Le projet de nouveau programme d'Enseignement Moral et Civique (EMC ), dans sa version 2014, qui doit être appliqué à la rentrée 2015, continue la voie engagée depuis les programmes 2008, par la circulaire du 25/08/2011 et le rapport sur la morale laïque, et c'est très bien ainsi. Cette version exposant les trois principes nettement articulés -avec la devise républicaine en filigrane ?- et les quatre dimensions de l'EMC, est tout à fait satisfaisante sur le plan pédagogique et éducatif, et de plus en plus urgente sur le plan social.
A - Elle renonce aux maximes et aux adages dont les enseignants ne s'étaient guère saisis, et poursuit heureusement l'ouverture sur la pratique des débats en classe, qui permettent d'aborder des questions qui préoccupent les élèves et qu'ils n'ont pas l'occasion de poser par ailleurs. La triste actualité récente (NDLR : attentats de janvier 2015) nous montre la nécessité de la tenue de débats en classe sur ces questions vives qui animent la communauté nationale, donc les élèves. Leur permettre d'en discuter sous le contrôle d'un-e- enseignant-e- en classe, même si la tâche n'est pas toujours aisée, est cent fois préférable au fait de les abandonner à un dialogue solitaire avec des sites haineux ou complotistes du Net.
B - Elle reconnaît l'importance du travail de la sensibilité esthétique des élèves, et tout spécialement en passant par la médiation culturelle des oeuvres, notamment de littérature, dont nous savons l'effet moteur qu'elles peuvent avoir sur la conscience de problèmes civiques ou moraux dans leur complexité.
C - Le lien unissant l'EMC à la laïcité -et même à celui de l'enseignement du fait religieux- est fondamental, et l'actualité nous en montre une nouvelle fois l'importance. Or le terme de laïcité n'apparaît guère -par souci d'apaisement ?- dans la pourtant très bonne introduction, alors que le principe de laïcité est l'un des fondements de notre socialité démocratique les plus discutés du moment.
Certes, on voit bien son intrication directe avec le principe d'autonomie et de coexistence des libertés, avec la référence à la liberté de conscience et à la tolérance réciproque, mais ne pourrait-on pas la rendre plus explicite en ajoutant les deux précisions suivantes ?
- Citer davantage dans cette introduction la laïcité comme un élément capital du "vivre ensemble", en soulignant que la légitimité du principe démocratique repose sur l'horizontalité du peuple et non sur la verticalité d'un rapport au divin. Ou que le fondement de notre culture commune se définit par des principes républicains humains, et non par la loi divine, que chacun est libre cependant de reconnaître en son propre coeur comme culture individuelle.
- Rappeler que l'enseignement moral et civique est par définition laïque, c'est à dire non-religieux. Que les préceptes de la morale ne se réfèrent pas à un code défini préalablement par un crédo théologique, laissé à la libre appréciation de chacun, mais au contraire fait appel au jugement individuel, en faisant le pari d'une raison également partagée.
- Que cette raison soit toujours sollicitée pour réfléchir aux progrès possibles dans la réalisation des idéaux républicains, c'est précisément ce qui justifie le recours aux débats en classe, prémices des débats démocratiques adultes, et permet de comprendre l'écart qui étonne a priori les élèves entre l'égalité en droit et la constatation d'inégalités réelles.
On peut émettre peut-être quelques réserves sur la progressivité et les objectifs. Non parce qu'ils serait inintéressants, bien au contraire. Mais parce que cette progression pourrait être comprise comme une progression linéaire, à envisager à la lettre, alors qu'elle présente une progressivité possible et plausible, dans son contenu comme dans sa forme, et non une suite d'étapes à respecter impérativement dans la logique des apprentissages.
Dans son contenu d'abord : animer des débats, c'est aussi se permettre d'écouter réellement les interventions des élèves, et donc s'autoriser à aborder des problèmes qui, s'ils viennent des élèves, peuvent relever de moments ultérieurs dans la progression des cycles. Il serait dommage de penser qu'on ne puisse les aborder pour cette raison.
Dans sa forme ensuite : certaines pratiques ne devraient pas être comprises comme réservées à une étape précise, et pourraient, selon la classe, être envisagées par les enseignant-e-s à plusieurs degrés de cette progression.
L'autonomie pédagogique des enseignant-e-s est effectivement indéniable, mais il faut faire attention à ce que cette autonomie ne soit pas ressentie comme un abandon face à des pratiques citées et encouragées, mais auxquelles, n'ayant pas nécessairement de formation préalable, les professeurs se trouvent parfois démunis.
Il subsiste néanmoins une question importante : "Quelles difficultés envisager dans sa mise en oeuvre concrète dans les classes ?" Et le problème de l'insuffisance de la formation s'avère ici déterminant, si l'on souhaite que les enseignant-e-s se saisissent réellement de ce programme d'EMC.
Les enseignant-e-s risquent en effet d'estimer que leur formation est insuffisante pour se lancer dans des pratiques qui ne leur sont toujours habituelles. Si l'on veut éviter que seul-e-s se lancent réellement dans l'EMC les enseignant-e-s qui étaient déjà familiers des nouvelles pratiques en question, il faudrait donc veiller à agir simultanément et fortement sur la formation continue (en animations pédagogiques et en ressources numériques -toujours hélas moins efficaces quantitativement et qualitativement qu'une formation en présence) et sur la formation initiale (en veillant cette fois à ce que des horaires -significatifs et cohérents dans leur regroupement- soient effectivement proposés aux futurs professeurs).
Les domaines concernés sont :
1- Les pratiques coopératives et institutionnelles,qui n'existent pas dans toutes les classes, ou pire, sont parfois travesties dans une caricature oubliant complètement l'esprit de la pédagogie qui les a initiées ;
2- Le travail spécifique sur la littérature jeunesse et les débats d'interprétation,domaine parfois sacrifié dans certaines formations en ESPE, oubliant que la culture des oeuvres fait aussi partie de la culture commune ;
3- La pratique des débats philosophiques, dilemmes, clarification des valeurs, qui requiert une formation véritable sur les enjeux philosophiques des problèmes civiques et moraux : un débat est un cours qui se prépare sérieusement à l'avance. L'absence d'improvisation dans la préparation philosophique des discussions est la condition nécessaire pour pouvoir rebondir sur toutes les représentations "spontanées" des élèves que l'on aura pu anticiper. Il est ainsi capital de pouvoir fournir aux enseignant-e-s des pistes solides pour ne pas les laisser sans ressources affronter les tensions polémiques et se réfugier dans des conclusions d'autant plus lénifiantes et faussement consensuelles qu'elles sont souvent posées comme prémisses, dès le début de la réflexion commune.
Une discussion à visée philosophique n'est pas la libre expression des élèves laissés à eux-mêmes dans un faux relativisme confinant au bavardage, et excluant tout réel apprentissage. Elle n'est pas non plus réductible à un moralisme immédiatement manichéen et comportementaliste ("il faut respecter tout le monde, les hommes, les lois et les pelouses", "chacun doit tolérer son voisin dans sa différence", "ce n'est pas beau de mentir"...). Ce discours ne peut guère être entendu a priori par bien des élèves.
Un préjugé, pour être rectifié ultérieurement au cours du débat, doit pouvoir préalablement se formuler et être entendu sereinement par des enseignants qu'une solide préparation philosophique en amont rendra capables d'accueillir, puis de soumettre à la critique commune. La formation en ESPE -et des ressources sérieuses à mettre en ligne- ont ici un rôle important à jouer pour guider les enseignant-e-s novices entre ces deux écueils.
4- Des apports théoriques et pratiques, philosophiques, scientifiques et historiques, sont nécessaires pour permettre aux enseignant-e-s, dès le primaire, d'oser animer des débats qui se confrontent enfin aux "questions vives", aux inévitables polémiques ( cf par exemple le travail remarquable, face aux préjugés des élèves, d'un Iannis Roder, p. 105-121 des Territoires perdus de la République), aux théories du complot, au négationnisme, aux incompréhensions nombreuses des principes républicains, de la laïcité, du sens de la démocratie, de la République, ou de l'égalité formelle et réelle... C'est à cette condition qu'on pourra voir émerger de vrais débats, d'où peuvent surgir -et être travaillées !- les représentations premières, puis les préjugés des élèves qu'il serait sinon une fois de plus dommage de ne laisser qu'à un monologue solitaire face à des réseaux internet douteux.
Un domaine apparaît régulièrement dans les réflexions sur ce qui serait nécessaire pour éviter l'embrigadement dans les sectes religieuses : l'enseignement du fait religieux. Savoir s'il doit ou non être incorporé ou simplement juxtaposé à l'EMC est une question, mais il est dommage de constater que la belle impulsion de 2002 et du rapport Debray se soit progressivement tarie, et la relance d'une formation en ce sens serait fort utile en ces temps troublés.
Ce pourrait être l'occasion de réfléchir là aussi sur les enjeux philosophiques et historiques importants quoique délicats du fait religieux, de manière à pouvoir établir un savoir scientifique sur ces questions et pouvoir ainsi aborder le fait religieux dans le sens d'un pluralisme et d'une neutralité, toutefois engagés dans la défense des valeurs de l'école républicaine :
- les interprétations diverses et successives des textes religieux dans l'histoire ;
- l'extrême diversité des croyances et incroyances dans le monde ;
- le surprenant pluralisme existant à l'intérieur même de chacune des religions, loin d'être aussi monolithiques qu'on se les représente habituellement;
- la très relative interdiction de représentation des images dans toutes les religions, y compris dans la religion musulmane ;
- l'apparition et le sens des rites des différentes religions, etc.