Comment la DVP (Discussion à Visée Philosophique) s'inscrit dans un cadre de médiation au lycée selon un processus de résilience à l'école.
"Nous nous trompons de malade. Ce n'est pas tant sur le blessé qu'il faut agir afin qu'il souffre moins, c'est surtout sur la culture"1.
Introduction
Notre réflexion se situe en lycée professionnel du bâtiment. Elle concerne les classes de CAP2, labellisées comme "prioritaires", c'est-à-dire réservées aux élèves issus de l'éducation spécialisée, et classées en zone d'éducation prioritaire. Les caractéristiques principales des élèves concernés sont en lien avec de nombreux problèmes de type "psychosociaux". En échec scolaire, en refus d'apprentissage, au comportement inadapté, ils sont placés à l'issue des classes d'EREA3 dans une formation professionnelle courte, visant l'obtention d'un diplôme de niveau V. Cependant, la possibilité pour eux de sortir du système éducatif avec le dit diplôme semble encore compromise par le non sens de leur présence à l'école. Cet état qui les caractérise, proche de l'hébétement, associé à leur comportement déviant, fait penser que ces lycéens, âgés entre seize et dix neuf ans, sont occupés par de mauvaises pensées, qui les empêchent de se saisir des dispositifs scolaires adaptés, et donc d'organiser leur mode de pensée selon les attentes de l'institution. Comment alors, dans le champ de la pédagogie, entre l'éducatif et le cognitif, amorcer une discussion qui ne soit ni moralisatrice, ni psychologisante, mais axée et organisée autour d'un savoir qui permette, dans l'interaction, de mettre en marche sa pensée ?
Nous posons deux hypothèses fortes pour organiser notre réflexion. La première consiste à considérer qu'afin de faire sortir les élèves de leurs mauvaises pensées, il convient de faire émerger leurs acquis antérieurs pour évoquer des images, des souvenirs ou des représentations, fondés sur la ou leurs angoisse(s) profonde(s), qui les ont plongés en état d'hébétement. Si ces inquiétudes ne leur permettent pas l'organisation intellectuelle attendue à l'école, et les conditionnent au niveau du non sens, l'axe premier est de travailler depuis la forme de leur attitude pour aller vers le sens de leur présence à l'école, comme continuité de leur développement personnel et social.
Le second axe consiste à proposer aux élèves une pratique inscrite dans un champ institutionnel et pédagogique autour de savoirs qui abordent l'exercice de la discussion autour de représentations impressionnantes et révélatrices de ces peurs qui les habitent. Dans le cadre d'une communauté de recherche, où élèves et enseignant chercheraient et discuteraient des représentations mauvaises, la discussion à visée philosophique étayée par le pouvoir affectif des mots, serait un moyen de mise en place de facteurs de protection qui, par la médiation de l'enseignant et le rebond de la pensée, rejoindraient un processus de résilience assistée à l'école.
I) Le contexte de la recherche
Le lycée professionnel
A l'école, en lycée professionnel, les élèves de classe de CAP du bâtiment présentent des marqueurs issus du champ du traumatisme (échec scolaire, échec social, CPS4 très défavorisées, placement en foyer, comportements à risque, conduites addictives, comportement subversif, voire violent, orientation par défaut, non sens de leur place à l'école ou de projection dans l'avenir). Joël Gaillard nous explique dans son ouvrage (Gaillard, 2010) que ces élèves sont porteurs de réclusion scolaire. Il définit cette réclusion comme un isolement sensoriel et affectif, qui les conditionne, proche de l'état d'hébétement que décrit le neuropsychiatre Boris Cyrulnik dans le cadre de ses recherches sur la résilience. Cette possibilité se justifie au regard des facteurs de risque qui entourent ces élèves, fragilisés par un milieu familial carencé et délétère, voire inexistant. Ces principales caractéristiques sont un frein à leur développement et leur réussite scolaire et sociale future. De plus, ces lycéens ne se sont pas engagés dans le secondaire comme dans une voie de continuité de leur développement, par projection future dans un métier ou une voie professionnelle. Comme l'explique Aziz Jellab dans son ouvrage sur la sociologie du lycée professionnel, tous ont été placés par défaut dans des petites formations, en vue d'obtenir de petits diplômes, afin de s'insérer au plus vite dans le monde du travail ouvrier (Jellab, 2008). Cependant, le quotidien pédagogique des enseignants semble complexe au niveau tant de la gestion de la classe que de l'enseignement du programme. Les cours ne font pas sens, et les enseignements généraux sont vécus comme une réviviscence de l'échec antérieur des élèves, aggravant les troubles du comportement ainsi que le repli sur eux-mêmes. Dans ce contexte, les interactions créées avec les enseignants semblent mal adaptées, et non axées sur des attentes respectives. Volonté d'enseigner le programme coute que coute, de les former, de les insérer. Au détriment même du sens premier que l'élève vient chercher et doit trouver à l'école : celui de l'échange autour de savoirs, de l'écoute, et du soutien dans l'interaction.
Quel constat ?
En voie professionnelle, il s'agit de concilier apprentissage d'un futur métier et savoirs technologiques et généraux. Mais face à l'hostilité des élèves, l'absence de mobilisation de leur famille et les réviviscences de leur échec scolaire antérieur (Leyrit, Oubrayrie et Bardou, 2009), l'apprentissage est une épreuve conflictuelle qui engendre des situations souvent empreintes de violence réelle et symbolique. Apprendre, c'est avant tout se confronter à ses propres insuffisances, accepter d'abandonner ses certitudes, être capable d'intégrer un groupe, être comparé, jugé, se soumettre. Mais lorsque l'élève s'est construit avec l'absence de repères et de contraintes, sur le mode du refus de la frustration et l'illusion du déjà savoir, sur l'immédiateté et l'exclusivité dans la relation, l'enseignant semble totalement impuissant et démuni. Il convient donc de désamorcer, voire même désintoxiquer, les sentiments parasites qui se rattachent à la situation d'apprentissage et/ou la pervertissent. Deuxièmement, il convient de se réapproprier une bonne distance relationnelle avec l'enseignant, qui a la charge de transmettre le savoir et l'autorité. Troisièmement, il faut redonner vie et goût au travail de pensée, dans une démarche communautaire, en réinstaurant le désir de savoir et en stimulant une fonction que travaillent trop peu les élèves hébétés : celle de leur propre curiosité. Ainsi, dans l'ouvrage de Claude Seron sous la direction de Boris Cyrulnik, ce dernier nous explique comment naît ce sentiment "d'hébétement scolaire" : "ces enfants-là sont hébétés par le malheur acquis ailleurs qu'à l'école et l'école ne prenant aucun sens, ils sont mauvais. On les croit débiles" (Seron, 2003). De cet hébétement nait la volonté de périphérie, de se tenir loin des autres, ou de systématiquement se trouver en classe au fond de la salle ou contre les murs. Comme l'explique Joël Gaillard, ils vivent une "réclusion scolaire", (Gaillard, 2010). Dans un précédent ouvrage, l'auteur décrit les élèves de lycée professionnel comme : "singularisés soit par des problèmes cognitifs dominants, soit par des problèmes de comportement (...) ou par des problèmes sociaux et familiaux (...), (ils) risquent (...) de s'enfermer dans une forme de "réclusion" où, bien que faisant partie du système, acceptant peu ou prou les structures (règles, obligations..), acceptant les différentes aides qui leur sont proposées (CPO, Assistante sociale..) sont dans l'impossibilité de produire quelque activité sociale que ce soit (délégué élève, gestion du foyer..) qui tendrait à les faire sortir d'une situation d'enfermement au lycée".
Quelles manifestations ?
Au-delà du "comment" l'élève issu de l'éducation prioritaire fonctionne, nous avons tenté de comprendre le "pourquoi" de cette absence de mobilisation et d'enfermement dans de mauvaises pensées. A la lecture des travaux de Serge Boimare sur l'enfant et la peur d'apprendre, nous avons repéré que les élèves issus de l'enseignement spécialisé éprouvaient de la peur face à la menace des apprentissages, d'un point de vue certes cognitif mais surtout affectif (Boimare, 2004). En effet, l'entrée en adolescence est le siège de manifestations anxieuses, et suscite de l'excitation due à certaines angoisses. Comme l'explique Nicole Catheline dans sa description des adolescents "qui évitent de penser", "l'angoisse inhibe la pensée, l'excitation la désorganise ; lorsque le processus se grippe, la douleur à penser pousse au renoncement à utiliser ce que la croissance amène, pour se protéger du doute que suscite toute émergence d'une pensée personnelle" (Catheline et Marcelli, 2011). La croissance, l'accès au monde adulte, suscitent donc des peurs, accentuées chez nos élèves par un passé douloureux, et empreint d'échec qui les ont préalablement enfermés dans un état de non pensée. Ces adolescents ne ressentent alors aucune motivation pour comprendre ce qui se passe en eux. Aucun travail d'élaboration, de remémoration ou de reconstruction d'un passé refoulé ne leur est permis. Ils mettent en place des défenses caractérielles qui rendent difficile, voire impossible, quelque approche aux savoirs qui saturent les étapes du développement, rendant ainsi compte des instabilités du raisonnement. Comme l'explique encore Serge Boimare, ils possèdent une "faiblesse de capacité imageante". Ceci est un déficit d'organisation en lien avec leur affectivité mal travaillée, mais non une question de capacité. Pour se protéger, l'élève procédera à un renoncement à penser, jusqu'à l'abandon de la pensée, ou évacuera son malaise par agitation ou projection sur autrui ce qui, par effet de boucle rétroactive, empêche le déploiement de la pensée. L'objectif est bien de remettre en marche l'appareil à penser afin de, par transversalité, pouvoir investiguer les savoirs scolaires et développementaux. Au coeur de cette volonté, il convient de considérer le sujet comme un être psychoaffectif. Donc de prendre en compte ses besoins fondamentaux, sans introduire de rupture entre pédagogie et remédiation. Il est donc nécessaire d'instaurer un cadre sécurisant, un accompagnement sincère et authentique de l'adulte comme modèle identificatoire pour mieux s'en dégager ensuite, afin de prendre plaisir avec son appareil psychique à penser.
II) Notre appui conceptuel : la résilience à l'école
La résilience : définition
Notre volonté de remettre en marche et en développement les élèves qui ne pensent pas rejoignent les théories de la résilience. Une des définitions les plus usitées de la résilience est celle offerte par Garmezy en 1991, qui met en avant l'idée d'une "capacité" à s'ajuster avec succès dans la vie, en dépit de conditions adverses difficiles. Cette définition nous renvoie directement à l'idée d'un sujet "capable", donc en cours de développement, puisque qu'une capacité est évolutive, à l'inverse d'une compétence qui elle, est acquise. Cette notion de mouvement nous invite déjà à la réflexion sur les leviers qui permettent l'émergence de la résilience. La résilience est un phénomène issu des sciences de la psychologie, qui définit le processus comme une reprise de développement possible suite à un traumatisme ou un état d'hébétement en lien avec des conditions de vie délétères. Nous voyons donc qu'il y a espoir, tout au long de la vie, mais plus encore au stade de l'adolescence, qui est encore un stade de compliance, c'est-à-dire d'écoute et d'acceptation de l'ordre institutionnel et éducatif ; espoir de trouver dans des structures un type de reprise de développement. S'appuyer sur le phénomène de résilience, c'est prendre comme point de départ une visée psychothérapeutique puisque la résilience s'étudie depuis le "structurel" d'un sujet dans le cadre de la psychanalyse et sur le "fonctionnel" d'un sujet (Cyrulnik et Duval, 2006). Cette visée a pour but de déclencher la relance de la pensée. La résilience est un processus psychodynamique, qui prend en compte chez les sujets l'équilibre ou la suppression des facteurs de risque. Elle consiste à redémarrer une reprise de développement, par le biais d'une pensée qui reprend vie. C'est un processus, une construction que le sujet entreprend à son insu même entre lui et son entourage. La résilience est un processus assisté (Ionescu, 2011), qui nécessite l'équilibre entre la mise en place de facteurs de protection autour de l'élève vulnérable, qui viennent contrebalancer des facteurs de risque forts. Si la résilience, du moins son processus, nécessite au regard des recherches actuelles des impératifs, comme la restauration du "lien" affectif avec la personne possible tuteur de résilience, il lui faut aussi un contexte de "loi" symbolique pour cadrer l'interaction, mais aussi pour restaurer les fonctions du Moi symbolique, afin de donner le troisième élément fondamental qui est le "sens", alors retrouvé (Lecomte, 2004). La résilience est donc au coeur de la volonté de notre pratique de restaurer l'élève dans une démarche de réappropriation du sens de sa vie, de projection dans son avenir, autour d'une activité qui sera connotée affectivement dans l'interaction avec l'enseignant ou l'animateur, mais selon un procédé précis de distanciation de l'expérience immédiate de l'élève, afin de le faire entrer dans le monde du concept. L'expérimentation du démantèlement de la pensée première par et pour lui-même lui permettra l'accès à une autre pensée, supposée meilleure.
Les travaux sur la résilience à l'école
"Un enfant sur deux a un syndrome traumatique quand il entre à l'école. (...), un cinquième des enfants qui sont à l'école ont un attachement insécure, soit quatre enfants sur une classe de vingt." (Cyrulnik, in Gonnet, 2010).
Les travaux sur la résilience à l'école sont de deux types, phénoménologiques et opératoires. L'étude du phénomène dans son apparition et les conditions de celle-ci sont étudiés par la psychologue Evelyne Bouteyreau à travers des témoignages d'enfants dits "résilients" (Bouteyre, 2008). Selon l'auteur, "la résilience scolaire se reconnait au fait qu'un enfant poursuit "normalement" sa scolarité alors qu'en raison des difficultés qui l'accablent, il devrait échouer". Ainsi, selon la psychologue, la résilience scolaire est un phénomène observable de réussite supposée de l'élève, qui puiserait dans l'école des facteurs de protection. SerbanIonescu rejoint cette définition en affirmant que la résilience scolaire est une "infirmation de la probabilité d'échec" chez les enfants à risque qui, en fait, réussissent malgré tout à l'école (Ionescu, 2011). Le phénomène de résilience à l'école est donc, comme nous l'affirme Jean Pierre Pourtois et son équipe de l'Institut de Mons en Belgique, un phénomène largement présent dans les institutions, puisqu'"il est possible, dans ces endroits, de trouver des appuis, des adultes qui deviendront, si le modèle identificatoire se crée, des tuteurs de résilience". En effet, "la résilience et la perception de soi de l'adolescent (sentiment de compétence ; perception de valeur personnelle, sentiment positif) sont le résultat d'une construction progressive qui s'opère au cours du processus de socialisation" (Cyrulnik et Pourtois, 2007). Il découle de cet ouvrage que les médiations apportées par un éducateur ou un enseignant dans le cadre de ses fonctions ne sont pas que pédagogiques. Elles vont au-delà de la seule amélioration des résultats scolaires, puisque les sujets résilients parlent de "transformation de sens accordé à leur vie". L'école, nous le savons, est un lieu dans lequel le sujet peut trouver des réponses aux questions qu'il se pose sur lui-même et son environnement. C'est aussi un lieu dans lequel il peut sombrer et trouver la confirmation de l'image négative héritée des carences ou des maltraitances éducatives subies au sein de sa famille.
Le personnage principal : le tuteur de résilience
Les études sur la résilience sont principalement issues de témoignages, de récits de vie, au sein desquels émerge l'importance des liens affectifs noués avec une ou des personnes qui ont servi de soutien, ou de modèle identificatoire. Boris Cyrulnik nomme ces personnes les "tuteurs de résilience", dont il parle tout au long de ses ouvrages (Cyrulnik, 1999, 2001, 2003, 2004). Ces personnes sont rencontrées à des moments cruciaux de l'existence, à des moments fondateurs, et ont permis, aux dires des témoignages, de changer radicalement de trajectoire de vie. La seconde particularité de ces tuteurs est le fait qu'ils n'aient été que de passage dans la vie du sujet. En effet, probablement que le fait de ne connaître ni le sujet, ni son histoire préalable, ni le stigmate qu'il porte ou la représentation que les autres ont de lui ou qu'il a de lui-même, a fait naître un sentiment de renaissance dans la nouvelle acceptation de soi. Cette définition des tuteurs fait de l'enseignant un individu potentiel tuteur de résilience. Comme le précise Boris Cyrulnik : " la plupart du temps, c'est à leur insu". Mais de nombreuses études cliniques à ce jour montrent l'importance du rôle indicatif du tuteur de résilience chez l'enfant à risque, l'enfant vulnérable (Cyrulnik, 2004). Le rôle de ces tuteurs est aussi développé dans l'étude de Marie Anaut sur la résilience, et le rôle de l'école comme facteur de résilience. Selon l'auteur, il est tout à fait possible de construire sa résilience à l'école, puisque le phénomène émergent est le fruit d'une qualité d'interaction (Anaut, 2006).
L'école, lieu de résilience possible ?
"C'est aussi de l'équilibre souvent précaire entre attentes des élèves et attitudes des enseignants que dépend en partie le déroulement de la scolarité en LP. Les cas de devenir heureux sont nombreux, plusieurs élèves font ainsi état d'un déclic parce qu'ils se sentent soutenus, encouragés et aidés par tel ou tel enseignant" (Jellab, 2008, p.181).
Afin d'étayer cette réflexion, nous nous appuyons sur la réflexion de Marie Anaut, psychologue, qui a étudié le phénomène de la résilience à l'école. Premièrement, l'école est distributrice de facteurs de protection qui sont, nous le rappelons, nécessaires à l'individu pour construire sa résilience. Ces facteurs sont la rencontre amicale, un lieu où se nouent des amitiés, la rencontre avec des adultes susceptibles de créer des liens positifs et valorisants. L'école offre la participation à des activités qui permettent à l'individu en souffrance de détourner son attention de ses problèmes, le temps de l'apprentissage. Elle est aussi un lieu de construction de liens sociaux, nécessaires dans le cadre de la formation du citoyen. Elle permet l'émergence chez le sujet d'habiletés mettant en scène des compétences cognitives, sociales et psychoaffectives. Elle teste les réalisations constructives qui développent le sentiment de compétence, renforcent l'estime et la confiance en soi. Elle permet l'oubli (même momentané) des problèmes familiaux, et l'abandon de la personnalité de "vilain petit canard" ou "d'épouvantail", selon Boris Cyrulnik. Et enfin, elle donne la possibilité de trouver des modèles identificatoires. A notre question sur l'école comme facteur de résilience, nous affirmons que celle-ci, compte tenu du temps qu'y passe un élève, et de l'influence qu'elle exerce sur son développement, est bien lieu potentiel de résilience. Les études de l'auteur anglo-saxon Garmezy ont mis en évidence l'impact des réussites scolaires sur l'estime de soi et le sentiment d'auto-efficacité des élèves (Garmezy, 1991, 1996). Ces sentiments sont hautement facilitateurs d'émergence du processus de résilience. En effet, conduire à bien ce processus en interaction avec un tuteur, un apprivoisement mutuel et réciproque, basé sur une sincérité dans les possibilités d'émergence des capacités d'un élève, et une mise en confiance de celui-ci, nous semblent nécessaire. Mettre en place un processus de résilience à l'école requiert certes une prise en compte du contexte, mais aussi une réflexion sur la posture à acquérir. Michel Tousignant, psychologue qui a lui aussi étudié les critères qui entravent ou empêchent le processus de résilience, a mis en place des programmes d'accompagnement à destination des enseignants. Ces programmes sont basés sur des stratégies d'enseignement scolaire, tels les développements des capacités de l'élève, de l'estime de soi, du sentiment d'auto efficacité. Jacques Lecomte, psychologue, reprend dans son ouvrage les qualités que doivent acquérir les tuteurs de résilience à l'école. Ainsi, ils doivent manifester de "l'empathie et de l'affection, être patients, laisser la liberté à l'autre de parler ou de se taire, ne pas se décourager face aux échecs apparents, respecter le parcours de résilience d'autrui (précisément dans le cadre de la transformation de l'histoire traumatique), faciliter l'estime de soi chez autrui, faciliter l'altruisme chez autrui, associer le lien et la loi et éviter les gentilles phrases qui font mal" (Lecomte, 2010, p.41). L'analyse de cette posture est aussi celle relatée par des élèves supposés résilients. De même, il existe la mise en place de programmes facilitateurs de résilience. Les plus efficaces sont ceux qui s'inscrivent sur le long terme, et associent une formation aux compétences sociales et de vie, et intègrent des modifications des modes de fonctionnement au sein des familles, de l'école et du voisinage. Mais comme nous le supposons, l'efficacité d'un programme dépend en grande partie de la qualité du formateur. L'étude sur la résilience en milieu scolaire et des postures à acquérir surtout dans l'éducation spécialisée est donc à l'aune de ses recherches, et porteuse d'espoir.
La mise en oeuvre du processus de résilience à l'école
a. Les leviers de la résilience en milieu scolaire
L'actualité de la recherche anglo-saxonne a mis le doigt sur trois facteurs de protection clés à mettre en oeuvre afin de protéger l'élève de son milieu, et de le réorienter vers un processus de résilience : des relations bienveillantes et de qualité, des attentes élevées, des participations des élèves enrichissantes (Bernard, 2006). Cyrulnik complète cette analyse des leviers de la résilience en milieu scolaire en affirmant que ce qui "impulse la résilience, c'est la sécurisation affective et le sens qu'un travail verbal donnera au traumatisme, après le coup" (Cyrulnik, 2008, p.63). Au regard de l'émergence du phénomène possible de résilience à l'école, c'est-à-dire la possibilité pour un élève de reprendre une scolarité qui s'inscrive dans la réussite, se trouve en son centre le tuteur de résilience. Ce tuteur est présent dans l'institution, et se présente comme un personnage donnant du sens au vécu de l'élève et à sa présence dans ce monde. Il agit selon le mode du modèle identificatoire. Cet attachement qui se noue, inconscient, se joue à l'insu du tuteur lui-même. Les recherches actuelles sont formelles à considérer que nul ne peut se proclamer tuteur de résilience, qu'il convient de ne pas le confondre avec les tuteurs de développement. Cependant, au regard des travaux actuels sur la résilience, et précisément ceux du psychologue Jacques Lecomte, nous savons que pour enclencher un processus d'entrée, il convient de fournir à l'élève le don de sens, au travers de la loi symbolique et effective du monde social tel qu'il se présente, tout en créant du lien (Lecomte, 2010). Ces trois caractéristiques du lien, du sens et de la loi, sont donc des facteurs dynamiques de création du processus de résilience à l'école envers les adolescents. Nous complétons avec les travaux de Michel Tousignant qui s'est intéressé aux facteurs d'entrave au processus de résilience. Ce sont l'absence de sens donné à ce qui pose problème chez un sujet hébété, l'isolement de l'élève, et la honte éprouvée (Cyrulnik, 2010). C'est pourquoi il nous semble important de considérer l'impact d'une pratique pédagogique articulée autour du savoir qui prenne en compte les besoins premiers des élèves, et qui permette d'articuler don de sens, au travers du rappel de la loi réelle et symbolique, en créant du lien, afin de conduire les élèves à s'autoriser à penser la possibilité d'une voie d'émergence de leurs mauvaises pensées au travers de la médiation d'un adulte.
b. Les dix conditions de la médiation à l'école selon Feuerstein
Penser une posture de conduite de tutorat de résilience à l'école revient donc à penser une activité pédagogique de médiation, autour de besoins fondamentaux des élèves, inscrite dans une discipline et dans l'emploi du temps, selon certaines modalités. Henriette Englander met en parallèle, au sein de l'ouvrage collectif sur Ecole et Résilience, les théories de Feuerstein et celles de Cyrulnik sur les dix critères de médiation à l'école. Feuerstein explique que dans le cadre d'une prise en charge de type médiatisé, l'enseignant doit installer premièrement de l'intentionnalité et de la réciprocité dans son intention d'éduquer. Ensuite, il doit dépasser l'état d'enseignement d'un savoir ou d'un apprentissage pour en faire voir ses possibilités d'application dans d'autres contextes. Troisièmement, il doit conduire à la signification, qui consiste à rechercher le sens des contenus transmis. Il doit valoriser chez l'élève le sentiment de compétence, en régulant et contrôlant les comportements. Le sixième critère de médiation se situe dans le partage et la socialisation amenés par l'écoute et l'acceptation du point de vue d'autrui, pour septièmement, faire prendre conscience à chacun de ses différences individuelles, et les partager. Le huitième critère consiste à faire prendre confiance aux élèves en les aidant à chercher des buts dans leur vie, comme les aider à choisir ou à définir des objectifs. Il doit ainsi les inviter à s'inscrire dans un comportement de défi, à encourager la nouveauté. Et enfin le dixième critère de médiation revient à leur faire prendre conscience du changement, de leur capacité à changer de point de vue, à devenir autre et autonome. Nous pensons déjà à une pratique de médiation qui soit en lien avec une communication active et oralisée avec les élèves. Cette pratique peut s'articuler avec les théories de la résilience à l'école.
c. Les dix conditions de Feuerstein en lien avec les théories de la résilience à l'école selon Cyrulnik
Dans le cadre de la théorie de la résilience, Cyrulnik explique que l'enseignant doit transmettre "son intime conviction" dans le cadre de sa pratique, afin de faire preuve d'authenticité et de légitimité. Il pourra ainsi élargir "la portée des acquis spécifiques", c'est-à-dire la généralisation de la signification des savoirs transmis, afin de développer la curiosité des élèves, source alors de motivation extrinsèque et intrinsèque. Il pourra aussi transmettre du sens, dans une croyance que la vie et le savoir possèdent une signification, et que ce sens est positif pour un sujet. Il amènera alors chez l'élève une meilleure estime de lui-même. Pour cela, l'auteur explique que les enseignants devraient amener les élèves à prendre conscience qu'il faut attribuer leurs échecs à la non-utilisation de stratégies efficaces, et non à une incompétence générale. Cela revient à "réduire leur sentiment acquis d'impuissance par un travail de métacognition". Le cinquième critère s'inscrit dans l'apprentissage du contrôle de l'impulsivité, qui permet "d'appréhender l'ensemble des données d'une situation, ce qui contribue à la réussite de résolution des problèmes à l'école et à l'adaptation à la vie en général". La sixième recommandation revient à faire travailler les élèves entre eux, afin de faire émerger le conflit sociocognitif, propre à la progression intellectuelle. C'est aussi au cours des échanges, des remises en questions, des doutes, des accords et désaccords, que du lien se crée entre les pairs, et que ce lien est source d'étayage pour la résilience. Le septième critère d'entrée en processus de résilience réside dans l'encouragement à la socialisation de l'élève, en l'aidant à prendre conscience de ses caractéristiques individuelles qui le différencie des autres. Cette construction passe par la représentation de Soi au travers d'un autre, qui implique des réponses à des questions "qui suis-je ?" ou "à qui suis-je utile ?". Le huitième critère repose sur la construction d'un projet qui permet la planification, les repères spatiaux temporels et l'inscription dans une dynamique de vie. La neuvième proposition repose sur la "confrontation aux défis par la recherche de nouveauté", et la possibilité que ce désir permette de lever des obstacles afin "de ne pas décevoir ces figures d'identification" que représentent les enseignants. Enfin le dernier mais primordial critère de résilience est la transmission de l'espoir d'un possible changement conduisant vers l'autonomie. Ce facteur est important "car c'est bien la conquête de l'autonomie qui mène à la résilience", (Cyrulnik 2004). Nous convenons qu'afin de mettre en place un processus de résilience à l'école selon les dix critères de médiation, il importe que l'enseignant ait une croyance forte dans l'existence du processus. Car comme le rappelle Boris Cyrulnik (2003), "les enseignants qui croient en la résilience ont un effet de résilience supérieur à ceux qui n'y croient pas. Même quand ils n'ont pas travaillé le concept, le simple fait d'en être convaincu construit une représentation intime qui s'exprime par des indices que l'enfant perçoit comme des informations massives, évidentes pour lui".
III) La médiation à l'école : une pratique novatrice
Définition de la médiation
Le terme "médiation" provient du latin 'médius' et signifie "être au milieu". Elle désigne une entremise destinée à concilier deux parties ou personnes. La médiation se joue au sein d'un groupe constitué librement, et impose des échanges et des interactions non forcées, où la parole puisse être émergente, comme une volonté consciente ou non de s'exprimer et d'être reconnu comme un "interlocuteur valable" (Tozzi, 2000). La médiation suppose donc un cadre institutionnel établi, avec des règles communes, des modes de fonctionnement acceptés et partagés, et une personne présente pour étayer les mouvements de pensée individuels et collectifs des sujets. La médiation, en plus d'une personne, requiert la présence d'un objet de médiation, qui peut être de différentes natures : culturel, sportif, physique, psychique. Nous avons choisi, afin d'inscrire la discussion à visée philosophique comme possible objet de médiation, une pratique de médiation culturelle. Ouvrir stratégiquement le dialogue non autour de l'expérience propre traumatique des élèves, mais d'une réflexion, d'une notion commune, partagée et contradictoire, permettant dans un premier temps la mise en marche de l'appareil à penser les pensées. La possibilité de penser sur soi et d'accéder au raisonnement hypothético-déductif grâce à la découverte de la réversibilité, engendrerait la découverte de la possibilité de jouer avec ses pensées. Le choix des concepts et des questions est donc très important. Il n'y aurait aucun intérêt pour qu'à l'école, devant la classe, le groupe discute d'emblée de violences familiales ou de défaillances parentales ou éducatives. Le langage doit donc être métaphorique, figuré dans un registre symbolique, qui atténuera et mettra en forme les questions. Cette médiation doit offrir une possibilité de s'éloigner de ses propres problèmes ou problématiques, pour offrir un cadre où le passage à l'abstraction et à la règle deviennent possibles. Ce cheminement nous conduit donc, en vue d'accompagner nos élèves vers un processus de résilience assistée à l'école, selon les constantes du lien, de la loi symbolique donnée par le tuteur de résilience, à penser un outil comme support de médiation, qui permette à l'élève en refus scolaire de pouvoir supporter la limite et le renoncement qui vont avec la pensée, afin de dépasser leur mauvaises pensées.
Qu'est-ce que la médiation à l'école ?
La médiation consiste à déstabiliser les idées figées, à passer par la phase de déséquilibre initial entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui est ici par volonté et celui qui subit, entre celui qui a donné du sens et celui qui ne donne pas encore sens, vers une phase d'équilibre. Le temps de médiation avec des classes complexes s'apparente donc à celui de la rééducation, de la remédiation. Sans remédiation, il n'y a pas de possibilité de dépasser l'état aporétique du conflit ou du refus scolaire. Sans remédiation siège la souffrance pour les deux camps, enseignés/enseignants. L'école est pourtant, en elle-même, support de médiation. Elle médiatise le rapport d'un élève à son environnement immédiat, le rapport direct à autrui. Elle médiatise le rapport à l'adolescent dans son statut d'élève, comme un pontage entre le psychoaffectif et le cognitif ; entre le non investissement dans la formation initiale dans les objets culturels et scolaires, et l'investissement au terme de la médiation effectuée par les séances de discussions à visée philosophique (DVP). Les médiations à l'école, selon Jean Marie Gillig, sont situées sur trois plans. Le premier se situe dans l'ordre "du corporel et du rapport à l'altérité". Il s'agit là de la dimension relationnelle entre l'élève et son entourage. Le second appartient à l'ordre de "l'imaginaire symbolique", dans sa dimension thérapeutique. Enfin, le troisième se situe au niveau de "l'ordre du cognitif", (Gillig, 1997). C'est donc la dimension psychopédagogique qui est ici en jeu. Le lycée professionnel, dans des classes dites prioritaires, ne peut pas être centré autour du tout cognitif. L'émotion est au coeur des interactions, et ce, malgré la volonté de l'enseignant de s'en tenir éloigné. Les émotions entravent le développement de l'adolescent et le font stagner dans un processus non évolutif de lui-même et de son environnement. Le but de notre médiation est donc double : d'une part donner du sens et de l'intérêt à l'activité proposée, en ne la coupant plus des racines pulsionnelles des élèves. D'autre part jouer un rôle de pare feu devant les craintes qui sont déclenchées par l'apprentissage en contexte scolaire, en offrant un travail de représentation compatible avec le travail de pensée. Ce double objectif sera l'amorce du travail de résilience qu'il sera alors possible d'enclencher au travers de la discussion à visée philosophique comme créatrice du lien et porteuse de sens au travers de l'avènement de la raison chez l'élève.
Une médiation culturelle ?
Serge Boimare, psychopédagogue, s'est intéressé à la mise en place d'une activité de médiation avec des adolescents en échec scolaire et social et au comportement déviant. L'auteur explique dans son ouvrage que cette médiation, "permettrait de prendre en compte les inquiétudes et les émotions qui parasitent l'apprentissage" (Boimare, 2004). L'auteur évoque son expérience : il "n'y aura pas de sortie d'un échec lourd, comme le vivent ceux qui n'ont pas réussi à assimiler les bases de la scolarité (...) sans prise en compte des images et des sentiments dans la situation d'apprentissage". Afin de relancer les bases de la pensée dans un processus de médiation de type culturel, l'auteur propose de traiter premièrement avec les "soubassements", les fondements de la pensée chaotique de l'élève, archaïque ou violente. Il faudra donc déconstruire les mauvaises pensées afin de restaurer la mécanique du penser, susceptible de mener vers de meilleures pensées. La médiation culturelle, pour reprendre Catheline, consiste à instaurer un objet de médiation de type culturel au sein de l'activité pédagogique. Généralement, la lecture, l'écriture, le dessin, sont par excellence des supports de médiation personnels et collectifs (Catheline, 2012). Nous avons choisi de présenter la discussion à visée philosophique comme support de médiation culturelle. L'objet de médiation est support de pensée, de rebond de pensée, et de saisie de son appareil à penser pour dépasser un état antérieur, le travailler, le symboliser pour, en cas de travail réussi, le sublimer.
Quel support de médiation ?
Il convenait donc de fournir un support pour entrer en communication verbale, para verbale et de confiance avec les élèves, afin de réussir notre médiation de type résiliente. Cette médiation doit avoir pour visée l'amorce de la construction de la résilience chez l'adolescent, selon les critères de médiation de Cyrulnik. Mais comme nous l'avons exprimé plus haut, les élèves concernés par l'expérience possèdent une forme impropre à la culture scolaire et aux apprentissages. Il ne suffisait donc pas de fournir de nouveau un support qui parlerait aux seules fonctions cognitives des adolescents, l'objectif étant aussi de tenter une médiation de l'ordre du symbolique autour de leur craintes et angoisses archaïques. Les concepts philosophiques choisis sont ainsi ceux extraits du programme de classe de terminale du lycée générale ou technologique. Ils rejoignent de grandes questions existentielles, comme autrui, l'altérité, l'amour, le savoir, le pouvoir, l'inconscient. Les concepts abordés sont également en lien avec les concepts fondamentaux des théories de la résilience. Questionner autrui revient à questionner son rapport à l'autre, comme un ennemi, ou comme Soi. La question du rôle de l'homme est en lien avec le tutorat de résilience. Le Bien, le Juste, le mal, sont autant de concepts porteurs qui permettent l'entrée en médiation avec les événements qui ont préalablement posé problème à l'élève, et ont entravé, voire stoppé son développement ontologique. Souvent honteux, ne disposant que de très peu de vocabulaire, nos élèves ne s'expriment pas. Mais dans le cadre d'un atelier philosophique, le parole échangée est considérée comme égale à celle de l'autre, sans jugement ni peur de la mauvaise réponse, puisque très vite, ils comprennent que celle-ci n'existe pas. Seul importe l'apport de sa propre réflexion sur un thème qui les accroche. Et seul le doute que ce thème proposé ne soit pas en adéquation avec les attentes de chacun peut provoquer une réflexion de recul. Les élèves inscrits dans un groupe se réfugient alors dans une enveloppe groupale, avec des fonctions "contenantes", au sens bionien du terme, de leurs pensée. Ce refuge leur permet par le partage d'une part de leur expérience, puis de leur opinions, idées, 'doxa', de les soumettre à leurs camarades pour les questionner. Questionner ses croyances, ses pensées, les argumenter puis les conceptualiser au regard de ce qu'ont pu en dire de grands philosophes, leurs camarades, ou l'enseignant animateur, est alors un exercice de subjectivation à risque. Et en cela, la discussion à visée philosophique semble un support de médiation qui crée une rupture dans les certitudes pour permettre une continuité psychique non dommageable à l'adolescent.
IV) La méthode : la discussion à visée philosophique comme support de médiation
Pourquoi la discussion philosophique ?
"Les philosophes voient souvent plus clair et plus loin que les historiographes, ethnologues, mythologues... et les psychanalystes" (Valabrega, 2012).
Pourquoi penser la philosophie comme discipline de communication et de procédé de possible engagement en processus de résilience ? Au sein de nos lectures, nous avons recensé différents témoignages extrait des recherches du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, qui nous explique que "l'engagement philosophique peut étayer l'enfant" (Cyrulnik, 2001). Et encore : "il faut des débats philosophiques, qui sont l'invention d'un rituel de confrontation des rituels, et qui organisent la reconnaissance réciproque de ceux-ci" (Martin, Spire, 2010). La philosophie ainsi présentée serait donc, au regard des travaux sur la résilience, une possibilité de mise en confrontation de ses propres fonctionnements que l'on suppose bons, puisque donné par un milieu défaillant ou auto construit sans repères, pour les confronter aux rituels des autres. De même, l'auteur cite Höderlin dans sa réflexion sur "la philosophie, c'est l'hôpital des âmes blessées" (Martin, Spire et Vincent, 2010). La philosophie antique préconisait comme remède aux maux de l'ignorance qui influaient sur le corps, la pratique de la philosophie comme avènement de la raison, et donc de la guérison. Jacques Lecomte, psychologue, consacre un paragraphe à l'importance de la philosophie pour accéder au processus de résilience. Il cite Alexandre Jollien en affirmant que, confronté au handicap, "la philosophie aide beaucoup, non par ses réponses, mais plutôt par sa méthode et son terrain d'investigation". Elle constitue "une sorte de loupe pour lire les événements quotidiens, pour mieux comprendre les comportements humains et accepter la précarité de la condition humaine" (Lecomte, 2010). La philosophie serait un support de médiation entre les besoins internes d'un élève pris dans la spirale de l'échec et enfermé dans un état d'hébétude intellectuelle due à un traumatisme antérieur et extérieur à l'école. Une pratique de soin de l'âme, du corps, par le rebond de la pensée. Résilience et philosophie rejoignent toutes deux les mêmes finalités, à savoir la quête de sens au travers de réflexions sur l'existence, et le travail des concepts comme possibilité de dépasser une pensée figée.
La philosophie et le prendre soin
Les recherches sur la visée supposée thérapeutique de la discussion à visée philosophique s'orientent vers la politique du 'care', du 'prendre soin de'. Nous ne postulons pas que le philosophe soit, comme Platon l'affirmait, médecin. Ou que le rôle du logos, de la raison, puisse à lui seul ramener le "retour à la raison agissant sous les aspects du discours, ou discours pénétré de raison" (Voelke, 1993). Notre expérience de la discussion à visée philosophique suppose l'échange et la construction de nouveaux paradigmes de pensée chez les adolescents qui ne se posent plus de questions, et subissent leurs vies. Nous rejoignons les réflexions de Paul Ricoeur, pour qui le prendre soin et la sollicitude supposent "l'échange mutuel entre l'estime de soi, la construction des relations à travers les relations", (Ricoeur, 1993). La philosophie peut être en elle-même porteuse de soin, de guérison. Le pouvoir affectif des mots, la technicité de la pensée, sont probablement des outils opératoires pour rebondir dans sa vie. Nous ne nous intéressons pas à la discipline philosophie en elle-même, mais à sa pratique, avec des adolescents à besoins particuliers et ciblés. Nous tentons de mettre en lumière en quoi la pratique de la discussion à visée philosophique est créatrice de liens, porteuse de sens, et fait loi en elle-même, comme processus d'entrée en résilience pour des adolescents à l'école. Le pédopsychiatre Jean Ribalet a posé une réflexion forte sur les visées des ateliers philosophiques dans la prévention de la souffrance psychique des enfants et des adolescents. Selon son étude sur le prendre soin de la souffrance des enfants, il se jouerait au sein des séances d'atelier philosophiques des développements de compétences affectives et sociales, en plus des compétences réflexives et cognitives. Ces compétences seraient nécessaires pour que l'enfant en souffrance continue à se développer, malgré son empêchement à se construire une vision cohérente du monde, et d'entrevoir l'existence de manière constructive. Jean Ribalet fait donc appel au "sujet pensant", et préconise de donner des outils opératoires à penser qui permettent de comprendre le mal d'exister. Des compétences transversales comme l'estime de soi, des capacités empathiques, un développement du raisonnement moral émergeront alors de ces interactions avec l'enseignant. Parce qu'il se jouerait au coeur de cette relation une "réciprocité d'influence entre l'affectivité et la pensée qui se joue au coeur de ce lien entre psychothérapie et philosophie" (Ribalet, 2008). Nous retrouvons donc dans ce constat une véritable politique de prendre soin d'une souffrance, qui peut être médiatisé à l'aide d'outils de penser pour faire rebondir leurs pensées.
Comment mettre en oeuvre la discussion à visée philosophique comme support de médiation autour de pensées partagées?
Jacques Lévine et son groupe de recherche AGSAS5 ont travaillé sur les méthodes d'aide au développement psychologique de l'élève, au travers de la discussion à visée philosophique. Leurs travaux préconisent, comme l'indique le titre de leur ouvrage, un dialogue entre pédagogie et psychanalyse. Selon l'auteur, il convient de partir du structurel de l'élève, de ses besoins premiers situés dans sa reconnaissance en qualité de sujet capable, de son Moi et de la structuration de ses instances 'moiques', afin de développer un Moi idéal sain, porteur d'un potentiel de développement. Ainsi, dans sa "méthode préalable à la pensée" (Lévine, 1989), l'auteur explique que l'expérience du 'cogito' conduit un sujet pensant à construire son identité comme sujet, et non plus comme objet. Claudine Leleux précise que le 'cogito' de Jacques Lévine n'est pas celui de Descartes. L'élève est alors considéré comme sujet qui fait l'expérience de son 'parlêtre' et de son 'pensêtre', comme le dirait Jacques Lacan (Leleux, 2008). Au sein de la méthode d'atelier philo de Lévine, l'élève est en libre association de ses idées exprimées comme des phénomènes de conscience. Il exprime ce qu'il pense ou croit penser, sous le regard de l'enseignant, qui laisse libre cours à sa parole, mais intervient seulement en cas de besoin de médiation. Cette méthode de préalable à la pensée nous semble pertinente pour la reconnaissance de l'élève comme sujet valable, capable de produire une parole émergente. Le dialogue entre pédagogie et psychanalyse s'appuie sur les recherches sur la résilience, pour lesquelles l'étude du sujet et de sa structure est nécessaire pour amorcer un processus d'adaptation plus technique (Cyrulnik et Duval, 2006). Les besoins de nos élèves, dont le fonctionnement de la pensée fut altéré par un événement antérieur, se doit d'être médiatisé par un cadre sécurisant et porteur de paroles de l'enseignant, dont la fonction première est la sécurisation au travers de la médiation, dans l'apport de ses questions ou de la remise en cause des certitudes des élèves. C'est pourquoi il est tout aussi important de penser une technique précise de l'intervention de l'enseignant, inscrite dans une pratique de médiation de discussion à visée philosophique, qui dirige l'élève et le sécurise en cas de mauvaise pensée. Cette technique et les appuis conceptuels porteurs de relance de la pensée et de médiation de la parole ont été décrits par le précurseur de la discussion à visée philosophique, Matthew Lipman.
Quelle technique d'application de la DVP selon le précurseur Matthew Lipman ?
La pratique de la discussion à visée philosophique fait l'objet de nombreuses études francophones et internationales. Afin de matérialiser une pratique sous un angle pédagogique, c'est-à-dire qui éduque l'élève, selon l'étymologie educare (faire grandir, faire sortir), nous nous sommes inspirés de la technique du père fondateur de la discussion à visée philosophique, Matthew Lipman. Sa pratique repose sur les méthodes actives de la pédagogie Dewey, sur la psychologie de Piaget selon une orientation constructiviste, et sur les méthodes de la philosophie occidentale. L'auteur est parti avec l'objectif de former le jugement critique permettant aux enfants de se protéger contre les manipulations, de développer leur liberté de choix et de construire leur place dans une société (Lipman, 2011). Il considère que penser est un exercice intellectuel, rationnel, en lien avec sa propre expérience. Penser par et pour soi-même consiste à comprendre ce qui nous arrive dans un monde anomique, et permet le déploiement d'outils opératoires du penser. Penser par et pour soi implique, en plus de compétences de type cognitif et social, des implications de type psycho-affectif et émotionnel. En effet, Lipman développe une conception de la pensée multidimensionnelle, qui regroupe les trois types de pensée critique, créative et attentive, au sens du "Care thinking". La pensée multimodale fait appel aux capacités à développer pour faire entrer un sujet hébété en processus de résilience : penser, faire penser, sortir de l'état d'hébétement, réchauffer affectivement, créer du lien, donner du sens, insérer l'élève, s'insérer avec l'élève, réfléchir ensemble, communiquer selon une pensée qui crée de la richesse humaine. Lipman préconise, pour accompagner sa méthode, l'élaboration d'un outil stratégique dit ad hoc, le conte, historiette philosophique, qui doit être écrit pour répondre à une problématique conceptuelle à destination des besoins réels des élèves. Ce support écrit permet, en plus, de développer certaines compétences scolaires comme la lecture, de trouver une porte d'entrée stratégique de communication avec les élèves. En effet, il serait difficilement concevable d'apporter au groupe-élève un thème qui soit en lien direct avec une problématique de l'adolescent, comme l'abandon, le mal. Au travers du conte et de son pouvoir, chaque chapitre fait intervenir des personnages, des situations, avec des choix, des parcours initiatiques, qui font réfléchir l'élève. Alors, la question philosophique apportée autour du chapitre prend sens chez l'élève, et ne suscite ni méfiance ni refoulement.
La méthode d'application de la DVP au travers de la matrice de Michel Tozzi
Afin de mettre en place selon les visées attendues de développement, nous avons choisi une méthode qui permette de diriger la discussion selon une orientation philosophique claire et sécurisante. Philosopher, sans l'apprentissage de la philosophie en amont, requiert de discourir, de communiquer (Tozzi, 2006, 2007). Le discours philosophique, qui permet l'avènement de la raison, du rebond, doit être structuré et guidé selon une didactique intelligible. Ainsi, nous nous sommes appuyées sur la méthode de Michel Tozzi, philosophe, qui préconise de guider la discussion à visée philosophique selon trois grandes orientations. Dans un premier temps, il convient d'apporter le sujet, autour du thème, extrait soit d'un roman, soit d'un support porteur du concept envisagé (Tozzi, 2006). Ce sujet, ce mot, cette phrase ou cet événement seront alors problématisés, selon la règle de la mise en marche de la pensée active. Ensuite, élèves et enseignants devront argumenter le concept. Donner le pour, le contre, apporter son expérience, mettre en débat. Enfin, le troisième temps revient à conceptualiser le thème de réflexion. Michel Tozzi explique que l'éducabilité philosophique exprime le postulat d'un "apprentissage du philosopher à l'oral, par la confrontation socio-cognitive des représentations (appelées "opinions" en philosophie), fondement de la notion de "discussion philosophique ; l'idée que philosopher n'est pas une rupture avec l'opinion mais un travail de problématisation de ses opinions ; que toute démarche philosophique commence par le questionnement (Jaspers), l'étonnement (Aristote)" (Leleux, 2008). Nous retrouvons au sein du philosopher cette idée de continuité dans l'apport des séances de DVP, continuité de l'homme, de la vie psychique. La philosophie n'apporte pas de rupture totale avec les mauvaises pensées, mais bien une remise en cause de celles-ci suscitée par l'étonnement de pouvoir penser différemment à partir de sa mauvaise pensée. Cette idée du "penser par soi-même" (Tozzi, Meirieu & Huguet, 2002), comme un éveil de la pensée (Tozzi, 2001), sous la médiation d'un tiers qui impulse le rebond de la pensée par le remise en marche du mécanisme de penser est, à ce jour, possible selon la matrice de Michel Tozzi, et à portée des enseignants. Nous précisons, pour qu'il puisse y avoir retour sur les mots-clés, les concepts retenus en mémoire des élèves seront inscrits soit au tableau, soit sur un cahier de bord, qui restera à disposition des participants comme une trace écrite de la séance. Ces mots, clés pour certains, anodins pour d'autres, seront autant de possibilités de revenir sur la trace d'une réflexion antérieure, témoin de la pensée collective et individuelle qui s'est mise en route dans la séance.
Les différents pouvoirs de la discussion à visée philosophique
Le pouvoir de penser et de choisir
Nous rappelons qu'il n'est possible de parler de résilience qu'après avoir parlé d'état d'hébétement, de traumatisme. Le traumatisme provoque l'hébétement, l'arrêt du mécanisme de la pensée, du penser, pour plonger l'élève ou l'adulte dans un état de non pensée, de spectateur de sa vie. La question ici ouverte est celle de la définition même de la pensée. Penser vient du latin pensare, qui signifie 'peser', fonction qui forme des idées dans nos esprits. Penser est synonyme de distanciation, de critique et d'analyse de retour sur soi. Penser s'oppose à l'agir, au dogme. En philosophie, l'acte de penser nécessite la dialectique, contrairement aux autres sciences qui possèdent, elles, leur champ d'action. Les travaux des cognitivistes sur la pensée définissent l'acte de penser comme résultant d'un tri entre les divers stimuli, afin de choisir. Olivier Oudé explique dans sa formule que "penser, c'est inhiber". Tout acte de pensée met en jeu plusieurs opérations successives : il faut d'abord inhiber les stimuli dangereux ou inadéquats, puis activer les non dangereux mais pertinents, et enfin inhiber les non dangereux mais non pertinents (Catheline, 2012). Penser revient donc à travailler un concept, une action, ou un événement direct ou indirect, sous l'effet d'un processus de choix. Mais préalablement à ce choix, penser, c'est définir. Savoir de quoi l'on parle, ou tente de parler. Il est alors question d'éducation à la parole, de définition. Il faut en amont une interaction entre les acteurs dans la phase de la construction qui passe par l'éducation aux mots, afin de passer de la phase d'objectivation à la phase de subjectivation. Catheline précise dans son ouvrage que "la construction de la pensée n'est pas simplement une affaire génétique, mais un processus en construction, constamment menacé aussi dans son déploiement par le psychisme et ses conflits, mais aussi par les entraves possibles de l'environnement". Nous retrouvons deux caractéristiques en lien avec les théories de la résilience. Penser est une capacité en constante évolution, qui nécessite une interaction avec le milieu. Il peut s'agir d'une des caractéristiques du tuteur de résilience. Celui qui apporte, à son insu, des leviers pour faire rebondir et sortir de l'hébétement. Mais encore, penser, c'est isoler des facteurs de risque (inhiber), pour développer des facteurs de protection. La résilience est un processus psychodynamique, qui s'effectue sous un rapport de facteurs de risques occultés par des facteurs de protection (Lighezzolo, De Tychey, 2004). L'adolescent doit donc inhiber une de ses compétences antérieures afin de développer, sous l'impulsion de l'entourage, de la culture, de nouvelles compétences du penser comme un choix.
Le pouvoir affectif des mots par les métaphores et les allégories
Au sein de son ouvrage sur la discussion en éducation et formation, le philosophe Michel Tozzi regroupe un collectif d'auteurs qui réfléchissent sur le rôle et le pouvoir de la discussion au sein de l'éducation. Dominique Bucheton exprime que le langage possède un "pouvoir réflexif et créatif, comme un mouvement de soi au monde" (Tozzi, 2004, p .64). La construction et l'attribution de sens par un sujet s'effectue dans un espace psychique propre et partageable. L'auteur explique que ces mots seraient aussi siège d'émotions où "toutes les ruptures (cognitive, affective, relationnelle) sont possibles. L'émotion, on le sait, surgit à ces moments de rupture". Les mots générant des émotions sont alors chargés de pouvoir affectif, et plus encore qu'au sens de l'agir communicationnel sur lequel s'appuyait l'auteur précédemment citée, ils servent de support de médiation émotionnel lorsqu'ils sont formulés sous forme de métaphore ou d'allégorie. Les figures, les images introduites enclenchent dans le système de représentation du sujet un ensemble d'imagos qui, s'entremêlant, tentent d'éclairer une formule jusque-là aporétique. Ce pouvoir est développé dans l'ouvrage de Davis Gordon, qui explique la possibilité, au travers d'un système de mots imagés, de faire penser un sujet en souffrance (Gordon, 2006). Le pouvoir affectif se retrouve aussi dans l'échange, le partage, le sentiment d' appartenance groupal. Penser en groupe peut aussi impliquer des moments de silence, de penser autonome, pour mieux ensuite les partager. On peut penser en groupe, à condition de bien définir les règles dès le départ. Des références, des phrases, des explications, autour de besoins des élèves, des demandes de chacun, sont autant de points d'ancrage du lien affectif centrés autour du savoir et de la connaissance du monde. Mieux compris, mieux médiatisé, ce monde devient plus clair, plus cohérent pour l'élève, qui s'inscrit dans une culture commune au sein d'un univers d'images acceptables qu'il pourra investiguer pour entrer en discussion à visée philosophique, à vocation de tutorat de résilience. Cela nécessite donc de discuter autour des émotions, afin de développer chez l'élève des compétences émotionnelles. Nous nous appuyons ici sur les écrits de Marie-France Daniele et de Marta Gimenez Dasi, qui expliquent dans leur ouvrage à destination des enseignants comment mettre en oeuvre une discussion à visée philosophique autour des émotions. La volonté des auteurs est de faire communiquer les élèves autour des émotions, afin de pourvoir s'interroger, car "leur cause, leurs conséquences, ou d'autres éléments liés aux émotions favorisent l'acquisition de compétences émotionnelles. D'autre part, écouter et participer à des conversations élaborées au sujet d'émotions aide à intérioriser un schéma narratif. Ce type de schéma servira aux enfants de cadre structurel à partir duquel ils pourront réfléchir, analyser et mieux comprendre les émotions" (Giménez-Dasi& Daniel, 2012, p.9). Analyser afin de comprendre ses émotions, pour ensuite mieux les intégrer dans le psychisme, afin de ne plus en dépendre.
Le pouvoir affectif et contenant du groupe
Si Jacques Lévine, au sein de sa méthode, préconise des temps de silence de l'élève afin de procéder à des transformations de type psychique, Serge Boimare définit l'apport des contenants de pensée comme un "nourrissage" dont l'élève se servira pour alimenter sa pensée. Ainsi, il existe une nécessité de disposer des contenants de pensée, dont Gibello, au sein de l'ouvrage de Catheline sur les adolescents qui évitent de penser, décrit trois types : archaïques, symboliques complexes et culturels. Ces contenants s'établissent grâce au "nourrissage de l'environnement" (Catheline, 2012, p. 154). La narrativité groupale va, de manière rétroactive, fédérer le groupe. Le groupe constitué et stable autorise alors les élèves qui le composent à y apporter des récits récents ou anciens, des interrogations, des questionnements sur eux-mêmes et sur les autres. Les grands thèmes de la vie seront abordés : abandon, argent, sexualité, choisir, pouvoir, donner, aimer. Afin qu'un groupe de médiation puisse recourir tantôt à des transformations coactives, tantôt à des transformations silencieuses, il convient d'instaurer ce que Michel Sasseville nomme une communauté de recherche active. C'est-à-dire l'établissement d'un groupe de partage où la pensée de l'un équivaut à celle d'un autre, qui permet la création d'un groupe de réflexion (Sasseville et Gagnon, 2007). Cette communauté va, comme tout groupement humain, créer des liens autour de la loi (des règles de communication selon des règles démocratiques), du lien entre pairs et entre élèves, en donnant du sens à la pensée, afin de faire rebondir la mauvaise pensée.
Le pouvoir affectif de la résonnance verbale et groupale comme support de résilience
La résonance est une capacité, selon Mony Elkaim, d'entrer en correspondance avec l'autre, afin de comprendre le but et les finalités d'un processus de soin et d'aide. L'auteur utilise le terme résonance pour désigner "cette situation où ce que nous vivons a une utilité pour l'autre ou pour le contexte dans lequel ce sentiment émerge" (Cyrulnik, Elkaim &Maestre, 2009, p25). Nous retrouvons les termes "utilité" et "pour l'autre", qui définissent bien le caractère mutuel de la résilience. Il n'y a pas de résilience sans la présence d'un autre. Simplement, la résonance introduit cette nouveauté qu'elle n'est pas une relation d'empathie, ni une situation de contre-transfert du traumatisme ou du malheur de l'autre : elle se situe dans la capacité à comprendre le vécu de l'autre, par rapport à la vision des autres membres du système et à notre propre construction du monde. La résilience est une construction entre les réalités perçues de chacun des acteurs entrant en processus, qu'il s'agisse du résilient comme de celui qui apporte les clés du rebond de la pensée, ou de la possibilité de penser son histoire différemment. Elle requiert donc de ne pas "se soumettre aux discours des contextes familiaux, institutionnels ou culturels qui prophétisent le malheur" (Cyrulnik, 2007). L'école joue donc un rôle dans sa réflexion éthique comme coup d'arrêt de la reproduction des scénarii de la reproduction de l'échec scolaire et social. Ce rôle passerait avant tout par un discours, tel un agir communicationnel, qui saurait donner sens à l'histoire traumatique de l'élève pour le relancer dans un processus d'estime de lui, qui le ferait progresser. La construction de la résilience passe par une phase de réappropriation de l'histoire traumatique, son acceptation par le sujet, et sa réécriture, à n'importe quel prix, et selon n'importe quel scénario. Ce passage permet à l'élève de donner du sens à son passé, afin de pouvoir se projeter dans l'avenir. Il implique un dépassement du sentiment de culpabilité, lié au traumatisme et à sa représentation sociale, lié à l'image de soi véhiculée par l'entourage. Le groupe, l'affectivité, la délivrance des émotions, le partage et la médiation des relations et de la pensée permettrait donc, au travers d'une résonnance, de dépasser ses mauvaises pensées pour s'ouvrir à de nouvelles modalités de penser. Penser son histoire, ses certitudes, pour tenter de dépasser un état d'hébétement. Les théories de la résilience sont en lien avec celle de la pratique de la discussion à visée philosophique.
Les compétences attendues par cette méthode
Nous ne partons pas avec le postulat initial de compenser un déficit instrumental chez l'élève. La tentative de concilier résilience assistée et modifications structurelles de la personne serait d'une ambition hors de notre champ de compétences. Nous nous contentons donc de restaurer le désir de penser et d'apprendre, et par là, de débloquer les ressources psychiques pour favoriser le fonctionnement d'un instrument : celui de la pensée. De cette remise en marche de l'appareil à penser, nous tentons de dégager quatre grands types de compétences que l'élève serait susceptible de développer : des compétences en termes de communication sur des champs liés à l'émotionnel, au cognitif, au conatif et au social.
Les compétences affectives et émotionnelles
Le pouvoir du groupe et son étayage permettent la mise en sens des grandes questions existentielles. L'événement dans un premier temps est donc de libérer par la parole autour d'un concept, non pas métaphysique, mais pragmatique. Ce concept appartient au champ du réel, du concret, et est en lien avec les interrogations de l'adolescence. Il est mis en sens, et s'inscrit dans une narrativité collective. En plus de la verbalisation et de la discussion entre élèves se jouent des transformations silencieuses dans le groupe, avec le sentiment d'être entouré par une enveloppe groupale et que sa voix sera entendue. "Tous événements de vie peuvent constituer le levier pour faire évoluer un adolescent au sein d'un groupe (...) quand des événements sont rapportés au groupe au cours de cette période de transformations silencieuses, ils sont alors l'objet de commentaires de la part des autres adolescents du groupe. Cet événement va ouvrir un débat sur une question plus générale, ce qui va permettre à la fois de sortir de l'impact affectif de la situation, et permettre à tous les adolescents de s'exprimer sur le sujet" (Catheline & Marcelli, 2011, p.185). Cette libération de la parole inscrite dans le cadre d'une continuité de l'élève, développe ses compétences en matière d'expression de ses émotions et de contrôle de celles-ci. En effet, une fois inscrites dans la norme, partagées, ces émotions, souvent parasites, sont intégrées comme partie constituante de la personnalité et donc modifiables.
Les compétences conatives
Nous entendons par compétences conatives les compétences qui s'inscrivent dans le champ de la motivation, de l'effort, de l'élan qu'un sujet est capable de mettre en oeuvre afin de dépasser un état qui pose problème. Elles permettent à l'élève de poser un regard critique et réflexif sur leur personne, dans un but d'insertion ou d'inclusion au sein d'un groupe social. Les capacités en lien avec le champ du conatif regroupent les champs de la personnalité, de la motivation, de l'estime de soi. Nous savons, à la lecture de l'ouvrage de Nicole Catheline, que le temps du changement suite à la médiation du groupe autour d'un objet de médiation de type culturel, engendre des conséquences à l'école. Ainsi, à l'extérieur du groupe, les adolescents affichent un nouvel intérêt pour leur orientation professionnelle. Ils se projettent plus ouvertement dans leur avenir. Ils arrivent à réfléchir à un véritable plan de formation, deviennent "aptes à demander un soutien pédagogique. Ils peuvent désormais investir un domaine nouveau, à l'école". Selon Nicole Catheline, la perception du changement au collège est paradoxale. Si objectivement, la médiation avec les adolescents autour d'objets culturels apportent des effets très positifs à l'école, ceux-ci s'effectuent lentement, selon les enseignants, et se portent plus au niveau de leur perception et de leur investissement personnel pour réinvestir un champ trop longtemps négligé, celui de leur scolarité. En effet, les "résultats scolaires ne peuvent s'améliorer aussi rapidement". Le changement s'effectue donc au niveau de leur comportement, puisqu'"ils participent en classe et sont attentifs aux cours" (Catheline & Marcelli, 2011, p. 153). Cependant l'auteur souligne qu'un facteur important du domaine de l'intersubjectivité est attribué au changement de comportement de l'adolescent, par le comportement de l'enseignant. En effet, celui-ci semble plus détendu vis-à-vis de l'élève. Cette "détente du coté des enseignants" s'explique par le fait qu'ils ne "cherchent plus sans cesse des preuves de la pathologie du comportement : ils ne sont plus sur le dos de l'adolescent pour repérer ce qui ne va pas". Ils tiennent un discours d'adulte et ils font du travail académique un moyen, et non plus une fin. Les élèves acceptent de devenir autonomes en se conformant aux exigences d'autrui. Les compétences deviennent alors conatives en ce sens que les élèves deviennent capables de se projeter dans un avenir en le verbalisant et lui donnant du sens. Cet avenir devient un événement narratif et partageable.
Les compétences cognitives
La médiation avec les adolescents possède également des possibilités de développement de compétences en liens avec la cognition. Ces progrès cognitifs se trouvent impactés sur "la psyché" (Catheline, 2011, p. 150). L'accès à la pensée abstraite ou formelle constitue une révolution à l'adolescence. Il devient alors opérationnel et en adéquation avec les constats du travail psychique propre à cet âge. Les jeunes ne restent plus bloqués dans l'impossibilité de l'abstraction, qui les empêche de s'ouvrir au monde des symboles et des concepts mentalisés. L'accès à la pensée formelle concourt à une vision plus large du monde, permettant une pensée réflexive. Certains adolescents en échec scolaire et social refusent la potentialité de la pensée réflexive. Cette dernière doit trouver sa place dans fonctionnement psychique, selon les théories de Jean Piaget qui définit l'importance du rôle du social et de l'altérité dans ces apports. De même, afin de penser ses pensées selon une possible réversibilité des opérations, les cognitivistes s'interrogent sur l'importance à attribuer à la métacognition dans les processus d'apprentissage. Les capacités du grand enfant, puis de l'adolescent, à investir d'intérêt ses propres connaissances et ses capacités d'apprentissage, se doivent d'être développées par la mise en sens des activités à but discursif, selon une visée de penser ses pensées. Le processus cognitif alors mis en oeuvre s'appuie sur la boîte à outils de pré-requis dont dispose initialement l'élève qui, progressivement, va se saisir de ses acquis scolaires antérieurs (lecture, compréhension), afin de faire émerger sa pensée et problématiser les concepts qui lui posent problème. Le prix à payer de cette méthode sera alors l'intranquilité de l'esprit, de la pensée, comme l'écroulement du socle de l'évidence.
Les compétences sociales et socialisantes
Nicole Catheline explique que dans le cadre de la création d'un espace de médiation avec des adolescents qui ne pensent pas, " les discussions sur les règles et l'organisation sociétale sont intéressantes" (Catheline & Marcelli, 2011, p. 183), puisqu'elles permettent le développement de compétences en lien avec le transfert à l'extérieur d'une possibilité d'adaptation initialement compromise. Les compétences sociales se jouent également au sein des ateliers philosophiques dans l'apprentissage de la démocratie qui s'y effectue. De nombreuses recherches sur le pouvoir de la discussion à visée philosophique à l'école portent sur le développement de la citoyenneté et l'apprentissage de la démocratie. A ce titre, Marie-France Daniel, qui explique comment la pédagogie de la DVP est d'inspiration pragmatique/constructiviste, replace à ce moment l'élève comme sujet dont l'éducation est au service de l'amélioration sociale. La pensée critique et dialogique y est considérée comme une praxis au service de la médiation entre réflexion et action. L'amélioration attendue et le développement des compétences sociales et socialisantes de l'élève conduit vers l'appropriation du savoir vivre ensemble, indispensable au développement d'une société.
Conclusion
La discussion à visée philosophique autour de concepts porteurs et en lien avec les grandes questions existentielles à l'adolescence répondraient, à l'issue de notre réflexion, aux attentes fortes des adolescents à besoins particuliers à l'école. Dans une pédagogie du 'care', du prendre soin, l'attention serait ainsi portée sur une visée certes pédagogique mais principalement au niveau de la mise en place de facteurs de protection forts et adaptatifs à une reprise de développement de la pensée. La médiation requise à l'école, consécutive à la rupture scolaire et sociale, serait porteuse de sens et engendrerait une reprise de développement de type résilient, puisque conduisant l'adolescent vers une reconquête du sens de son histoire au travers de la technique de la discussion à visée philosophique et des mots apportés dans leur portée affective par un enseignant/animateur qui fait rebondir la pensée. La pratique de la résilience assistée à l'école, selon les théories de la médiation et les dix critères d'accompagnement au processus, s'inscrivent dans la démarche et la pratique de la discussion à visée philosophique. Il serait possible de réveiller un élève psychiquement éteint par un étayage affectif, qui crée du sens autour d'activités actives, qui remettent en cause les idées arrêtées et fasse réfléchir sur les grands concepts existentiels. A ce moment, après médiation et jeux silencieux, une sortie de la honte, du non sens est attendue comme un rebond dans sa vie et ses idées. Nous dirons qu'ensemble, cette communauté de recherche, élèves et enseignants, vise à remettre de l'ordre là où le 'ça' avait créé une emprise et posé son sceau de toute puissance : se laisser guider par l'idéal du 'moi', penser, réfléchir, pour détourner les mauvaises pensées qui parasitent les apprentissages, le comportement, et de le développement des élèves en construction.
(1) Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, p174.
(2) CAP : Certificat Aptitude Professionnelle.
(3) EREA : Etablissement Régional d'Enseignement Adapté.
(4) CSP : Catégorie Professionnelle et Sociale.
(5) AGSAS : association de groupe de soutien au soutien.