Revue

Sur le divan d'un philosophe - La consultation philosophique : une nouvelle démarche pour se connaître, changer de perspective, repenser sa vie

De formation universitaire, jusqu'en 2006 ou 2007, j'ignorais tout de la consultation philosophique. Il a fallu la lecture d'un article dans Libération, pour que je découvre avec curiosité et intérêt cette démarche créée en 1981 par le philosophe allemand Gerd Achenbach. Séduit par la pertinence de cette pratique, j'ai ouvert en 2012 à Lausanne un cabinet de consultation philosophique. Répondant à une proposition de l'éditeur suisse Pierre-Marcel Favre, j'ai écrit le livre dont le titre ci-dessus est un clin d'oeil malicieux et ironique à l'égard de la pratique du divan.

Ce livre a pour ambition de donner au grand public et aux professionnels de la philosophie une présentation claire, précise et vivante de la consultation philosophique. Telle est sa raison d'être. Pour ce faire, j'ai évité tout jargon afin que chaque lecteur ou lectrice puisse le parcourir sans difficulté. Quatre partie le composent : la première partie vise à produire une définition de la consultation philosophique, en la différenciant du coaching et de la psychothérapie ; le seconde cherche à comprendre ce qui a pu - sur le plan de l'évolution de la société - rendre possible une telle activité ; la troisième s'efforce d'expliciter en quoi cette pratique trouve toute sa légitimité dans l'acte de philosopher ; et la quatrième présente certaines situations de dialogue vécues au sein de mon cabinet. Le propos de cet article suit cet ordre.

La consultation philosophique s'organise autour d'une pratique dialogique entre un "professionnel" de la philosophie et une personne qui a recours à lui pour approfondir une question philosophique, ou pour espérer mieux connaître une situation de vie qui fait question. Dans la première démarche, le sujet met son histoire entre parenthèses pour devenir sujet rationnel, alors que, dans la seconde démarche, le sujet effectue un retour sur son propre vécu. Chacune des deux démarches a sa légitimité, et toutes deux sont à part égale dans la logique de la consultation philosophique. La première démarche est portée en France par Oscar Brénifier, la seconde par Eugénie Vegleris. S'adonner à la pratique de la consultation philosophique, c'est s'engager dans une relation dialogique où chaque personne fait le choix de la rationalité. Il faut tout simplement prendre la consultation philosophique comme un exercice de pensée philosophique.

Cet exercice connaît quatre modulations possibles. On peut s'exercer à (s')interroger, à (se) questionner, afin d'accéder à un niveau de rationalité qui pose l'humain dans un dépassement de l'immédiat, ce qui est le propre de toute démarche de connaissance. On peut aussi s'exercer à s'éveiller,afin de parvenir à un acte de lucidité qui bouscule les habitudes confortables de penser. C'est un rejet de la dissimulation, de la méprise de soi ou de l'oubli de l'exigence de (se) penser sérieusement au-delà du convenu ou de l'entendu. On peut encore s'exercer à être soi, c'est-à-dire se montrer attentif à ce qui constitue en propre sa singularité. Il y a ici une recherche d'authenticité. On peut enfin s'exercer à prendre soin de soi, en se départissant du culte de l'image de soi tournée vers l'extériorité, pour redonner du sens à l'intériorité, et en privilégiant un regard sur soi qui se distingue de l'appel contemporain à se perdre dans la frénésie de l'action performante.

A ce stade-là, il convient de s'interroger sur le rapport entre consultation philosophique et coaching, puis entre consultation philosophique et psychothérapie. Dans les livres consacrés au coaching, Socrate est souvent présenté comme le premier à avoir pratiqué le coaching sans le savoir à travers la pratique de la maïeutique, l'art d'accoucher les esprits. On pourrait alors définir la consultation philosophique comme du coaching façon "intello", du coaching chic en quelque sorte. Mais en fait, la référence à Socrate est oubliée sitôt qu'elle est énoncée, et les méthodes retenues s'inspirent des connaissances provenant de la psychologie. La consultation philosophique s'appuie quant à elle sur la richesse des méthodes et des "connaissances" appartenant à l'histoire de la philosophie. Si, dans le coaching et dans la consultation philosophique, il y a bien un accompagnement qui est mené sous forme d'écoute et de dialogue (ce qui les rassemble), la différence essentielle porte sur le sens de ce dialogue. Dans la consultation philosophique centrée sur l'analyse d'un vécu, l'acte de connaissance de soi n'est pas séparable de celui de la condition humaine, et par là-même d'une recherche du sens, alors que, dans le coaching, l'accent est mis sur la recherche de l'efficacité. L'écoute attentive n'a pas la même étoffe. La consultation philosophique trouve son accomplissement lorsqu'elle parvient à instaurer un dialogue entre deux âmes, comme si chaque personne approchait en l'autre et en lui l'humaine condition qui les fonde.

Concernant le rapport entre psychothérapie et consultation philosophique, il faut d'abord souligner la diversité des psychothérapies. Entre une thérapie cognitiviste et une analyse freudienne, la différence est notable. En dépit des différences, le psychothérapeute considère la souffrance de son patient comme relevant d'un état pathologique. Il y a en lui quelque chose de morbide. Il s'agit pour le thérapeute de soigner son patient, d'essayer de le guérir. La philosophie, dans son passé, a aussi porté un regard sur les troubles de l'homme comme relevant de la maladie. Le philosophe soignait les âmes, et le médecin les corps. Cette lecture me semble caduque aujourd'hui en philosophie. Les approches existentialistes et phénoménologiques considèrent les inquiétudes auxquelles les hommes sont exposés comme des logiques de vie. Elles sont l'expression de notre condition humaine, de sa fragilité. Le philoconsultant n'est donc pas un thérapeute, même si la pratique du dialogue porte en elle des effets thérapeutiques, c'est-à-dire des effets permettant à la personne de se sentir mieux. Le philoconsultant se sert des "connaissances" philosophiques pour permettre à la personne de mieux comprendre ce qu'elle est en train de vivre.

L'autre différence réside dans le rapport à la condition humaine. Dans la psychothérapie, le regard est centré sur le moi de l'individu ; dans la consultation philosophique, parler de soi, c'est aussi parler de la condition humaine. Il y a comme un décentrement qui est à l'oeuvre sans lequel la connaissance de soi se limite à la connaissance du moi.

Au vu des analyses ci-dessus, il apparait assez clairement que la consultation philosophique n'est pas plus du coaching que de la thérapie. Le coaching et la psychothérapie ont leur valeur et leur pertinence. Dans le cadre de leur pratique, l'effet recherché est souvent produit. Si elle veut garder son identité et être fidèle à ses propres raisons d'être, la consultation philosophique ne doit pas viser à faire du coaching ou à jouer au thérapeute. La consultation philosophique est une pratique dialogique qui inscrit le questionnement retenu dans une rationalité intellectuelle inséparable de son déploiement éthique propre à la nature de cette démarche.

Une fois cette définition donnée de la consultation philosophique, il est légitime de se demander ce qui l'a rendu possible. La première approche part du contexte social, historique propre à l'évolution de la société occidentale, la pratique de la philosophie exprimant à sa façon cette évolution. A partir du siècle des Lumières, les penseurs ont conçu l'histoire comme avènement du progrès. Cette idée s'est répandue et les idéologies collectives ont gagné du terrain. L'appartenance au collectif trouvait tout son sens. S'attacher à soi simplement, c'était s'inscrire en porte-à-faux eu égard au sens de l'histoire. Marx remplaçait Descartes, la pensée du collectif celle de l'individuel pour dire les choses un peu sommairement. Les années 80 ont exprimé le déclin des idéologies collectives. Dès les années 90, on a vu de plus en plus de livres philosophiques s'interroger sur la quête du bonheur individuel. Les cafés philo, à leur façon, ont exprimé le retour de l'individu. Les personnes avaient envie de se rencontrer pour débattre de leur point de vue individuel.

A cela s'ajoute dans la mentalité démocratique le sens d'une liberté qui fonde par elle-même la valeur qu'elle se donne. Il y a comme une méfiance envers l'Etat et envers la communauté comme procureurs de sens. L'homme occidental revendique la possibilité de choisir par lui-même l'existence qu'il souhaite mener. On attend de l'Etat qu'il accorde par la loi le maximum de choix de vie (le mariage gay par exemple), et qu'il protège l'individu contre des communautés qui se définiraient comme le garant de la vie bonne, de la vie vertueuse, celle qu'il convient d'adopter.

Avec ce qui a semblé être la fin de l'histoire et le retour à la valeur et au charme de la vie privée, le seul élément significatif qui demeurait commun à tous était le travail ou plus largement la participation de chacun au monde de l'économie. Le triomphe de l'économie mondialisée a affecté tous les aspects du réel, y compris celui de la compréhension de soi. L'homme se doit de réaliser sa propre vie sous le mode de la productivité. Son être se résume au faire et ce dernier se montre par l'accumulation de l'avoir. Il convient de planifier sa vie, de lui donner des objectifs, de faire des bilans pour pouvoir corriger ce qui mérite de l'être. Même les vacances n'échappent pas à cette logique du rendement. Photos et vidéos à l'appui, il faut pouvoir montrer aux autres tout ce qui a été fait ou vu. Sur le plan social et culturel, la consultation philosophique répond au besoin de l'homme individuel de penser sa vie, d'être attentif à lui-même en sortant de la logique effrénée du faire.

Dans les années 90, le secteur du développement personnel s'est développé. La consultation philosophique peut être comprise comme une réponse à cette demande. Seulement, à la différence des autres approches spirituelles, la consultation philosophique ne propose aucun art de vivre, aucune spiritualité déjà constituée. Elle laisse le soin à la personne par la pratique du dialogue de trouver son propre cheminement. La fonction de la consultation philosophique est essentiellement critique. En elle-même, elle ne propose aucune sagesse.

Mais quel rapport la consultation philosophique entretient-elle avec la philosophie ? Faut-il voir en elle une contestation de la philosophie universitaire ? Un désir de remettre à jour une pratique du dialogue philosophique un peu oublié ? Pour essayer de répondre à ces questions, un aperçu de l'histoire de la philosophie s'impose.

Dans l'Antiquité, la philosophie était autant une production du savoir qu'un art de vivre, une sagesse. Dans les écoles philosophiques, ces deux aspects étaient présents et variables en fonction de la singularité de chaque école. Avec l'avènement du christianisme, le mode de vie chrétien a rendu suspects les modes de vie philosophiques. La philosophie est devenue la servante de la théologie. A partir du 16ème et du 17ème siècle, la philosophie a retrouvé son indépendance.

Mais à partir du 19ème siècle, la philosophie est devenue universitaire. Autrement dit, sa pratique s'est réduite à produire de la théorie. La dimension pratique de la philosophie a disparu. Un étudiant en philosophie ne suit pas un cours de philosophie pour acquérir une sagesse mais pour obtenir une formation intellectuelle qui lui permettra de connaitre la nature et les enjeux de tel type de questionnement. La consultation philosophique n'a pas pour intention de remettre en cause la pratique universitaire de la philosophie, ou la qualité de sa production. Elle propose seulement de mettre la philosophie au service du particulier. Il ne s'agit plus de penser l'homme en général, mais de permettre à un homme de se penser, de déployer à partir du dialogue une réflexion philosophique à deux. Dans la production théorique, le discours vise la généralité. On est dans l'abstraction. La consultation philosophique privilégie quant à elle la pensée du particulier, du singulier. En elle quelque chose relève de l'artisanat et non pas de la production en série.

Dans la production en série, on a le prototype, le modèle à partir duquel on produit de l'identique à volonté. Dans l'artisanat, chaque objet produit est singulier. Le philoconsultant se comporte en artisan. Il ne recherche pas à produire de la théorie, mais à faire surgir de la réflexion philosophique à partir d'un dialogue à deux. La consultation philosophique n'est pas de la philosophie appliquée, si l'on entend par là qu'elle porterait au particulier le regard d'un point de vue théorique déjà constitué. Mais elle est appliquée au sens où l'on peut comprendre l'application comme le souci porté à la singularité de la réalité observée. Il y a comme du travail d'orfèvre. Dans le passé, une telle attention a aussi fait partie de la démarche philosophique. On peut penser aux Lettres à Lucilius de Sénèque et encore plus proche de nous à l'échange épistolaire entre la princesse Elisabeth et Descartes. Une partie de cette correspondance relève bien d'une consultation philosophique à distance.

Dans la dernière partie du livre, je donne à voir différentes situations de consultation philosophique touchant le domaine de la vie privée comme celui du monde du travail. L'intérêt de ces situations est de donner à voir concrètement au lecteur que la consultation philosophique n'est pas du coaching ou de la thérapie, mais une façon vivante de produire de la réflexion philosophique à partir de l'examen d'une situation de vie. En privilégiant le discours théorique, la philosophie a laissé aux sciences humaines et plus particulièrement à la psychologie le soin de s'occuper de l'individu, de prendre en charge ses souffrances et ses interrogations. Sans remettre en cause l'approche psychothérapeutique, il y a la possibilité pour la philosophie de recevoir une personne dans le cadre d'une consultation et d'aborder avec elle des situations de vie où il est question de la mort, du bonheur, de l'angoisse, du rapport de l'homme au temps et à l'espace ou d'autres aspects de l'existence. Le but de la consultation philosophique est d'accompagner une personne dans le cheminement d'une interrogation existentielle. La consultation philosophique trouve sa raison d'être en répondant à un tel besoin.

Pour conclure, je souligne que la pratique de la consultation philosophique existe depuis plus de trente ans et qu'elle s'est développée dans différents pays européens ainsi qu'aux Etats-Unis. Trente ans, c'est plus qu'une mode. La consultation philosophique répond à un double besoin : celui des personnes à trouver un interlocuteur pouvant mener par sa formation ce genre de dialogue existentiel ou critique ; et celui des "professionnels" de la philosophie à exercer cette discipline en épousant un soin du concret clairement affiché et revendiqué. La consultation philosophique a désormais son public. Elle témoigne de la vitalité de la philosophie. On ne peut que s'en réjouir !

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