Revue

Analyse d'une pratique experte d'animation d'une discussion à visée démocratique et philosophique sous l'angle de la temporalité

I - Introduction

Observer une pratique experte pour comprendre comment s'y prendre peut au mieux ne pas suffire, au pire décourager les novices. Une action parfaitement accomplie paraît si évidente qu'on peine à saisir les raisons fondamentales de sa réussite. Nous privilégions un des aspects de l'activité qui nous semble pertinent pour mieux connaître ce qui se joue et comment : la dimension temporelle. Le temps détermine l'activité a priori, mais il est aussi en retour déterminé par elle. Il est donné comme cadre, mais s'avère beaucoup plus relatif qu'il n'y paraît, car il dépend des représentations que les élèves et l'animateur s'en font, et il peut être impacté par les ajustements et les négociations qui se jouent entre eux. Nous considérons le temps au travers de trois matrices : celle de sa relativité ; celle du pouvoir auquel le temps est fondamentalement lié ; celle de la conscience que les acteurs ont de ce temps comme phénomène déterminant de leur activité. Cette analyse d'une pratique experte d'animation d'une Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (DVDP) sous l'angle de la temporalité cherche à identifier les représentations temporelles sur lesquelles l'animateur s'appuie plus ou moins consciemment pour mener à bien son activité, représentations qu'il tendrait à développer également chez ses élèves au service d'un double objectif d'apprentissage, démocratique et philosophique.

II - Les fondements théoriques de l'analyse

Pour analyser la pratique de l'animateur expert, nous avons recours principalement à des travaux de psychologie cognitive et de didactique professionnelle.

1. Les concepts de la psychologie cognitive : schème/situation ; connaissances critiques (Vergnaud,1990, 1996, 2007)

Le concept de schème pour Vergnaud rend compte de l'existence d'une organisation relativement invariante, mais néanmoins adaptable, de la conduite d'un sujet pour une classe de situations donnée. Ces situations sont liées entre elles et au schème par des éléments communs que le sujet identifie. Il s'agit d'invariants dits opératoires parce que pris en compte par le sujet dans son action, ils lui permettent d'opérer pour atteindre les buts qu'il se donne dans cette situation. Vergnaud distingue deux types d'invariants opératoires : les concept-en-acte qu'il est pertinent de prendre en compte dans la situation en termes d'information et les théorèmes-en-acte qui permettent de traiter cette information en tenant pour vraies certaines propositions concernant les concepts-en-acte. Un exemple : l'organisation d'une DVDP repose sur les concepts temporels de durée, de rythme, d'ordre des événements, réglés selon des valeurs quantitatives et qualitatives dont l'évolution en cours de séance détermine les décisions que l'animateur doit prendre en fonction de ce qu'il tient pour vrai. Il peut ainsi savoir par expérience par exemple qu'un rythme suffisamment soutenu permet de maintenir l'attention et l'implication, qu'une durée trop longue démobilise, qu'un ordre respecté ou pas dans la prise de parole des participants influe sur la qualité des échanges. Ces connaissances sont dites connaissances critiques au sens où elles font la différence entre un animateur compétent qui les utilise et un qui le serait moins, parce qu'il n'en disposerait pas encore. La maîtrise du réglage très fin de ces aspects temporels est un schème que l'animateur développe avec l'expérience, en construisant son modèle opératif au plus près de la structure conceptuelle de la situation. Nous empruntons ces deux derniers concepts à la didactique professionnelle initialement théorisée par Pierre Pastré.

2. Les concepts de la didactique professionnelle: structure conceptuelle et modèle opératif (Pastré, 2005)

Reprenant les concepts de schème et de situation de Vergnaud, Pastré développe les concepts de structure conceptuelle de la situation et de modèle opératif du sujet, pour rendre compte de cet apprentissage du professionnel en situation de travail. La structure conceptuelle correspond au noyau conceptuel de la situation, c'est-à-dire à l'ensemble des concepts indispensables pour évaluer la situation et son évolution de sorte que l'action soit opportune, pertinente et efficace. Le modèle opératif rend compte du modèle mental que le praticien se construit dans l'action à partir d'un modèle cognitif (sa formation théorique préalable) et des validations ou invalidations que sa propre activité lui apporte. Avec l'expérience, le modèle opératif du sujet tend à se rapprocher de la structure conceptuelle de la situation.

3. L'entretien de co-explicitation (Vinatier, 2013)

Un praticien même expert n'est souvent que faiblement conscient des connaissances critiques qu'il utilise. Isabelle Vinatier a mis au point un entretien particulier qui permet au chercheur et au praticien d'analyser ensemble une situation de travail pour tenter de mettre en évidence les éléments déterminants de l'activité. L'entretien de co-explicitation (Vinatier, 2013), qui constitue notre cadre méthodologique de recueil et d'analyse des données, se conduit selon le protocole indiqué par son auteure. En premier lieu, un contrat de communication place le chercheur et le praticien en réciprocité dans une démarche de co-analyse et de partage de leurs connaissances respectives. Le praticien est enregistré (vidéo ou audio) sur son terrain en situation d'exercice. L'enregistrement est transcrit et analysé une première fois par le chercheur selon ses cadres théoriques. Cette analyse est soumise au professionnel avant l'entretien de co-explicitation et mise à l'épreuve d'une discussion critique pendant l'entretien. Les deux interlocuteurs ont chacun leur domaine d'expertise : les cadres théoriques de la recherche pour l'un, les savoirs pragmatiques et expérientiels pour l'autre. Il s'agit de collaborer pour mieux comprendre l'activité du praticien. Les interprétations du chercheur sont discutées, les indicateurs jugés significatifs sont sélectionnés par le professionnel qui peut éventuellement rejeter ceux du chercheur et élargir ses interprétations. Le praticien collabore activement à la construction de la signification de son activité, s'approprie éventuellement les connaissances théoriques en fonction de ce qu'il juge nécessaire pour sa pratique, et contribue éventuellement à théoriser de nouveaux aspects absents de l'analyse initiale du chercheur. L'entretien de co-explicitation est enregistré, transcrit et analysé selon les cadres théoriques de l'analyse de l'activité. On trouvera dans le document suivant cet article la transcription d'un tel type d'entretien avec Michel Tozzi (MT).

III - Problématique et hypothèses de l'étude

Une précédente étude nous a permis d'identifier quelques composantes de la structure conceptuelle temporelle de la DVDP (Pierrisnard, 2014) : l'empan temporel large ; le kairos ; le cheminement en spirale.

L'empan temporel large rend compte de la durée approximative dans laquelle l'animateur se situe pour penser son activité. Cette durée centrée sur le présent tient compte d'un avant et d'un après la séance en cours qui permet d'envisager les apprentissages visés dans le long terme de leur évolution, tant en ce qui concerne les élèves que l'animateur lui-même dans son propre développement professionnel. Cette caractéristique d'une représentation temporelle amplement englobante a d'importantes incidences sur la pression temporelle qui s'exerce pendant l'activité. Plus l'empan temporel est large, moindre est la pression dans la mesure où ce qui n'est pas encore maîtrisé peut être considéré comme déjà commencé dans les séances passées, et en voie d'achèvement dans la séance en cours et celles à venir. Un résultat qui ne viendrait pas encore n'est pas un échec mais un chantier sur l'issue duquel on peut garder confiance. Une telle représentation incite à rechercher dans la situation en cours les indices positifs de la construction des connaissances visées plutôt que des manques. L'empan temporel large donne aussi une vision panoramique des apprentissages qui permet de mieux saisir les enchaînements, les ruptures et les continuités dans le développement des connaissances pour mieux l'accompagner.

Les concepts-en-acte qui correspondent à un empan temporel large sont par exemple les souvenirs d'expériences personnelles antérieures, le statut épistémologique de la réponse. Les théorèmes-en-acte peuvent supposer que les élèves construisent et affinent peu à peu les connaissances nécessaires sur le long terme, ou que les réponses des élèves font réfléchir l'animateur aussi. Les règles d'action consistent à conduire les élèves à faire du lien entre les différents temps et lieux d'apprentissage, à laisser murir les idées, à faire le deuil d'une réponse espérée qui ne vient pas...

Le kairos désigne les opportunités qui surgissent dans la séance, les bons moments pour accomplir les actions qui feront avancer le débat. L'animateur comme les élèves doivent être vigilants pour identifier ces occasions d'agir et ne pas les laisser passer autant que possible. MT insiste sur la dimension éthique de l'intervention liée au kairos (Tozzi, 2014) : le kairos c'est la surprise, l'imprévisible, qui peut se produire si la situation est suffisamment indéterminée pour offrir un espace de liberté de penser, de parler ou non, de construire son propre savoir parce que la posture de non-savoir de l'animateur le permet.

Les concepts-en-acte sont ici le questionnement, la problématisation, l'argumentation, la conceptualisation, le comportement des élèves qui donnent des indices sur l'évolution du débat. Les théorèmes-en-acte permettent d'interpréter ces concepts en tenant pour vrai que les élèves sont capables de répondre, que saisir les kairos permet de valoriser ce qui se dit, que c'est former les élèves à saisir eux-mêmes les kairos en leur donnant le pouvoir de s'exprimer, ou de ne pas s'exprimer, au moment où ils le désirent, sur le contenu qu'ils souhaitent apporter dans le débat. Les règles d'action consistent à exercer sa vigilance, avoir un regard périphérique sur les comportements, pratiquer une écoute cognitive ou philosophique, provoquer éventuellement le kairos au besoin.

Le cheminement en spirale correspond à la nécessité de revenir sur ce qui s'est déjà dit, non pas pour le redire à l'identique, mais pour approfondir. Cette figure du temps de la DVDP permet d'éviter que le débat ne se transforme en simple discussion qui alignerait des propos superficiels, elle introduit un temps cyclique générateur de nouveauté, cadre d'un accroissement de la complexité et de la densité du travail de la pensée.

Les concepts-en-acte qui correspondent à cet aspect temporel sont les trames conceptuelles qu'on voit se dessiner, les couches réflexives, les contraires, les synonymes, les distinctions conceptuelles, les questionnements, la richesse et la densité du propos, son potentiel philosophique... Les théorèmes-en-acte qui permettent de traiter ces concepts sont par exemple : reformuler ce qui vient d'être dit permet d'enrichir la réflexion, d'éviter la fuite en avant linéaire des idées, d'offrir aux élèves un certain confort temporel, de respecter l'éthique temporelle du sujet par une temporalité plus respectueuse de ses besoins... Les règles d'action consistent à faire reformuler, à reposer la question, à faire préciser, approfondir.

Ces trois composantes ne rendent pas compte de toute la structure conceptuelle temporelle de la DVDP. Nous avons également observé dans les séances de DVDP et dans les entretiens de co-explicitation que nous avons menés avec les animateurs quelque chose de l'ordre du rythme qui semblait également déterminant dans la situation, mais que nous n'avions pas pu explorer suffisamment.

Nous avons donc dans cette nouvelle étude deux hypothèses. La première est que nous nous attendons à retrouver les trois figures temporelles déjà identifiées. La seconde hypothèse que nous faisons est que la dimension du rythme vient compléter la structure conceptuelle temporelle de la DVDP.

IV - Méthodologie

Nous utilisons la technique de l'entretien de co-explicitation d'Isabelle Vinatier (cf. supra) pour analyser avec l'animateur expert Michel Tozzi sa pratique lors d'une DVDP - démonstration avec des élèves de cycle 3 (CM2), dans le cadre de la journée mondiale de la philosophie en novembre 2010, sur le thème de la différence. Selon cette méthode, nous avons travaillé sur la base de l'enregistrement vidéo de cette séance et de sa transcription écrite pour fournir au praticien une première analyse du chercheur sous l'angle de la temporalité. Cette analyse a été soumise à MT quelques jours avant l'entretien de co-explicitation. Cet entretien a été enregistré, transcrit puis analysé par le chercheur.

V - Résultats

Nous avons retrouvé dans cette étude les trois figures temporelles déjà identifiées. Concernant l'empan temporel large, cette séance de DVDP présente par rapport à celles que nous avions déjà analysées une formalisation peut-être plus accentuée de la mise en relation de la séance présente avec des séances antérieures et futures. Trois phases dans la séance apparaissent très marquées : la première rappelle le choix du thème antérieurement fait par les élèves et dans le détail les fonctions de chaque "métier" (président, reformulateur, synthétiseur, discutant), et établit un lien explicite avec les connaissances et les activités antérieures. Il est dit aussi pendant ce rappel qu'il est important de garder la mémoire de ce qui se dit pour pouvoir en rendre compte aux élèves de la classe non présents pendant cette discussion à l'Unesco. Ce souci inscrit de fait la séance dans un temps plus long que sa réalisation, dans un après qui contribue à lui donner sens et la valorise.

La seconde phase est consacrée à la discussion sur le thème choisi, avec un changement de rôle à la moitié du temps, de sorte que plusieurs enfants occupent successivement deux fonctions différentes.

La troisième, phase relativement longue et riche, consiste en une analyse réflexive des élèves sur les rôles qu'ils ont tenus. Cette dernière phase fait un lien implicite entre le présent de la séance et le futur de l'activité de DVDP. En effet, cette réflexion a pour but d'augmenter pour les élèves la conscience de ce qu'ils font, au service du développement de leurs compétences qu'ils réinvestiront dans les séances à venir. On voit donc très nettement dans l'organisation de la séance et ses objectifs que la représentation du temps des apprentissages visés s'inscrit dans le long terme et repose sur un empan temporel large de l'animateur, qui tend à s'imposer aux élèves. Trois échelles de temps différentes se dessinent : macro, méso et micro.

1. Trois échelles de temps emboîtées et articulées : macro, méso et micro

L'échelle du temps macro correspond au long terme de l'activité menée sur plusieurs séances, souvent sur plusieurs années. Différents apprentissages (savoir écouter, savoir s'exprimer, savoir réfléchir, savoir interagir, etc.) se déroulent dans cette durée longue, sans suivre nécessairement un développement linéaire et régulier pour chaque individu. L'empan temporel large de l'animateur, qu'il tend à transmettre aux élèves en insistant sur le passé et le futur de chaque DVDP, s'inscrit dans cette échelle macro. C'est le temps du chronos en quelque sorte ; bien que la DVDP ne repose pas sur une programmation, la maîtrise des compétences qu'elle exige chez l'animateur comme chez les élève évolue dans la durée longue.

L'échelle micro correspond au temps du déroulement de la séance, à l'immédiat. C'est plutôt le temps du kairos, de l'imprévisible, voire de l'urgence.

L'échelle méso serait une sorte d'interface entre macro et micro temporel. Elle correspondrait à l'organisation d'une séance selon les trois phases décrites supra qui permettent d'articuler le long terme que requièrent les apprentissages et l'immédiateté des séances dans lesquels ils se jouent et se construisent peu à peu. Les séances revenant régulièrement dans le temps long, cette échelle méso renvoie plutôt au temps cyclique de l'aion (troisième divinité temporelle de la mythologie grecque avec chronos et kairos), et au cheminement en spirale que nous avons identifié dans la structure temporelle des DVDP.

2. La figure du rythme

Le rythme du débat apparaît d'emblée dans les DVDP comme un élément important, dans la mesure où il est fortement soutenu par les interventions de l'animateur. Dans la séance étudiée ici, comme à son habitude, MT reprend systématiquement ce qui vient d'être dit, quelquefois pour reformuler simplement, souvent pour ajouter un "plus" en reformulant par un mot plus précis ou induisant une idée nouvelle, d'autres fois pour relancer le débat par une nouvelle question. On remarque que l'animateur tout en soutenant un "bon rythme", laisse systématiquement deux à trois secondes de silence entre la fin de l'intervention d'un élève et sa propre prise de parole. Le ryhtme soutenu n'est donc pas défavorable à la réflexion, il tend à la stimuler sans l'empêcher. La durée des interventions des discutants est assez régulière et brève. En dehors de quelques interventions à des moments clés de la discussion (lancement du sujet, clôture de la discussion...), les reprises de l'animateur sont également de durée assez régulière et brève, voire très brève lorsque la discussion bat son plein. On peut supposer que ce rythme est plus ou moins calculé par l'animateur pour maintenir l'attention des élèves, soutenir leur effort de réflexion et de mémorisation, en fonction de ce qu'il sait et perçoit de leurs capacités et de leurs compétences. Il adapterait ce rythme de manière très fine, sur la base de prises d'informations nombreuses et rapides, effectuées en permanence dans l'observation qu'il fait des élèves, tant au niveau des comportements que des contenus des propos tenus. Ces prises d'informations, concernant des éléments précis que l'animateur juge pertinent de prendre en compte, ainsi que leur traitement, correspondent aux invariants opératoires de son schème de gestion du rythme de l'activité. Il est probable que cette adaptation permanente du rythme constitue un élément de confort important dans la discussion. On peut en juger notamment par une réflexion de Victoria faite dans le cadre du moment d'analyse réflexive de la DVDP à Lucas qui en s'exprimant très longuement a cassé le rythme du débat : "... c'est bien les grands discours qu'il fait mais à un moment ça commence à faire TRES long (rires)". Ce reproche est en quelque sorte validé par les rires des autres élèves et par la remarque que l'animateur avait faite en situation à la suite de l'intervention de Lucas, demandant au reformulateur de reprendre en substance ce qui vient d'être dit pour restaurer le rythme du débat : "...tu viens de faire une longue intervention (...) Laura est-ce que tu peux reformuler la substance là de ce qu'il nous a dit ? ".

Dans les différentes règles qui sont rappelées au commencement de la DVDP, il n'existe pas de consigne concernant la durée des interventions. Mais le reproche de Victoria à Lucas tend à montrer qu'il existerait une règle implicite de maintien du rythme, que le travail de régulation de l'animateur permet de respecter la plupart du temps. On peut supposer qu'avec une pratique régulière, voire même au sein d'une seule discussion, ce rythme finirait par s'instaurer et tendrait à se préserver avec une aide de l'adulte qui s'effacerait peu à peu. Chaque élève tendrait à caler la longueur de ses interventions sur celles des autres, de manière à respecter une certaine équité des temps de parole.

La règle explicite de ne pas redire ce qui a déjà été dit nous semble également venir en soutien à ce rythme du débat. Les élèves ont à prendre en compte l'ensemble de ce qui se dit. Il ne s'agit pas simplement de s'exprimer en autoréférence à sa propre personne, mais dans "un rapport à son autre, son interlocuteur" (Ricoeur, 1990), qui implique une certaine façon d'être ensemble, ici et maintenant, pour que quelque chose advienne dans l'échange qui va bien au delà de donner son avis sur un sujet. On ne juxtapose pas des points de vue, on vise une entente, une intercompréhension qui engage dans un pricipe moral et repose sur une alternance des prises de parole prenant en compte l'ensemble de la discussion à chaque instant. La discussion a finalement pour règle de co-construire le débat, chacun prenant la parole s'il le souhaite et quand il le souhaite avec sincérité, mais avec le devoir de contribuer à l'édifice collectif de la discussion. Ce n'est pas l'individu qui doit se mettre en avant en utilisant la discussion, mais la discussion collective qui doit être au centre de l'activité, chacun apportant sa contribution au moment opportun, mettant sa réflexion au service de la réalisation d'une entente et d'une compréhension collective du sujet traité. Du point de vue temporel, cela signifie pour chaque participant qu'il faut être à la fois dans le kairos (saisir les opportunités, suivre intensément la conversation, s'impliquer personnellement, décider, choisir), dans le temps de la spiralité (reprendre le déjà dit pour faire avancer la réflexion collective), dans le temps long (sens de l'activité pour le groupe avec ses dimensions téléonomique et éthique en construction) et dans le rythme (confort temporel suffisant, négocié avec les autres en cours de discussion).

Cette analyse soumise à MT et discutée dans le cadre de l'entretien de co-explicitation a donné l'occasion d'aller beaucoup plus loin dans la compréhension et dans la descsription de cette catégorie du rythme.

Si le rythme apparait bien comme une stimulation soutenue par des reformulations de l'animateur pour faire progresser le débat, le réguler, voire le re-synchroniser comme dans l'épisode de l'intervention trop longue de Lucas, il existe aussi ce qu'on pourrait appeler des mini-synthèses pour gérer l'allure du débat. (ici et infra : citations)

(218) MT : "...une mini-synthèse, qui n'est pas une reformulation du tour de parole précédent mais qui est ce que j'appellerais l'allure du débat que vient de prendre les quatre ou cinq dernières interventions, ça c'est un choix..." (220) "...de la mini synthèse en laissant passer du temps...".

Les interventions de l'animateur pour soutenir le rythme se font dans le respect des temporalités individuelles des élèves et d'un certain confort temporel.

(76) "... je laisse le temps qu'il faut pour que la parole vienne...".
(82) "... je n'attends pas beaucoup, mais je suis prêt à attendre...".
(86) "... si ce qui vient d'être dit n'est pas en relation directe avec les tours de parole disons antérieurs... pour moi c'est pas grave, parce qu'on traite le sujet, c'est un enfant qui poursuivait un petit peu son fil..." (mais qui a dû attendre que le président de séance lui donne la parole)".
(80) "... si vraiment il y a un silence qui commence si tu veux à être un peu gênant, à s'installer, à ce moment là je reformule, je repose une question...".

Le respect du cheminement de la pensée collective est aussi un souci de l'animateur :

(70) "... je fais le deuil de la piste que je lance qui ne serait pas prise, tant pis."
(88) "... moi ce qui me régule (...) c'est est-ce que ce qui se dit apporte quelque chose (...) la progression c'est pas seulement la progression des tours de parole qui s'enchaînent...".

Le maintien du rythme se fait aussi dans le respect de la démocratie :

(100) "... son pouvoir [président de séance] c'est de donner le pouvoir aux autres...".
(114) "... c'est une espèce d'auto-régulation collective...".
(118) "... il y a quand même un ré-équilibrage...".

Les élèves sont également partie prenante dans le maintien de ce rythme qui pourrait remplir une fonction facilitatrice, comme tend à le montrer l'intervention de Victoria dans son reproche à Lucas.

(128) "... comme si j'étais un peu un métronome (...) qui sonne un peu disons le ryhtme... et là dedans, l'élève à ce moment là s'insère dans ce rythme là ".

Mais l'arbre cacherait une forêt, il y a finalement plusieurs rythmes à considérer dans une échelle de temps méso qui serait le cadre de leur régulation et de leur enchaînement :

(154) "... y'a peut-être la temporalité si tu veux de la mise en place de la séance, la temporalité de la discussion et la temporalité de la méta-cognition..." (...) (156). "...trois temporalités successives, c'est ce que tu appelles le méso...".

Il y a aussi plusieurs rythmes qui s'enchevêtrent dans la mesure où chaque fonction des acteurs de la DVDP correspond à une temporalité et à un rythme spécifiques.

Il y aurait ainsi la temporalité pleine et le rythme soutenu et continu du reformulateur :

(170) " par exemple la reformulation c'est une temporalité... assez stressée, parce que tu ne peux pas relâcher un instant ton attention...".

la temporalité saturée et la surcharge cognitive du synthétiseur :

(188) "... en même temps qu'il écoute, essaie de comprendre... puis qui note ce qu'il vient de comprendre... mais qui ne doit pas lâcher le fil de la discussion...".

la temporalité et le rythme discontinus des discutants :

(180) " Ils écoutent... et puis à un moment (...) ils n'écoutent plus pour une raison ou pour une autre (...) ou bien ils passent de l'accueil de la parole de l'autre à une réflexion sur eux-mêmes...".

et la temporalité de l'animateur garant d'une gestion dans trois échelles de temps (macro/méso/micro) et selon quatre figures temporelles (empan temporel large; kairos; spiralité et rythme).

Ces différents rythmes liés aux différentes fonctions se soutiennent et s'entraînent les uns les autres. L'impression de continuité et le confort temporel suffisant proviennent de cette corrélation. L'animateur n'est pas gardien ou donneur de temps unique, il est le garant de sa co-construction. Nous avons pu identifier quelques invariants opératoires sur lesquels l'animateur s'appuie dans cette gestion temporelle.

Les concept-en-acte sont par exemple le "fil" que l'élève suit ; la gêne générée par un silence qui dure un peu trop ; une intervention trop longue d'un participant ; l'allure du débat ; le contenu philosophique réel ou potentiel des propos tenus ; la synchronie... Les théorèmes-en-acte consistent par exemple à retenir un propos même décalé si l'élève qui le tient suit son fil, s'il y a de la conceptualisation, de l'argumentation, il faut alors de refaire du lien ; la reformulation permet de resynchroniser ; la mini-synthèse permet de soutenir l'allure du débat.

Pour tenter de synthétiser l'ensemble des aspects temporels convoqués dans la structure conceptuelle d'une DVDP, nous proposons le schéma suivant :

Nous représentons dans ce schéma sur l'axe vertical ce que Bachelard (1950/1993) appelle la "superposition temporelle", c'est-à-dire la faculté qu'a l'esprit humain de s'élever en pensée au dessus des événements qui se produisent dans le temps du monde (sur la ligne du temps physique dans notre schéma), pour prendre conscience de la situation temporelle de ces événements les uns par rapport aux autres. Il s'agit donc d'un temps phénoménologique.

VI. Conclusion et perspectives

Nous nous proposions dans cette étude d'une DVDP réalisée par un animateur expert de compléter l'identification de l'ensemble des concepts temporels indispensables pour évaluer la situation et son évolution, de sorte que l'action de l'animateur soit opportune, pertinente et efficace. Nous avons pu confirmer dans trois échelles de temps différentes (macro/méso/micro) l'existence de figures temporelles déjà identifiées : l'empan temporel large, le kairos, la spiralité, auxquelles nous avons ajouté celle du rythme.

Cette question du rythme est très complexe, mais elle parait très heuristique, tant pour la recherche que pour la formation.

On a pu identifier quelques invariants opératoires et quelques règles d'action et de contrôle utilisées par les acteurs pour soutenir ce rythme, mais il est nécessaire de multiplier les études de séances différentes. Il est probable que selon les publics, les animateurs et les contextes, le processus de co-élaboration du rythme dans les interactions entre acteurs prend des formes particulières dont l'analyse devrait enrichir nos travaux. A titre d'exemples prometteurs, on a pu, dans le cadre de la démonstration d'une DVDP par MT à l'Unesco le 20 novembre 2014 sur le thème de la justice, observer comment un rythme a pu concrètement se négocier, quand un élève ayant des difficultés à s'exprimer clairement a profité d'un court moment de confusion dans le déroulement de la séance pour reformuler sa pensée et l'exprimer finalement dans de meilleures conditions. Dans une autre occasion, filmée avec des élèves en situation de handicap mental de l'éducation spécialisée, et une co-animation de DVDP avec leur enseignante Isabelle Nagy et Edwige Chirouter, enseignante-chercheure, nous avons pu observer un rythme très différent, sans doute plus lent, mais également co-construit dans l'interaction entre tous, selon des modalités que nous allons analyser.

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