La réflexion que nous proposons ici veut penser concrètement les chemins de la réussite universitaire pour les jeunes de classes culturellement défavorisées, plutôt que de l'appeler de ses voeux - c'est-à-dire de voeux bien pieux et irréalistes.
Rien de miraculeux pour autant, évidemment : juste une réflexion en chantier sur quelques axes du travail que nous menons avec les jeunes depuis trois ans et quelques exercices concrets, à partager avec les lecteurs de Diotime.
Depuis l'enquête de P. Bourdieu et Cl. Passeron sur la Reproduction (c'est-à-dire la reproduction, grâce au système universitaire, d'une découpe de la société en classes sociales reproduite à l'identique ou presque de génération en génération), on sait que le système universitaire produit lui-même de l'inégalité en matie`re d'apprentissage et d'acce`s aux savoirs et aux diplômes.
Cette enquête a été menée il y a presque 50 ans déjà. Rien, pourtant, n'a fondamentalement changé dans l'encadrement des étudiants en échec, ni dans la pédagogie des cours d'université. C'est que les causes de cet échec semblent puiser si loin dans les habitus de classes qu'elles paraissent indéracinables. Nous faisons l'hypothèse que cet échec n'est pas principalement causé par une connaissance trop approximative d'une discipline donnée, mais peut souvent être conside´re´ comme le re´sultat de dispositions socio-cognitives et socio-langagie`res des élèves, lie´es a` leurs modes de vie et de socialisation, qui les pre´parent mal aux exigences de l'université. Cet échec est également causé par l'opacite´ et le caracte`re implicite des re´quisits de l'Académie. Un écart (qui n'est pris en charge par aucun des acteurs) existe entre ce qui est attendu réellement des élèves à l'université et ce qu'on dit explicitement attendre d'eux ou ce qu'ils croient eux-mêmes au sujet de ces attentes. Ces élèves passent et repassent les mêmes examens, et d'échec en échec, aggravent le sentiment de leur incompétence et de leur "bêtise", sans trouver en face d'eux un interlocuteur soucieux de leurs modes de fonctionnement intellectuel ou langagier et d'un accompagnement qui puisse leur permettre de prendre la mesure de leurs difficultés et de la nature de cet écart entre ce qu'ils produisent et ce qui est attendu d'eux à l'université.
Soucieuse de ne pas enfermer la philosophie dans les salons d'une bourgeoisie cultivée, l'association belge PhiloCité propose un suivi particulier à destination de ces étudiants en difficulté structurelle et culturelle dans leurs études supérieures. Ce suivi s'adresse spécifiquement à ceux qui, ne disposant pas des codes implicites de l'université, ne peuvent pas y réussir leurs études et qui ne comprennent souvent pas les raisons de leur échec d'une façon qui puisse leur permettre d'y remédier.
I) Image de soi
On arrive à l'université avec une image de soi, un profil scolaire dans lequel on peut enfermer définitivement ses incompétences. Une des premières étapes du travail commun est de se pencher sur ce profil intériorisé : que pense-t-on de ses propres dispositions mentales et compétences intellectuelles ("je ne sais pas organiser ma pensée", par exemple, ou "moi, je retiens toujours d'abord les exemples : j'ai besoin de concret !", "je ne retiens que ce que je comprends", etc.) ? C'est l'élève qui m'explique la matière, et non l'inverse. Et en travaillant la compréhension d'une matière, je choisi de ne pas négliger ces petits commentaires anodins qui accompagnent les explications de l'élève.
Le premier travail est de faire signifier jusqu'au bout ces jugements, de voir d'abord ce que signifient ces catégories dans lesquelles un étudiant peut s'enfermer : pourquoi dis-tu que tu ne peux pas organiser ta pensée ? Comment procèdes-tu ? Que serait pour toi la bonne organisation d'une pensée ?
Mettre du contenu derrière le modèle positif évite l'impuissance qu'on ne peut pas manquer d'éprouver devant un étudiant idéal, fantasmé autant par certains professeurs que par les "mauvais" élèves d'ailleurs.
Le cheminement se veut tout à l'opposé d'un mode d'emploi qu'on proposerait à l'élève en échec, et qui serait indépendant de ses talents propres et des ajustements successifs concrets et précis à faire pour en acquérir de nouveaux. Reconnaître ses talents potentiels, les exploiter de façon consciente et mesurer ce qu'on peut y ajouter pour répondre mieux aux exigences académiques : c'est l'un des enjeux de ces séances.
Le premier jugement que chacun porte sur ses qualités ou déficits intellectuels propres doit être amendé et complété. On ne peut pas se contenter d'un verdict souvent très sommaire et partiel. On veille donc alors à rendre plus apparent un fonctionnement intellectuel typé. Comment ? Par exemple par un exercice qui consiste à lire quelques pages et à voir ce qu'on en retient "naturellement" ; vers quoi notre esprit nous porte-t-il "instinctivement", qu'est-ce qui nous est au contraire une difficulté, un obstacle à la compréhension ou à la mémorisation ? Qu'est-ce qui n'a laissé nulle trace dans notre esprit ? Et pourquoi ? On peut aussi lire un passage court et le reformuler. C'est la capacité de traduire qui est alors travaillée plus que la mémoire : comment traduit-on une pensée complexe et courte ? Qu'a-t-on laissé tomber et pourquoi ? Comment établit-on le partage entre les informations essentielles et les informations accessoires ?
Il est capital de rendre plus conscient ce fonctionnement mental propre à chacun. On peut en effet le voir comme une ressource utile à exploiter pour la réussite d'un examen, parce qu'elle développe la capacité à répondre aux codes implicites guidant l'évaluation. La conscience de son mode de fonctionnement est un atout, et certainement pas seulement ni essentiellement la mesure d'une lacune. Mais cette conscience doit être explicite : il y a un écart significatif entre donner un exemple pour répondre à une question et annoncer qu'on va commencer par donner un exemple, puis qu'on tentera de voir ce qu'il illustre éventuellement. Ce qui est visé ici, c'est le passage de connaissances en actes ou habiletés de pensée intuitivement utilisées a` des connaissances conscientes, explicites, et du coup aussi plus flexibles et potentiellement plus inventives et mieux maîtrisées. En d'autres termes, nous visons à faciliter l'e´mergence d'une conscience métacognitive, qui est un facteur déterminant mais implicite, voire même souvent inconscient, d'évaluation et de partage entre "bons" et "mauvais" élèves.
II) Apprentissage de la langue
Le langage est un problème particulièrement épineux. Comment faire quand le vocabulaire est pauvre et que c'est par la faible qualité de son expression que l'étudiant est conduit à l'échec ? Ce sont des années de scolarité qui semblent souvent avoir creusé au fil du temps des déficits qui paraissent trop abyssaux pour être surmontables aisément et avec les moyens dévolus à l'encadrement des élèves qui redoublent leur année d'étude. Rien moins qu'une impossible nuance simplement parce qu'on manque des mots qui permettraient de la penser, comme on manque par exemple, quand on parle français, des nuances du vocabulaire inuit pour nommer la neige qui nous empêche tout simplement d'en percevoir la richesse des textures, des couleurs et des usages. Les élèves ont ici aussi une conscience de ces déficits qui peut les aider, comme les paralyser.
Un des enjeux de ces séances est d'affiner également leur diagnostic sur ces défauts de l'expression pour ne pas se perdre dans des jugements dépréciatifs trop globaux, mais ouvrir sur un travail de conscience et de rattrapage organisé, précis et conscient.
Quelques situations précises
Catherine parle très vite, comme si elle jetait tout ce qu'elle savait comme on déverse une brouette d'un coup sec. Pourquoi ? Parce qu'elle aimerait en terminer le plus vite possible. Mais prise dans ce désir propre, peut-elle considérer le récepteur du message et l'impression qu'elle produit sur lui ? Je lui propose alors de redire la même chose dans un rythme plus lent, en comptant jusqu'à trois avant de répondre à ma question. Je lui demande d'éprouver ensuite la différence. Qu'est-ce que la lenteur modifie en elle ? Et à son avis, en l'autre, qui reçoit l'explicitation ? Recettes imprudentes, certainement, qu'on ne peut pas appliquer comme une recette de cuisine. Mais dans un jeu de rôle, visant l'exercice et la conscience, on peut utiliser ce schématisme, qui donne quelques repères ; on peut en sourire aussi.
Autre situation. Justine met des "donc" dans chaque phrase, elle en saupoudre son discours, comme à la salière. On essaye alors de voir ce que donne la même phrase sans les "donc" : on la laisse raisonner, faire écho, peser autrement avec le donc, puis sans le doc. Il nous apparaît qu'il rend la réflexion trop linéaire ou binaire, comme si le seul lien logique qui existait entre des phrases était un lien nécessaire entre cause à conséquence : "ceci donc cela". La même succession de phrases sans les "donc", qui sont devenus comme une sorte de tic de langage malencontreux, donne alors le sentiment que la pensée est plus nuancée. C'est qu'elle ouvre tout un potentiel de nuances dans les liens entre les phrases et les idées que le "donc" répétitif obturait.
Benoît commence ses phrases par les compléments indirects du verbe, avec des verbes demandant des prépositions qu'il faut donc choisir à bon escient ("de ce présupposé portant sur la nature du pouvoir, on conclura que..."). Il n'a pas vu qu'il se rendait la tâche bien compliquée parce qu'au lieu de fixer son attention sur le sens de ce qu'il dit, il doit la mobiliser pour chercher un verbe correspondant à la préposition utilisée en début de phrase. Ou alors, précisément parce qu'il cherche d'abord ce qu'il veut dire, il met un verbe qui ne convient pas à la préposition mise en début de phrase. Cet usage inversé et complexe de la structure classique des phrases au lieu d'être un raffinement dans l'expression donne du coup plutôt l'impression d'une absence de maîtrise du langage oral : Benoît ne tombe pas souvent juste et cette absence de justesse déforce incontestablement son propos. Elle fait un obstacle à l'écoute de son interlocuteur, réalité qui le pénalise lors des examens oraux.
Loïs se relâche à la fin d'une explication claire et sa dernière phrase semble souvent dire l'inverse de ce qu'elle vient de dire clairement. C'est qu'elle voulait apporter une nuance, mais sans l'introduire comme telle explicitement, et l'odeur de l'écurie ("ouf, c'est presque fini") lui fait négliger le choix des mots, leur sens précis, leur enchaînement. Je lui propose de se pencher systématiquement sur les dernières phrases de ses explications, avec souvent quelques rires... Trouver les ressources pour dépasser un tic langagier dont on a pris conscience est une aventure amusante, éventuellement !
Les exemples pullulent. On cherche ici à développer la conscience de sa façon propre d'être dans la langue : est-ce qu'on s'y jette ou est-ce qu'on y va précautionneusement ? Est-ce qu'on sait ce qu'on veut faire ? Est-ce que ça correspond à ce qu'on fait effectivement ? Est-ce qu'on peut le dire parfois explicitement, et dévoiler ainsi les coulisses de sa pensée ? Car, avec cette conscience, s'ouvre une possibilité de changements, parfois très ténus, mais qui modifient des choses discrètes comme le climat et les impressions vagues de qualité d'expression qui orientent pourtant décisivement le jugement du professeur lors de l'évaluation.
On cherche souvent à jouer avec la langue, grâce à la reformulation répétée : peut-on dire la même chose en d'autres mots, une fois, deux fois, trois fois ? C'est un entraînement à l'image de celui des sportifs qui répètent un geste ou une phase de jeu pour se le mettre en tête, pour développer des habiletés d'exécution et des automatismes. Nous cherchons également à donner aux élèves la conscience de la force de la formulation, du choix des mots, de l'articulation des phrases, indépendamment de la "bonne réponse" qui les obsède beaucoup trop, comme si le contenu était indépendant du contenant. C'est en disant et redisant parfois d'une autre façon une même idée qu'on peut acquérir une souplesse dans l'usage de la langue et une meilleure conscience de l'importance de la formulation et pas seulement de l'idée qu'on voudrait transmettre, qui nous paraît parfois claire "dans notre tête", mais les mots sont une dentelle plus délicate, qui tissent parfois une toile qui semble dénaturer l'idée initiale.
Ce rapport à la langue est structurel pour un individu ; le travail de conscience et de jeu pour ouvrir de nouvelles possibilités est ainsi humainement bouleversant. C'est soi-même qu'on regarde à travers son usage singulier de la langue. Ces séances sont denses, émotionnellement comme intellectuellement. Tant et si bien qu'une possibilité de secondarisation s'ouvre : l'étudiant ne vient plus dans l'unique perspective de réussir son examen et l'intérêt de ces séances n'est pas limité à cette réussite, mais à la compréhension de ses propres réflexes intellectuels et langagiers, de sa démarche logique et rationnelle (ou illogique et irrationnelle aussi!).
III) Et la philo dans tout ça ?
La philosophie est parfois la matière travaillée, mais le plus souvent, c'est une autre discipline, dont nous ne sommes pas nécessairement des spécialistes, loin de là. Et peu importe : on fera alors le chemin ensemble pour tenter de comprendre le sens et les enjeux de la matière, dans une discussion d'intelligence à intelligence égale qui affronte les difficultés et les incompréhensions sans avoir besoin de les cacher. Ce qu'on réhabilite ici, c'est d'abord la confiance liée à la situation d'égalité dans la compréhension de la matière entre "coach" et "coaché". C'est aussi l'occasion d'un travail qui est au fondement de toute compétence intellectuelle : c'est en se confrontant à un champ de savoir, en l'interrogeant, en faisant des liens, en tentant de voir s'il existe des exemples qui résistent, etc. qu'on devient compétent dans cette matière. Il s'agit en somme de réhabiliter ici le processus de recherche, de questionnement et le brouillon, au détriment de la suprématie de la réponse finale, correcte, qui domine la logique scolaire et académique. On sort de la séparation inhibante du monde de l'intelligence entre l'intelligence supérieure du maître explicateur et l'intelligence inférieure de l'élève ignorant. Jacques Rancière, dans Le maître ignorant, voit dans cette scission une raison de la perte de confiance des "mauvais élèves" qui peuvent être pris au piège de l'explicitation : puisqu'on leur explique, c'est qu'ils ne peuvent pas comprendre par eux-mêmes. Ils attendent alors toujours une explication plutôt que d'avoir confiance en leurs capacités à comprendre et dans la légitimité des questions qu'ils se posent quand ce qu'ils comprennent ne leur semble pas clair, correct ou évident.
La compréhension de la matière, de ses difficultés et de ses enjeux, n'est cependant qu'un aspect du travail effectué, nécessaire sans doute, mais qui ne représente peut-être pas l'essentiel pour autant. Il faut aussi parvenir à jouer avec les différentes opérations mentales qui font de la philosophie non seulement un contenu doctrinal tenant à une histoire des grandes questions philosophiques et à de grands auteurs, mais aussi une ou des méthodes, appuyée(s) sur une série d'opérations intellectuelles : définir, conceptualiser, problématiser, faire une objection, contextualiser, trouver un exemple, mais aussi déterminer ce qu'on est en droit d'en tirer comme leçon et tester la généralisation pour éviter les abus, etc. La philosophie est alors ici un outil transversal de conscience des opérations mentales et à ce titre véritable outil d'émancipation concernant le rapport même au savoir et non tel champ de savoir déterminé.
L'enjeu n'est pas de comprendre avec l'élève une matière où nous sommes avec lui à égalité de savoir et de compétence, c'est de lui donner la confiance nécessaire à mettre son intelligence pleinement au travail pour qu'il puisse travailler seul n'importe quelle matière. Et ici, le statut un brin prestigieux de docteur en philosophie aide : il montre que, docteur ou pas, élève brillant ou pas, la compréhension reste un travail fondé sur des opérations de questionnement, de vérification, laissant parfois des champs d'incertitude qu'on peut rendre apparent parce qu'ils sont le fruit d'un travail d'enquête et non d'un retrait de l'intelligence qui avoue son impuissance.
(1) : PhiloCité (www.philocite.eu) est une association de philosophes issus de l'université de Liège, créé en 2006 et aujourd'hui reconnue comme organisation de jeunesse par la Communauté française de Belgique. Elle propose des ateliers de philosophie avec les enfants et les ados, forme les enseignants à l'animation de discussions philosophiques selon différentes méthodes (ARCH Lévine, CRP Lipman, DVDP Tozzi, maïeutique Brenifier), accompagne et nourrit cette pratique par ses recherches sur la pédagogie, l'école, les méthodes philosophiques, etc. et par la création de jeux et d'exercices propres à en dynamiser l'exercice. L'association vise à instaurer un triangle de la connaissance où animation, innovation et recherche se renforcent et s'alimentent mutuellement.