, une ouverture et un apprentissage du respect, un apprentissage des choses du monde et de l'amour de nous-même, ce que l'on veut sortir de notre coeur, où il y a toujours une leçon à retenir...". "On pose des questions et ... on a toujours une réponse des autres ; on parle, on nous laisse la parole, on écoute, on répond et on se rencontre, on a le choix ; on explique aux autres ce qu'on ne comprend pas ; on invente des histoires ; on laisse l'imagination prendre vie, prendre le pouvoir ; on dessine ce qu'on apprend ; on s'amuse".
"Les enseignantes constatent un intérêt grandissant des enfants pour l'atelier, une capacité de mémorisation de son contenu et de ses implications, des comportements inattendus de certains enfants (moins dissipés que lorsqu'ils sont en classe), une capacité à s'exprimer en bravant la peur du regard de l'autre, une entraide plus grande, une capacité analytique des questions, un regain d'estime de soi et de confiance".
3) La notion de philothérapie
"La philosophie, c'est l'hôpital des âmes blessées", dit Hölderlin. Nous voudrions montrer son affinité avec le soin. A première vue, philosophie et thérapie semblent sans rapport : la philosophie apparait comme une activité intellectuelle à la recherche de la vérité et du savoir, et la thérapie comme une méthode de soin de maladies physiques ou psychiques, visant le rétablissement d'une santé altérée. Mais en fait à l'origine et étymologiquement, la philosophie est "amour, amie de la sagesse". Or si l'on entend par là un nouveau mode de connaissance différent du mythe, la sagesse exprime aussi un art de se conduire ; les deux étant liés autour de l'idée de logos, de raison : la philosophie serait à la fois connaissance rationnelle et attitude raisonnable. Et elle permettrait d'atteindre le bonheur.
Pour Pierre Hadot, la philosophie antique se définirait même, plus que par la construction de systèmes explicatifs, essentiellement comme mode de vie, avec des "exercices spirituels" permettant de cultiver son âme. Il s'agirait de prendre soin de soi, de rechercher la "santé de l'âme". Le bonheur comme santé de l'âme, c'est là où nous rejoignons l'idée de thérapie psychique. Nombre de philosophes ont en effet considéré les passions comme des "maladies de l'âme", dont il faudrait guérir, ou mieux encore se prémunir par l'exercice de la raison et la maîtrise de soi. Platon par exemple parle du cheval noir du désir que le cocher de l'âme doit réfréner. Aristote prône le "juste milieu", la prudence ("phronesis") pour éviter les excès, les extrêmes, ce que les grecs appelaient l'ubris, la démesure, punie par les Dieux. Le stoïcien travaille par sa volonté à ne pas se laisser affecter par les représentations négatives du monde, dès lors qu'elles ne dépendent pas de lui. Et Epicure, qui pourtant exalte les désirs naturels et nécessaires, fuit ceux qui ne le sont pas, car ils sont source de maux. Au fond, ce qui est recherché par le "sage", c'est la "paix de l'âme" (ataraxie chez les grecs). Cette dimension thérapeutique de la philosophie est relevée par un grand philosophe contemporain, L. Wittgenstein... Foucault parle du "souci de soi".
On dira certes qu'il ne faut pas identifier le "prendre soin" philosophique et le "donner des soins" thérapeutiques. Cette double polarité est reconnue depuis longtemps : les grecs distinguaient la therapeia, qui est plus du côté du savoir et du savoir faire, et l'epimeliea, qui signifie prendre soin. Elle est toujours bien signifiée de nos jours avec le soigner (to cure) et le prendre soin (to care), indiquant que le soin oscille entre une technè qui est l'exercice d'une compétence particulière, et une sollicitude pour l'ensemble de la vie. Ces processus différents et complémentaires constituent cette unité qu'est le soin. Le soin répare les effets d'un traitement technique réifiant (le thérapeutique), grâce à l'attention personnalisée à l'être humain, à l'être vivant (le thérapique). Une politique de santé se veut aujourd'hui autant préventive (de l'ordre du prendre soin, être "soigneux"), que curative (être "soignant"), pour ne pas précisément avoir à "soigner".
On dira aussi que la sagesse antique est une vertu morale, alors qu'une thérapie vise un bien-être psychologique. C'est peut-être parce que la thérapie moderne s'est dé-moralisée. Le "développement personnel" serait l'objectif d'un individu égocentrique cherchant à épanouir son moi, plus que la recherche d'une éthique. Les deux perspectives sont-elles cependant forcément contradictoires ? Assurément si l'on oppose l'intérêt personnel à la prise en compte d'autrui. Mais d'un autre côté, la notion à la fois préventive et réparatrice d'équilibre avec soi (être l'ami de soi-même par "souci de soi" chez les anciens), avec les autres (la philia, l'amitié des grecs), avec le monde (l'harmonie stoïcienne avec le cosmos), ne la retrouve-t-on pas dans les promesses de ce développement personnel par des techniques mentales : dans un langage moderne, chercher à réduire les conflits intra et inter psychiques, les agressions de et contre notre environnement ?
De ce point de vue, le "care", comme "philosophie du prendre soin", de l'attention, de la sollicitude (concept développé par le philosophe P. Ricoeur), développé éthiquement par C. Gilligan ou politiquement par J. Tronto ou S. Laugier, pourrait être une version moderne de ce souci de soi, d'autrui et du monde, contrepoint à l'individualisme d'une société libérale fondée sur la l'intérêt particulier, la compétition et la performance.
Certains avancent même aujourd'hui le concept de "philothérapie" pour signifier cette action à la fois préventive et curative de certaines pratiques philosophiques. Il y aurait une façon philosophique, et pas seulement psychologique, de "traiter" l'existentiel, non directement (on reste dans le "care", prendre soin, sans être dans le "cure", soigner), mais de surcroît, par les effets constatés. La "traversée de l'affect vers le concept" affecterait le sujet, en produisant en lui et avec les autres de la pacification, voire de la résilience...
C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles les nouvelles pratiques philosophiques - ce qui peut paraître surprenant pour une discipline réputée abstraite et difficile -, se sont développées avec les élèves en difficulté dans les Segpa des collèges, mais aussi dans les Instituts Médico-Pédagogiques (IMP), les Instituts Médico-Professionnels (IMPro), les Centres Médico-Psycho-Pédagogiques (CMPP), ), les Instituts Thérapeutiques Educatifs et Pédagogiques (ITEP), où elles intéressent des enseignants, des psychiatres, des psychologues... Mais aussi dans le secteur social, où les éducateurs y voient une contribution à la prévention et au traitement de la violence, avec des praticiens philosophes comme Bruno Magret...
J. Lévine a bien, en psychanalyste, développé cet aspect. Il distinguait certes les "ateliers psycho", où l'on tente d'abord de mettre des mots sur des émotions, des "ateliers philo", où l'on travaille plutôt sur sa représentation du monde. Mais il constatait, à partir d'un corpus de ce dernier type d'atelier, qu'il s'y produit un travail sur la parole à l'occasion d'un travail sur la pensée, sur l'insertion dans un groupe par un échange pacifié, sans jugement, où l'estime de soi et la reconnaissance de chacun sont travaillées parce que l'enfant ou l'adolescent y est considéré comme un "interlocuteur valable". En intervenant dans la classe relai de F. Landoeuer à Montpellier, avec des élèves très perturbateurs voire "prédélinquants" rattachés administrativement à un collège, nous avons par exemple constaté que les corps, au cours d'une discussion à visée philosophique, se redressaient, symbolique d'une dignité recouvrée.
Quelques recherches d'ateliers philosophiques comportent une évaluation des effets thérapiques. Prenons comme exemple La Traversée, centre d'aide et de prévention pour les victimes d'agressions de la Rive-Sud de Montréal (Québec), qui pratique le soin et le philosopher auprès des personnes ayant subi des violences à caractère sexuel. Leur expérience est intéressante pour trois raisons essentielles : le recul de 25 ans d'expérience thérapeutique de cette association. Sur les 272 enfants traités à La Traversée depuis 2003, 158 étaient victimes d'inceste intrafamilial et la majorité d'entre eux avaient entre 2 et 9 ans. L'évaluation de leur Programme sur le développement du raisonnement moral chez les enfants a touché près de 6500 enfants. Enfin leurs conclusions démontrent un effet significatif des CRP (Communautés de Recherche Philosophique) quant à l'augmentation de l'estime de soi et leur intérêt pour la prévention précoce de la violence.
La Communauté de Recherche Philosophique (CRP), à La Traversée, est née du besoin d'agir sur un plan complémentaire du thérapeutique, devant l'impuissance et l'impossibilité de répondre aux questions posées par beaucoup de victimes :Pourquoi ? Pourquoi moi ? Ces questions placent les enfants traumatisés dans une quête incessante de réponses et les maintiennent souvent dans une position passive, voire dans la souffrance, tout en recherchant le sens des choses et de la vie. Par ailleurs, un certain nombre de valeurs propres à la CRP seraient susceptibles de soutenir le développement des enfants au plan identitaire, dans leurs dimensions affectives, rationnelles. Autrement dit, la visée thérapeutique de La Traversée serait complétée par les dimensions thérapiques de la CRP.
Si leur travail thérapeutique repose essentiellement sur une conception émancipatrice du sujet vis-à-vis des affects subis, les thérapeutes voient, justement là, une corrélation étroite avec le travail thérapique effectué dans une CRP. Elle est, pour eux, un soutien à la construction de l'identité de l'enfant ; un processus philosophique lui permettrait de reconnaître et s'approprier ses propres inconforts et malaises, l'aidant à se positionner plus solidement vis-à-vis de lui-même et du monde. En donnant un caractère de vérité à ce qu'il ressent par la compréhension qu'il en dégage, en puisant dans la force interne que lui procure la satisfaction de se sentir possesseur de lui-même, en s'émancipant de la servitude avec laquelle il est aux prises, et enfin en s'autonomisant, l'enfant dispose de plus de moyens pour se protéger. Pour La Traversée, s'il est de l'ordre des utopies de penser que l'enfant pourra, avec le soutien d'une réflexion philosophique, se protéger contre des agressions, il est cependant réaliste de penser que cette démarche pourrait contribuer à développer chez l'enfant une force qu'ils qualifient de résiliente. Boris Cyrulnik cite d'ailleurs les "ateliers philo" comme facteur possible de résilience. Et Johanna Henrion fait sa thèse sur cette question avec des élèves de lycées professionnels...
Si ce travail de construction identitaire renverse la position passive en une position active pour le sujet en devenir que représente l'enfant, ce travail s'accompagne d'un processus de reconnaissance de l'autre et tend à développer l'empathie chez les enfants. Réciprocité et empathie sont les vecteurs par lesquels le fanatisme peut être déjoué. Cela explique que malgré une enfance équilibrée, des jeunes adultes, pourtant diplômés, peuvent sombrer dans le fanatisme et la violence, par absence d'empathie. Cette capacité, développée dans le cadre de la CRP, à se représenter le monde de l'autre et à lui consentir une humanité tout aussi comparable à la sienne, est un enjeu central dans la prévention de la violence.