Revue

Canada (Québec) : La consultance philosophique, quelques avenues issues de L Wittgenstein

Résumé

Cet article présente quelques idées susceptibles d'interpeler le consultant philosophe qui s'intéresse à la pensée de Wittgenstein. Sa conception pragmatique du langage est riche d'enseignement, tant en regard des façons d'orienter la consultance que des pièges à savoir éviter. La façon dont le philosophe préconise de poser une situation problématique prend pour cibles le point de vue adopté par la personne et la façon dont elle vie et réagit au donné de sa vie. C'est sous l'impact d'un changement à ces deux niveaux que la dissolution du problème est recherchée.

"Quel est le but de la philosophie ? - Montrer à la mouche comment sortir de la bouteille à mouches" (Wittgenstein, 1953; §309)

Le père de Ludwig Wittgenstein a fait fortune dans l'industrie sidérurgique d'Autriche au début du XXesiècle. Tout comme lui, s'il devait s'adonner à la philosophie, celle-ci devait avoir un impact réel sur le monde. Dans son Tractatus logico-philosophicus (1921), il affirmait déjà clairement cette orientation en concevant la philosophie non pas comme une doctrine, mais comme "une activité" (§4.112). Ainsi, au lieu de s'y engager sous l'angle usuel de la quête de vérités, il s'est plutôt tourné vers le langage et son utilisation en contexte, comme entremêlé à l'action. Le langage était au coeur de ses réflexions, et c'est précisément sous son aspect pragmatique qu'il en est venu à le considérer. Selon lui, s'il est une tâche propre à la philosophie, c'est bien de soigner notre langage et, ce faisant, de clarifier les idées et conceptions qui orientent nos actions.

La formule est explicite: "La philosophie est une lutte contre l'ensorcellement de notre entendement par les ressources de notre langage" (§109). Cette langue que nous prenons pour acquise et neutre comporte ses pièges dont Wittgenstein cherche à nous soulager. Pour le consultant philosophe, le fait de considérer le langage comme action, et ce tout en se préservant de ses écueils potentiels, est à même de se traduire dans des pratiques et précautions particulières. C'est ce dont il sera question dans une première section. Un second point abordera aussi le langage mais sous l'angle des limites enkystées à même son emploi. Outre son sens sémantique, un mot s'adjoint au fil de son usage, et souvent à notre insu, des connotations les plus diverses, lesquelles sont parfois lourdes de conséquences.

Une troisième section introduira deux orientations pratiques proposées par Wittgenstein en guise de solutions aux problèmes de l'existence. Il y a d'abord celle du changement de l'aspect par lequel on perçoit et conçoit les choses. Alors que la façon de voir concomitante à un problème a souvent pour effet malencontreux de l'entretenir, voire même de l'exacerber, il y a toujours des angles ou aspects alternatifs susceptibles d'être plus profitables. L'adoption d'un nouveau regard est d'ailleurs à même de se traduire dans des actions tout aussi nouvelles. Comme seconde orientation, Wittgenstein propose de procéder directement par une mise en action. Il (2002) affirme en effet que "c'est la vie qu'il faut changer" (p. 118) et, ce faisant, stimuler une nouvelle vue de la situation.

I) Le langage et ses pièges

Le langage est "un outil" (§17) ou "un instrument" (§421 & 569) avec lequel on fait "des opérations" (§449) dans "un but déterminé" (§132) (Wittgenstein, 1953).

Pour Wittgenstein, "les aspects des choses les plus importants [...] sont cachés du fait de leur simplicité et de leur banalité" (§129). Il en est ainsi d'une séance de consultation qui peut certes se prêter à des considérations les plus complexes, mais qui se limite néanmoins à des personnes qui se parlent. Tout bénéfice qui peut en découler est d'ailleurs à mettre au crédit d'un simple échange de paroles. En considérant le langage en tant qu'action, la consultation s'apparenterait à un "jeu de langage" (§7), permettant de générer des façons de voir plus profitables. Il n'y aurait rien de mystérieux à rechercher ou à dévoiler, mais uniquement des propos porteurs de changement à savoir piloter. Wittgenstein inviterait donc le consultant à utiliser le langage pour ce qu'il est, soit un outil lui permettant de concourir à l'atteinte des objectifs qu'il poursuit.

Se référant largement à Wittgenstein, Gergen (2005) précise qu'"il n'est pas de mots qui aient un sens sans avoir de conséquences" (p. 53). Ainsi, qu'il le veuille ou non, par l'orientation de ses questions et de ses répliques, le consultant agit sur la situation qui lui est présentée. Au risque que ses propos soient hors-jeu, son client répond d'ailleurs dans la foulée de ses attentes. Au fil de leur échange, un jeu de langage se développe avec ses règles d'usage. Il y a des choses qui se disent dans les circonstances, d'autres non. Bien que certains sujets soient encouragés et jugés pertinents au bon déroulement de la consultation, tel n'est pas le cas pour d'autres. Selon Wittgenstein, si "la signification d'un mot est son emploi dans le langage" (§43), il en est de même du sens conféré à une situation problématique qui est susceptible de prendre la forme du jeu de langage qui prévaut en consultation. Sur ce point, de Shazer (1999) cite le philosophe: "Si vous êtes amené par la psychanalyse à dire que réellement vous aviez pensé de telle ou telle façon, ou que réellement votre motivation avait été telle ou telle, ce n'est pas affaire de découverte mais de persuasion" (p. 105).

Selon Wittgenstein, chaque activité ou "forme de vie" (§23) produit son jeu de langage et, selon les règles et procédures qui y prévalent, chacune entraîne ses conséquences. Dans la mesure où le sens d'une situation se construit au fil de la forme de vie d'une consultation donnée, la possibilité d'une évaluation objective est donc questionnable. Selon la conception pragmatique du langage qu'il adopte, Wittgenstein jugerait ainsi l'à-propos d'une consultation non pas en fonction de son objectivité, mais plutôt de la capacité du jeu de langage orchestré par le consultant à entraîner les buts escomptés. En ce sens, Gergen (2005) nous invite à considérer le pouvoir du langage comme outil d'intervention et à l'utiliser non pas à des fins d'évaluation mais bien de transformation. Pour ce faire, il privilégie une approche axée sur la mise en oeuvre de contextes conversationnels générateurs de significations prometteuses.

Le consultant philosophe doit reconnaître son rôle actif dans les échanges qui donnent forme à la situation qui lui est présentée. Toutefois, bien qu'il puisse être doué pour l'orchestration de conversations fructueuses, Wittgenstein le mettrait en garde des mauvais tours que le langage peut lui jouer sans qu'il s'en rende compte. Le langage étant à la fois ce qui nous piège et l'outil qui permet de nous libérer. De Shazer et Dolan (2007) précisent qu'il "doit nous servir à démêler les confusions et déjouer les pièges et les noeuds qui lui sont inhérents" (p. 149).

Un premier piège bien enkysté à même nos habitudes de pensée et notre parler courant consiste à croire que le langage représente ou est le reflet de la réalité, à confondre en quelque sorte la carte et le territoire (Lavoie, 2011). Il est en effet usuel de se référer à divers concepts ou catégories pour circonscrire une situation difficile et en discuter. Sur la base de quelques observations, on passe rapidement du particulier au général. Ce qu'on sait d'une situation, parfois peu de choses, conduit à une levée de concepts; ce qu'on sait de ces concepts, souvent beaucoup de choses, façonne malheureusement le portrait qu'on se fait de la situation. À une telle mise en exergue du général, Wittgenstein préfère une ouverture à la singularité de toute forme de vie et aux jeux de langage concomitants qui s'y déroulent.

Cette soif de généralité nous pousse à croire qu'en raison de ce que diverses choses ont en commun, on peut les chapeauter d'un même terme. En gommant ce qu'elles ont de particulier, ce piège a pour effet un éloignement des choses telles qu'elles se présentent au quotidien. Wittgenstein critique cette tendance à abuser de concepts généraux et il propose d'ailleurs de ramener les mots "de leur usage métaphysique à leur usage quotidien" (§116). Comme alternative, il introduit la notion d'air de famille. Bien qu'il critique le regroupement étroit de choses selon ce qu'elles ont en commun, il accepte qu'on les apparente selon leurs ressemblances ; comme pour les membres d'une même famille qui partagent certains traits mais où chacun se distingue des autres. Alors que ce piège du langage nous porte à la généralisation, la notion d'air de famille nous invite au contraire à la différenciation.

Un second piège concerne "la tendance à creuser toujours plus profond ou à chercher une réalité derrière les phénomènes sans voir le moment où il faut s'arrêter" (Glock, 2003, p. 587). Au lieu de s'intéresser à ce qui se passe de fait, on est porté à rechercher un sens caché; comme si nous devions "percer à jour les phénomènes" (§90). Ce qui est manifeste n'est pas suffisant, la réalité serait ailleurs, appuyée sur un fond solide qu'il importe de dévoiler. La quête d'explications se nourrit de l'espoir de parvenir à toucher le fond, "s'arrêter : voilà où est la difficulté" (1967; §314). À la quête de profondeur, Wittgenstein préfère la description de ce qui est en pleine vue, mais que nous sommes portés à ne pas voir tant cela nous est familier. Le consultant est donc invité à demeurer à la surface, et à intervenir dans la forme de vie singulière dans laquelle il est engagé, et ce en y orchestrant les jeux de langage.

Un troisième piège est relié aux précédents en ce sens que non seulement on tend à réifier les mots qu'on utilise et les théories auxquelles on se réfère, mais on est aussi porté à conférer à la logique le pouvoir de saisir l'essence des choses. La logique est conçue comme une chose sublime et lorsque bien déployée, aucun doute ne l'atteint. Là est d'ailleurs le piège : s'acharner à découvrir un savoir devant correspondre à la réalité et, sous la détermination d'aprioris théoriques et d'explications logiquement ficelées, ne trouver qu'illusions. Sur ce point, Wittgenstein précise au contraire que "ce qui m'intéresse est ce qui a été entaché d'impuretés. [Selon lui,] l'idéal nous aveugle" (§100). Tant notre langage que nos manières de penser nous portent à l'essence des choses et, imprégné de cet idéal, on passe outre l'anodin et l'imparfait de ce qui se déroule sous nos yeux au quotidien. Le consultant est donc invité à y accorder toute l'attention qu'il mérite.

II) La pragmatique du langage

"Les mots sont comme des locomotives [...] qui traînent derrière elles des wagons remplis de toutes leurs significations précédentes" (de Shazer, 1996, p. 80).

Chacun vit dans un monde dont les contours sont circonscrits par le langage, lequel se définit et se redéfinit au fil des échanges avec autrui. C'est en effet par le langage qu'on confère un sens aux réalités. Conçu ainsi, un mot ne saurait être restreint à la simple dénotation d'une chose; il constitue plutôt le véhicule toujours mouvant par lequel se développent les significations. Cette conception du langage se reflète dans la façon de concevoir les problèmes humains, de même que leur soulagement. Pour Goolishian et Anderson (1987), "les problèmes ne sont rien de plus qu'une réalité socialement construite et soutenue par des comportements mutuellement coordonnés dans le langage" (p. 532). Ils renvoient au réseau des échanges entre personnes, ainsi qu'aux actions qui en découlent. Il en est de même de la signification conférée en consultation à une situation problématique, laquelle demeure sujette à une redéfinition, voire à une négociation en cours de conversation.

Dans son ouvrage initial, le Tractatus (1921), Wittgenstein affirmait que "les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde" (§5.6). Une personne ne peut en effet appréhender les circonstances de sa vie qu'avec son langage, celui qu'elle connaît, qu'elle comprend et qu'elle utilise. Si elle habite un monde constitué de faits, celui-ci peut prendre des formes les plus diverses sous l'effet du traitement langagier dont il est l'objet. Or, le langage étant une chose qu'elle partage avec autrui, c'est un monde de significations publiques qu'elle habite. Quoique je veuille communiquer, l'usage que je fais du langage, de tels et tels mots, comporte ses propres frontières qui me dépassent. Pensons à l'expression communément employée de trouble du comportement. Lorsqu'utilisée, cette expression véhicule, en plus du sens désiré, les significations de pathologie, dérèglement, désordre, perturbation, dysfonctionnement... qui sont reliés par définition au terme trouble. C'est en ce sens que Wittgenstein considère que le langage parvient à nous piéger, soit en comportant à notre insu des connotations diverses, lesquelles ne sont pas sans conséquences.

Dans sa remarque 6.43, Wittgenstein (1921) affirme que "le monde de l'homme heureux est un autre monde que celui de l'homme malheureux". Dans la mesure où le langage délimite le monde, cet énoncé pourrait aussi prendre la forme suivante : le langage de l'homme heureux est un autre langage que celui de l'homme malheureux. Là se trouve le terrain du consultant philosophe, c'est-à-dire dans les propos, les nuances et les clarifications qu'une personne lui communique sur sa situation problématique, sur son monde. Comme partenaire du dialogue, il agit alors comme co-auteur d'un cadre langagier plus confortable, lequel se développe et prend forme en cours de consultation. Pour ce faire, à des propos qui ont pour effet de maintenir la personne dans un monde malheureux, il privilégie ceux favorables à l'établissement de frontières langagières plus heureuses. À titre d'exemple, il pourrait faire glisser le mot trouble vers celui de problème et ensuite vers simple difficulté, adoucissant ainsi les choses tout en générant de l'espoir quant à l'impact attendu des solutions qui seront mises en oeuvre.

L'importance pratique du langage est telle chez Wittgenstein qu'il affirme que "les faits appartiennent tous au problème à résoudre, non pas à sa solution" (1921; 6.4321). La solution serait d'un autre registre, précisément celui du langage qui trace les frontières du monde. Selon le point de vue pragmatique qu'il adopte, pour comprendre une phrase, il faut la replacer dans le cadre dans lequel elle est dite, comme un coup aux échecs qui ne peut être compris que dans une partie d'échecs (§108). À ce sujet, Gergen (2001) précise : "Les petites pièces d'échecs en bois n'ont aucune signification en dehors du jeu; pourtant, une fois dans le jeu, même la plus petite des pièces peut faire tomber 'les rois' et les 'reines'" (p. 68). Cela suggère que lors d'une consultation, des propos en apparence simplistes peuvent avoir un impact majeur. Pour Wittgenstein, il n'est donc pas nécessaire de rechercher une explication complexe ou profonde ; il préconise plutôt de s'en tenir à l'anodin et d'encourager l'utilisation d'un "langage courant [...] délibérément banal [et de] s'efforcer de parler le langage de la quotidienneté" (1953, p. 8).

Lorsqu'une personne utilise un mot pour rendre compte de sa situation, ce mot recouvre précisément pour elle la signification qu'elle lui donne. Au lieu d'en rechercher la définition dans un dictionnaire ou un ouvrage spécialisé, Wittgenstein propose d'observer l'usage concret qui en est fait et de s'en tenir au sens qui lui est conféré. Aucun écrit ne peut en fixer la définition une fois pour toute. D'ailleurs, en lui imposant une signification prête à porter qui lui est extérieure, on encourt le risque de s'aveugler à la situation, à ce qu'elle a justement d'ordinaire et de particulier. Wittgenstein nous invite à examiner les choses telles qu'elles se présentent : "Comme tout est là, offert à la vue, il n'y a rien à expliquer" (§126). Le langage ordinaire suffit amplement à rendre compte de l'ordinaire auquel précisément il réfère. Même s'il semble imprécis ou peu développé, le philosophe considère qu'il ne faut pas s'en désoler et rechercher plus de clarté que le contexte le nécessite. Selon lui, de façon à se déployer pleinement, le langage ordinaire doit recevoir toute la considération qu'il mérite.

L'anecdote suivante permettra d'illustrer les propos de cette section. Un père a introduit ainsi ce qui l'amenait en consultation : "Notre fille est en pleine crise d'adolescence !". Ayant déjà lu beaucoup d'ouvrages sur le sujet, sur l'adolescence, sur la crise susceptible de s'y présenter, sur le fossé des générations, sur les relations parents/adolescent, je savais très bien ce que signifie l'expression "crise d'adolescence". Était-ce suffisant pour aider ce père ? J'aurais certes pu l'amener à mieux comprendre sa fille et lui donner quelques conseils. Bien que développée en profondeur, ma définition de crise d'adolescence échappait toutefois sur un point important, son caractère exclusivement général. Pour y pallier, j'ai donc posé cette question: "Qu'est-ce qui vous fait dire que votre fille est en crise d'adolescence ?". Cela a amené le père à apporter des précisions sur sa définition : "Elle ne fait jamais rien avec nous"; "Elle se met en colère lorsqu'on essaie de lui parler"; "Elle ne s'intéresse qu'à ses amis/es"; "Elle s'enferme toujours dans sa chambre".

Afin d'en connaître davantage sur sa fille, je lui ai ensuite demandé de m'identifier sa principale qualité : "Elle est créative!" J'ai poursuivi : "À quel moment lui avez-vous dit la dernière fois que vous la trouviez créative?". Un non verbal explicite de surprise accompagnait sa réponse : "Depuis que nous avons tous ces problèmes, on n'échange plus de tels propos. Dans le passé, on jouait parfois de la musique ensemble et on passait de bons moments dans sa chambre. Maintenant, on a souvent des conflits concernant son travail scolaire, et ma conjointe n'a même plus le goût de lui faire des repas qu'elle aime". La définition de crise d'adolescence s'est ainsi précisée : ne pas lui transmettre ses qualités ; ne plus jouer de la musique avec elle ; ne pas partager de bons moments dans sa chambre ; avoir des conflits concernant son travail scolaire ; ne pas lui faire de repas à son goût.

Tout cela peut paraître très simple, mais Wittgenstein préconise une telle prise en compte des choses du quotidien. Considérons en effet les passages suivants : "Ce que nous voulons comprendre est quelque chose de déjà pleinement manifeste. C'est en effet cela qu'en un certain sens nous semblons ne pas comprendre" (§89). "Pour y voir plus clair, nous devons [...] considérer de plus près ce qui se passe" (§51). Si des savoirs généraux sur la crise d'adolescence peuvent être utiles, ils demeurent piégeants dans la mesure où ils prennent trop d'ascendant sur l'évaluation d'une situation singulière. Des informations tirées du quotidien concret permettent au contraire d'en saisir les particularités et de différencier les actions. Le père a d'ailleurs très bien su dégager lui-même certains moyens susceptibles de contribuer à dénouer la "crise d'adolescence de sa fille", telle qu'elle se présentait et telle que concrètement définie.

III) La pratique du changement

"Une image nous tenait captifs. Et nous ne pouvions lui échapper, car elle se trouvait dans notre langage qui semblait nous la répéter inexorablement" (§115).

Selon Wittgenstein, on voit les choses sous le prisme d'images et une fois bien installées dans notre esprit, elles étendent leur emprise et leur influence sur notre vie. Face à une situation problématique, nous nous maintenons nous-mêmes dans une impasse en adoptant des façons de voir et des actions concomitantes qui contribuent malencontreusement à y demeurer. Pour dénouer la situation, deux cibles s'offrent alors au consultant : le point de vue adopté par la personne face à sa situation problématique et sa façon de vivre et de réagir au donné de sa situation ou à sa forme de vie.

Enraciné et maintenu captif d'une façon de voir les choses, le changement s'avère difficile à réaliser. Dans la mesure où un problème perdure, même si le point de vue adopté par la personne semble évident et prometteur, mais néanmoins inopérant, le consultant doit favoriser l'accès à d'autres options. Un changement d'aspect ou un nouveau regard curatif doit être recherché. Wittgenstein précise : "Vous pensiez qu'il n'y avait qu'une possibilité, au plus deux. Mais je vous ai fait penser à d'autres [...] Ainsi, votre crampe mentale se trouve soulagée" (cité dans Monk, 2009, p. 491). Les faits sont des faits, mais leur signification demeure modifiable, selon le point de vue qui lui est porté. Cette cible du changement ne concerne donc pas directement les problèmes factuels qui surviennent dans la vie, mais l'aspect par lequel la personne les appréhende, ce qui est toutefois à même d'entrainer des conséquences pratiques.

Pour faire émerger la façon de voir susceptible de la soulager, le consultant doit encourager la personne à explorer sous des angles divers le territoire de sa situation problématique, de façon à ce qu'elle en vienne à saisir l'angle ou l'aspect lui indiquant la route à emprunter (§154). Or, cette démarche n'est pas du registre de la pensée ou de la logique. D'ailleurs, en engageant l'exploration sous cet angle, le consultant encourt le risque de la rumination, soit celui d'une pensée qui tourne en rond autour d'idées bien balisées et qui, complices du problème, ont en quelque sorte rendu la personne "aveugle à l'aspect" (Wittgenstein, 1953; II-xi). Le point de vue recherché ne peut que jaillir au fil de la visite du territoire du problème, sans interférence de la pensée. Par analogie, Megglé (2005) présente la façon dont surgit une nouvelle idée : "Du fait de la culture rationaliste [...], nous croyons que nous fabriquons consciemment nos idées parce que 'nous y pensons'. Non, les idées nous viennent" (p. 66). Pastorini (2011) insiste quant à lui sur "ce qui jaillit à l'improviste sans la médiation d'un raisonnement interprétatif" (p. 3). Selon la méthode descriptive proposée par Wittgenstein, le consultant doit ainsi amener la personne à explorer le familier sous des angles neufs et à se donner accès aux possibilités qu'il recèle, encourageant ce faisant l'émergence d'une lecture curative de sa situation.

Porter un nouveau regard sur les choses, c'est aussi solliciter des agirs différents en fonction d'une situation devenue tout autre. Chez Wittgenstein, l'intervention peut certes cibler un changement d'aspect, donc le registre des perceptions et des significations, mais il est tout aussi possible d'envisager une action directe sur la situation problématique. Un passage de ses Remarques mêlées (1984) est explicite quant à l'impact qu'on peut en escompter : "La solution du problème que tu vois dans la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème" (1937, p. 84). Alors que dans le Tractatus...l'accent est porté sur la façon de voir et de concevoir les choses, Wittgenstein en est effectivement venu à considérer tout autant la mise en oeuvre d'un changement concret. Une situation problématique ne réfère pas seulement au point de vue adopté, mais à une façon de vivre qui ne serait pas adaptée à la forme de vie de la personne ou au donné de sa situation. Un changement d'aspect serait d'ailleurs stérile s'il ne se traduisait pas dans des modifications concrètes apportées à la vie sous certaines facettes.

Si l'homme heureux sait entretenir un regard heureux quant au donné ambiant de sa vie, il sait aussi demeurer alerte face à l'inattendu, et orienter ses actions en fonction des objectifs qu'il poursuit. Sur la ligne de front de la guerre 14-18, Wittgenstein a dû s'adapter au donné d'un quotidien pénible. Pour accomplir ses tâches de soldat, il devait en effet s'accommoder de façon spontanée à la réalité ambiante, mais certaines de ses actions devaient être orientées consciemment et avec soin. Sa vie en dépendait ! Face à un problème, Wittgenstein souligne notre propension à passer d'une explication à l'autre, au risque d'en être paralysé; comme l'archer qui ne parvient pas à décocher sa flèche en raison de l'analyse trop poussée de son tir. Selon lui, il faut savoir mettre sa pensée en suspens, tout en accordant l'attention nécessaire à certains paramètres significatifs de sa vie. Se référant au philosophe, Roustang (2008) propose de "passer de la réflexion à la pensée en situation" (p. 110), et à ce sujet il formule la question suivante : "Qu'est-ce que le changement si ce n'est l'accès progressif à la coordination de tout ce qui entre en jeu dans l'existence? " (p. 101). Le consultant qui s'inspire de la pensée de Wittgenstein s'intéressera donc à la concordance des pensées et actions de la personne au donné ambiant de sa situation, ainsi qu'aux contingences particulières et significatives de sa vie.

Conclusion

La façon dont on conçoit une situation problématique influe sur le cours des choses, ouvrant ou fermant la porte des solutions. Le cadre dans lequel elle est posée est donc à prendre en compte en ce sens que c'est par la formulation d'une toute nouvelle situation que Wittgenstein envisage la dissolution des problèmes. Selon lui, lorsque les façons de voir et d'agir qu'on adopte nous maintiennent dans une impasse, elles doivent être abandonnées et remplacées par de toutes nouvelles. Se référant au philosophe, Genova (1995) illustre la façon dont la dissolution d'un problème se présente : "Comme des images qui se dissipent sur un écran, les problèmes perdent leurs contours et leur intensité lorsqu'ils profitent d'un éclairage approprié" (p. 38). Les avenues proposées au consultant s'inscrivent précisément dans cette quête d'un nouvel aspect curatif des choses. Aucune explication ou théorie ne lui est nécessaire, l'apaisement est plutôt à rechercher du côté de la description et de la re-description de ce qui se passe dans l'anodin du quotidien, notamment dans les jeux de langage dans lesquels il est maintenant lui-même impliqué.

Il y a une parenté entre la notion de dissolution de problèmes chez Wittgenstein et le sens qu'elle revêt dans le modèle de thérapie développé par Anderson et Goolishian (1988). Prenant appui sur le rôle déterminant du langage, l'exploration du territoire du problème y est encouragée, afin de favoriser l'émergence de nouvelles informations, descriptions et significations. La thérapie y est vue comme une activité linguistique au cours de laquelle les significations sont maintenues en continuelle révision, tendant vers une formulation favorable à la dissolution du problème. Ackoff (Boyer &Weiner, 1997) réfère lui aussi à la dissolution de problèmes, mais selon la seconde avenue proposée par Wittgenstein, celle de changements apportés aux circonstances de la vie. En effet, au lieu de prendre directement le problème comme cible de l'intervention, sa démarche vise plutôt à modifier le système dans lequel il se présente de façon à ce qu'il n'ait plus sa raison d'être et se dissolve.

Pragmatique et pièges du langage, valorisation du quotidien et de l'ordinaire, dissolution des problèmes : la perspective proposée par Wittgenstein peut paraître anodine, voire simpliste. Ne nous y trompons pas, l'impact sur la démarche de consultance y est majeur. Au lieu de s'affairer à la correction des difficultés profondes que des présupposés théoriques ont pour effet de soulever, le consultant est invité à demeurer à la surface du territoire du problème, tel que signifié et vécu par la personne.Alors qu'un bon guide la dirigerait davantage vers les rues achalandées de sa situation que vers celles plus secondaires, un mauvais guide ferait l'inverse. Sur ce point, Wittgenstein l'enjoindrait d'être un mauvais guide (Monk, 1993) et de s'en tenir aux réalités anodines de son quotidien.

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