Revue

Analyse comparative de pratiques d'animation d'une discussion à visée démocratique et philosophique vues sous l'angle de la temporalité

A - Introduction

La discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP), théorisée et pratiquée par Michel Tozzi, offre aux professionnels enseignants et à leurs élèves un cadre de travail formalisé et cependant particulièrement propice aux initiatives et à l'apprentissage de l'autonomie, en particulier sur le plan de la temporalité. Cet outil nécessite une appropriation par le développement de connaissances expérientielles. Pour les enseignants, ces connaissances sont à construire à deux niveaux, au plan pragmatique en situation d'exercice et au plan prédicatif en réponse à l'exigence institutionnelle d'être des praticiens réflexifs, capables d'échanger entre eux et de rendre compte formellement de la mise en oeuvre de leurs choix pédagogiques. Dans cette recherche, nous tentons d'identifier pour les théoriser les connaissances temporelles critiques, critiques au sens où le travail de co-analyse entre praticiens et chercheur des séances de DVDP enregistrées conduit à mettre en évidence leur caractère indispensable dans le développement de l'expertise à animer ces discussions, dans le respect de leur double visée démocratique et philosophique.

Nous analysons sous l'angle de sa dimension temporelle la pratique de Michel Tozzi, en tant qu'animateur expert lors d'une DVDP-démonstration sur le thème "à quoi ça sert de discuter ?" avec une quinzaine d'élèves de cycle trois (CM2) dans le cadre de la journée mondiale de la philosophie en novembre 20111. Nous cherchons précisément à mieux comprendre comment peut se gérer la tension entre visée démocratique et visée philosophique dans la dynamique des échanges. Cette tension, déjà observée dans une DVDP animée par un enseignant inexpérimenté dans cette pratique, était au centre des préoccupations du praticien, dans une séance menée avec des élèves de CLIS TSL2. Notre analyse recherche et compare les représentations sur lesquelles s'appuient les deux praticiens, dans le but de compléter l'identification de ce qui fonde le développement de l'expertise, en lien avec les caractéristiques essentielles de la situation du point de vue temporel.

B - Les fondements théoriques de l'analyse

L'analyse de l'activité telle que nous la pratiquons dans cette recherche convoque plusieurs théories ancrées dans la psychologie cognitive, la didactique professionnelle, l'ergonomie cognitive et la clinique de l'activité.

1. Les concepts de la psychologie cognitive : schème/situation (Vergnaud, 1990, 1996, 2007)

Le concept de schème pour Vergnaud rend compte de l'existence d'une organisation relativement invariante mais néanmoins adaptable de la conduite d'un sujet pour une classe de situations donnée. Ces situations sont liées entre elles et au schème par des éléments communs que le sujet identifie. Il s'agit d'invariants dits opératoires parce que pris en compte par le sujet dans son action, ils lui permettent d'opérer pour atteindre les buts qu'il se donne dans cette situation. Vergnaud distingue deux types d'invariants opératoires : les concept-en-acte qu'il est pertinent de prendre en compte dans la situation en termes d'information et les théorèmes-en-acte qui permettent de traiter cette information en tenant pour vraies certaines propositions concernant les concepts-en-acte. Un exemple : l'organisation d'une DVDP repose sur les concepts temporels de durée, de rythme, d'ordre des événements, réglés selon des valeurs quantitatives et qualitatives dont l'évolution en cours de séance détermine les décisions que l'animateur doit prendre en fonction de ce qu'il tient pour vrai. Il peut ainsi savoir par expérience par exemple qu'un rythme suffisamment soutenu permet de maintenir l'attention et l'implication, qu'une durée trop longue démobilise, qu'un ordre respecté ou pas dans la prise de parole des participants influe sur la qualité des échanges. La maîtrise du réglage très fin de ces aspects temporels est un schème que l'animateur développe avec l'expérience en construisant son modèle opératif au plus près de la structure conceptuelle de la situation. Nous empruntons ces deux derniers concepts à la didactique professionnelle initialement théorisée par Pierre Pastré.

2. Les concepts de la didactique professionnelle: structure conceptuelle et modèle opératif (Pastré, 2005) ; situation potentielle de développement (Mayen, 1999)

Reprenant les concepts de schème et de situation de Vergnaud, Pastré développe les concepts de structure conceptuelle de la situation et de modèle opératif du sujet pour rendre compte de cet apprentissage du professionnel en situation de travail. La structure conceptuelle correspond au noyau conceptuel de la situation, c'est-à-dire à l'ensemble des concepts indispensables pour évaluer la situation et son évolution de sorte que l'action soit opportune, pertinente et efficace. Le modèle opératif rend compte du modèle mental que le praticien se construit dans l'action à partir d'un modèle cognitif (sa formation théorique préalable) et des validations ou invalidations que sa propre activité lui apporte. Avec l'expérience, le modèle opératif du sujet tend à se rapprocher de la structure conceptuelle de la situation. Lorsque dans une situation professionnelle le réel résiste, le professionnel adapte son action, développe son schème et apprend de cette situation. Si la situation offre un environnement favorable (autonomie, instrument ouvert, discours institutionnel responsabilisant, buts prenant en compte des horizons larges...), un répertoire de compétences disponibles chez les praticiens, et des mobiles qui les poussent à agir, on peut la qualifier de situation potentielle de développement (Mayen, 1999). La DVDP pourrait correspondre à cette définition. Néanmoins, il ne suffit pas de disposer d'un outil (la DVDP) pour en maîtriser d'emblée l'usage. Le professionnel doit construire son propre savoir faire et transformer l' outil en instrument, selon un processus décrit en ergonomie cognitive par Pierre Rabardel.

3. Les concepts de l'ergonomie cognitive : outil/instrument (Rabardel, 1993)

Les outils sont des artefacts, construits pour un usage prédéterminé. Ils ont une valeur fonctionnelle stable, qui s'exprime dans les fonctions pour lesquelles ils ont été créés, les prescriptions d'usage et la stabilité de leurs formes sociales, mais cette valeur fonctionnelle culturellement partagée est aussi très "située" et fortement dépendante du contexte, "historiquement dynamique, et variable en fonction des situations" (Rabardel, 1999, p.251). Les praticiens doivent développer des savoirs d'expérience dans l'utilisation de leurs outils de telle sorte que l'outil qui transforme ou informe leur activité au départ soit dans le même temps transformé lui-même par cette activité en instrument de travail. L'outil devenu instrument se trouve augmenté du savoir faire de son utilisateur. La DVDP en tant que situation potentielle de développement serait également selon cette théorie potentiellement développée par ses utilisateurs.

L'analyse de l'activité de l'animateur de DVDP, éclairée par la description de ce processus dialectique, n'en est pas pour autant réduite à sa dimension matérielle et strictement observable d'activité réelle, elle comporte également tout un ensemble de préoccupations dans la pensée du praticien qu'on peut désigner sous le terme de réel de l'activité théorisé par Yves Clot.

4. Les concepts de la clinique de l'activité : activité réelle et réel de l'activité (Clot, 1999)

Yves Clot distingue l' activité réelle, observable en situation, du réel de l'activité qui renvoie aux préoccupations que le praticien a en tête dans l'action in situ et qu'il cherche à résoudre dans ce qu'il réalise. Le réel de l'activité inclut donc aussi l'activité empêchée, contrariée, différée. Des techniques d'entretien spécifiques permettent d'avoir accès à ces éléments déterminants de l'activité et pourtant non observable directement. Dans cette étude nous utilisons l'une de ces techniques : l'entretien de co-explicitation théorisé par Isabelle Vinatier (Vinatier, 2010, 2013).

5. L'entretien de co-explicitation (Vinatier, 2010, 2013)

L'entretien de co-explicitation qui constitue notre cadre méthodologique de recueil et d'analyse des données se conduit selon le protocole indiqué par son auteure (Vinatier, 2010, 2013). En premier lieu, un contrat de communication place le chercheur et le praticien à égalité dans une démarche de co-analyse et de partage de leurs connaissances respectives. Le praticien est enregistré (vidéo ou audio) sur son terrain en situation d'exercice. L'enregistrement est transcrit et analysé une première fois par le chercheur selon ses cadres théoriques. Cette analyse est soumise au professionnel avant l'entretien de co-explicitation et mise à l'épreuve d'une discussion critique pendant l'entretien. Les deux interlocuteurs ont chacun leur domaine d'expertise : les cadres théoriques de la recherche pour l'un, les savoirs pragmatiques et expérientiels pour l'autre. Il s'agit de collaborer pour mieux comprendre l'activité du praticien. Les interprétations du chercheur sont discutées, les indicateurs jugés significatifs sont sélectionnés par le professionnel qui peut rejeter ceux du chercheur éventuellement et élargir ses interprétations. Le praticien collabore activement à la construction de la signification de son activité, s'approprie éventuellement les connaissances théoriques en fonction de ce qu'il juge nécessaire pour sa pratique et contribue éventuellement à théoriser de nouveaux aspects absents de l'analyse initiale du chercheur. L'entretien de co-explicitation est enregistré, transcrit et analysé selon les cadres théoriques de l'analyse de l'activité.

C - Problématique et hypothèses de l'étude

La DVDP permet une approche globale et articulée de plusieurs objectifs du socle commun de connaissances et de compétences 3 concernant la maîtrise de la langue, les compétences sociales et civiques et le développement de l'autonomie et l'initiative. Du point de vue de la conceptualisation des aspects temporels en situation d'enseignement-apprentissage, cette transversalité des objectifs institutionnels que porte la DVDP et la triple exigence de sa mise en oeuvre en termes de problématisation, d'argumentation et de conceptualisation (Tozzi, 2012) sont favorables à l'évolution des représentations temporelles critiques chez l'enseignant comme chez les élèves (Robert-Pierrisnard, 2001, Pierrisnard, 2012-a, 2012-b). Les représentations temporelles critiques de l'enseignant sont celles qui lui permettent de prendre en compte le développement des connaissances chez ses élèves au delà de l'ici et maintenant, en pensant l'articulation synchronique et diachronique des différents moments d'apprentissage dans la vie des enfants, en amont et en aval du cadre temporel strict de ses propres interventions. L' empan temporel large qui permet cette approche spécifique apparait fortement corrélé avec un niveau d'expertise avancé et des choix pédagogiques plutôt ancrés dans le socio-constructivisme. Les représentations temporelles critiques des élèves sont celles qui leur permettent de s'affranchir du temps institutionnel, explicitement prescrit et tacite, qui tend à les enfermer dans une approche trop atomisée, cumulative, linéaire et progressive de leur activité d'élève. Cette redéfinition implicite du temps scolaire est nécessaire pour assurer la décontextualisation des savoirs, leur transfert dans de nouvelles situations et leur confrontation pour engendrer les processus de conflits cognitifs qui président à la construction des connaissances. Les exigences de restitution rapide et correcte des connaissances et d'un parcours scolaire effectué dans les temps prescrits accentuent et légitiment la pression temporelle exercée précisément sur les élèves les plus en difficulté, contraints de produire des réponses sans avoir le temps de construire les questions. En situation scolaire, les représentations temporelles critiques qui permettent d'échapper à cet empêchement s'observent chez les élèves en réussite essentiellement. La DVDP permet à tous les élèves de conceptualiser le temps de l'apprentissage de manière adéquate comme un temps inscrit dans un empan large, qui permet de convoquer des connaissances acquises ailleurs et à d'autres moments dans la vie de l'élève. Ces connaissances doivent être présentées par les élèves dans la discussion au moment opportun, quelquefois à plusieurs reprises avant de pouvoir rencontrer l'attention conjointe de tous les partenaires, de pouvoir s'exprimer dans les formes adéquates ou de renvoyer à des idées suffisamment travaillées et abouties pour répondre aux exigences collectives de l'échange. L'animateur de DVDP est encouragé par les caractéristiques temporelles propres à la situation à développer pour lui-même et pour les élèves les représentations temporelles critiques que nous venons de décrire. Elles correspondent précisément aux principaux éléments de la structure conceptuelle de la DVDP mis en évidence dans une précédente étude (Pierrisnard, à paraître 2015).

L'analyse de l'activité d'un enseignant relativement débutant dans la pratique de la DVDP, celle de Gaétan4 avec ses élèves de CLIS-TSL autour de la question "croire / savoir", a permis d'identifier du point de vue temporel deux concepts-clé de la structure conceptuelle de cette situation d'enseignement-apprentissage : l' empan temporel large que nous avons évoqué supra et le kaïros qui correspond à l'opportunité qu'il faut saisir dans la dynamique des échanges pour exprimer démocratiquement ses idées et faire avancer la discussion au plan philosophique. Nous avons également identifié une tension entre la volonté de respecter la parole des élèves (son rythme, ses hésitations, voire ses silences) et la volonté de faire avancer le débat dans le but d'atteindre une institutionnalisation des savoirs suffisante pour répondre aux prescriptions institutionnelles notamment. L'entretien de co-explicitation a permis de faire une première analyse de cette tension, l'enseignant estimant sa maîtrise des connaissances philosophiques insuffisante pour guider correctement ses élèves dans la discussion. Il avait tendance à proposer toujours plus d'exemples à la discussion pour la faire avancer sur le lien entre les deux concepts travaillés (croire / savoir) alors que ses élèves avaient tendance à revenir sur un seul aspect de la question ainsi décomposée : qu'est-ce que croire ? La tension identifiée prenait donc à son sens une valeur négative dans le modèle opératif de la situation tel qu'il le concevait et Gaétan pensait devoir faire évoluer sa pratique vers une décomposition de la question posée pour préserver la dimension philosophique de la discussion. L'analyse du chercheur proposait une interprétation plus positive de cette tension, estimant qu'elle tenait essentiellement à la prise en compte des besoins temporels des élèves, sans préjudice pour l'exigence philosophique. Les élèves conservaient une posture de questionnement et revenaient spontanément vers des préoccupations récurrentes. L'insatisfaction de Gaétan venait d'une représentation trop linéaire et impatiente de la progression attendue, accentuée par un contexte d'évaluation formative dans lequel il se trouvait, en préparation à la certification d'enseignant spécialisé (CAPA SH5). Les deux concepts identifiés, empan temporel large et kaïros apparaissent liés par une relation un peu paradoxale, l'enseignant devant être prêt à saisir les opportunités dans l'urgence et l'immédiateté tout en conservant une représentation de l'avancée du savoir sur un empan temporel suffisamment long pour repérer et penser les filiations possibles entre les idées spontanément présentées par les élèves et les connaissances à construire.

Comment un praticien expérimenté gère-t-il ce paradoxe ?

Nous faisons l'hypothèse d'un troisième concept temporel clé de la structure conceptuelle de la DVDP, plus ou moins absent du modèle opératif de l'animateur novice : le cheminement en spirale. La réflexion collective des enfants ne peut s'effectuer de façon linéaire mais plutôt selon un cheminement spiralique. Pour que chacun puisse trouver dans les échanges l'opportunité de s'exprimer et d'être entendu, les différents points de vue sur les différents thèmes de la discussion doivent revenir dans l'échange pour être précisés, confrontés, et pour que se produise l' hétérogenèse6 qui permettra l'émergence des nouveaux savoirs à institutionnaliser, construits par le collectif à partir des savoirs individuels des élèves.

Nous faisons également l'hypothèse que le modèle opératif d'un animateur expérimenté comporte les deux premiers concepts identifiés ( empan temporel large et kaïros) et ce troisième concept-en-acte de cheminement en spirale qui lui permet de mettre en oeuvre un schème de gestion de la temporalité des échanges à la fois respectueux des besoins des élèves et de l'exigence philosophique. Il pourrait s'agir d'une procédure récurrente, initiée par l'animateur en vue d'être ensuite spontanément utilisée par les élèves, qui consiste à revenir sur des idées, des propos, identifiés comme potentiellement heuristiques pour la dimension philosophique de la discussion.

L'identification ainsi complétée de la structure conceptuelle temporelle de la DVDP pourrait contribuer à faciliter la transformation de l'outil en instrument pour les professionnels et à mieux initier les enseignants en formation à l'utilisation de cette situation d'enseignement-apprentissage particulièrement heuristique pour une éducation temporelle réfléchie et maîtrisée.

D - Méthodologie

Nous avons analysé, sous l'angle de la dimension temporelle, l'enregistrement audio et la transcription d'une animation-démonstration de discussion à visée démocratique et philosophique réalisée par Michel Tozzi dans le cadre de la journée mondiale de la philosophie en novembre 2011, sur le thème "à quoi ça sert de discuter ?" avec des élèves de cycle trois (CM2). Nous avons soumis à Michel Tozzi un tableau de cette première analyse en vue de réaliser avec lui un entretien de co-explicitation (cf. supra 2.5. L'entretien de co-explicitation selon I. Vinatier). La présentation en tableau permet d'inscrire en regard des tours de parole de chaque participant les éventuels commentaires ou questions du chercheur en les situant précisément dans le contexte. En réponse à ce premier travail, Michel Tozzi a rédigé un ensemble de questions qu'il a soumis à son tour au chercheur. L'entretien de co-explicitation s'est donc effectué sur la base de ces deux documents permettant d'aller plus loin dans l'analyse. L'entretien a été enregistré et transcrit puis analysé par le chercheur. C'est cette dernière analyse que nous présentons ici.

E - Résultats

Nous avons retrouvé dans la pratique experte les deux premiers concepts de la structure conceptuelle de la DVDP déjà identifiés dans l'analyse de la pratique novice, soit un empan temporel large et les kaïros à saisir. L'entretien de co-explicitation a permis d'aller plus loin et de préciser un ensemble d'invariants opératoires utilisés par l'expert dans sa prise d'information en situation, en lien avec ces deux aspects temporels critiques. Notre hypothèse concernant l'existence d'un troisième concept, le cheminement en spirale, se vérifie et des invariants opératoires correspondants sont identifiés et décrits.

1. Un empan temporel large

Contrairement à Gaétan qui pendant la DVDP reconnaissait avoir été gêné par le rappel d'une situation ancienne faite par un élève et prenait conscience a posteriori dans la lecture de l'analyse du chercheur et dans l'entretien de co-explicitation de la pertinence de cette mise en relation, Michel Tozzi invite d'emblée les élèves à mobiliser le souvenir de leurs expériences personnelles antérieures pour nourrir la réflexion.

Michel (74) : Je leur fais explorer finalement, dans la diversité de leur expérience (...) ce qui peut les faire réfléchir(...) je m'appuie beaucoup précisément sur leur expérience personnelle (...) je fais appel à des expériences qui sont différentes, mais moi je sais que dans ces expériences là...moi y'en a qui vont m'intéresser sur lesquelles aussi je vais les lancer pour qu'ils les approfondissent quoi...

La préoccupation n'est pas centrée sur l'ici et maintenant. Michel prend en compte dans un empan temporel large à la fois les situations passées en lien avec l'activité en cours et l'anticipation d'une exploitation possible à venir dans l'échange.

Cette représentation d'un temps, plus ou moins long selon les praticiens, dans lequel l'activité s'inscrit semble faire la différence dans l'interprétation puis dans la gestion d'une tension qu'ils identifient. Gaétan parle d'une tension entre sa volonté de faire avancer la séance selon une série d'exemples qu'il a prévu de proposer pour parvenir à institutionnaliser le savoir (soit l'identification de la différence entre croire et savoir) et le respect des énoncés des élèves. Il est insatisfait de sa gestion de cette tension dans la mesure où inscrivant ses interventions dans un empan temporel limité à cette séance, voire aux étapes qu'il a prévues pour la mener à bien (contraint par sa situation personnelle de stagiaire en cours de formation susceptible d'être évalué), il s'inquiète de ne pas maîtriser suffisamment l'émergence des idées attendues et leur institutionnalisation en fin de séance :

Gaétan (102) : "...c'est un moment de tension parce que il aurait fallu, dans ma séance je voulais arrêter et ça repartet là je maîtrise plus (...) j'arrive pas à leur faire dire (...) et je les ai tellement menés...un peu partout (...) que ça n'arrive pas à institutionnaliser quelque chose quoi..."

Michel parle lui d'une tension entre exigence démocratique et exigence philosophique. Il n'y a pas dans cette formulation la pression temporelle implicite qu'on trouve dans les propos de Gaétan, bien qu'il semble toujours être question de respecter la parole des élèves tout en conservant l'exigence sur les contenus. La gestion de cette tension par Michel se fait en souplesse dans le respect d'un certain confort temporel pour les élèves :

Michel (62) : "... je suis prêt à faire le deuil d'une question ou d'un approfondissement sans réponse... mais je tente quand même le coup. "
(80) "... ça ne s'arrête jamais parce que la question est épuisée (...) Avec un animateur qui trouve les questions pour relancer, la question est inépuisable! Donc on s'arrête parce que c'est l'heure."
(107) "... il y a un statut épistémologique de la réponse...qui n'est pas dogmatique, donc en philosophie...c'est pas la peine d'arriver à une conclusion où on aurait la réponse de la question puisque y'a souvent une autre question et pas forcément de réponse (...)c'est le statut quelque part de la question et de la réponse qui introduit à une autre dimension disons de la temporalité...parce que toute question doit être suivie d'une réponse dans le temps scolaire, et d'une réponse juste (...) (109) et validée par le maître...et là ce qui est intéressant c'est que les réponses des enfants font aussi réfléchir le maître...

Il n'est pas nécessaire de faire dire aux élèves ce qu'on attend dans une séance, ce ne sont pas des réponses fermées qui sont visées dans un temps donné mais une réflexion vive et dialectique qui crée son propre rythme, son ordre et sa durée. La prise en compte d'un empan temporel large n'est pas rassurante pour le praticien. Il doit faire un double pari : celui de la capacité d'abstraction des élèves pour identifier dans le foisonnement de leurs souvenirs les caractéristiques essentielles de l'objet précis de la question posée; et le pari de la maturation, de l'approfondissement des idées au fil des échanges. Pour guider efficacement le travail intellectuel des élèves dans ce contexte d'ouverture temporelle, le maître doit lui-même beaucoup réfléchir et s'appuyer sur une prise d'information très pertinente et très élaborée afin de réguler finement l'activité dans le vif des échanges et saisir les kairos.

2. Des Kairos à saisir

Michel Tozzi insiste particulièrement sur cet aspect temporel de la DVDP. Rien n'est sûr au moment présent où l'animateur propose une piste ou suggère de faire appel aux souvenirs, qui peuvent ne pas être identifiés comme pertinents par les élèves ou conduire à d'autres interprétations que celle qui est attendue. Michel explique qu'il identifie "en-acte" les kaïros en situation et les saisit en vol en quelque sorte, en composant avec l'exigence démocratique :

Michel (4) : (...) je ne demande jamais si tu veux donc la parole... c'est une entorse quelque part disons à la démocratie mais c'est par vigilance si tu veux donc philosophique pour pouvoir sauter sur le kaïros (...).
(28)... moi je suis beaucoup plus interventionniste, d'ailleurs tu vois, j'interviens pratiquement donc après chaque intervention.

Gaétan dans l'entretien de co-explicitation identifie lui aussi cet aspect temporel comme déterminant pour construire une réponse adaptative de l'enseignant à la dynamique et à la complexité de la situation de DVDP. On retrouve dans son propos l'idée qu'il faut privilégier la dimension philosophique pour mieux saisir les kairos, ce qu'il regrette de n'avoir pas fait en situation :

Gaétan (8) : "... j'ai pas rebondi dessus alors que j'aurais pu dire (...) j'aurais pu moi abstraire de sa remarque quelque chose de plus général (...) sur le coup moi j'étais un peu bloqué, et voilà (...)j'ai pas du tout rebondi (...)."
(68) "...c'est des solutions qui sont quand même de l'ordre de l'adaptation, du saisir tu vois, être capable de saisir le moment (...) pratiquer et pas avoir de fiche de prep' trop précise (...) il faut laisser, faut y avoir pensé, faut avoir réfléchi, déjà avoir plus réfléchi sur la théorie philosophique et (...) une fois qu'on est nous calé au niveau de la théorie, je pense qu'après on s'adapte...".

Michel explicite cet aspect de sa pratique et les invariants opératoires sur lesquels il s'appuie pour une écoute vigilante à l'affut des questionnements, des conceptualisations et des argumentations qu'il repère au moindre indice :

Michel (60) : "...j'ai ce que j'appelle une écoute cognitive ou une écoute philosophique, (...) chaque fois que je vois poindre (...)une définition de notion ou une distinction conceptuelle...(...) une antithèse par rapport à une thèse qui vient d'être énoncée, à ce moment là je vais dire, bon (...) on a là deux points de vue qui sont contradictoires (...)mon guide c'est un peu ma matrice si tu veux donc du philosopher, est-ce qu'il y a du questionnement, est-ce qu'il y a de la conceptualisation, et est-ce qu'il y a disons de l'argumentation ? (...)c'est ma grille d'écoute qui fait que si il y en a...j'essaie d'aller plus loin et si il n'y en a pas j'essaie de le provoquer."

La pertinence de prendre en compte cette dimension du kaïros, au delà de permettre la vigilance de l'animateur, concerne aussi le développement des compétences des élèves. En sollicitant l'émergence d'une authentique pensée philosophique chez les élèves, dans le respect de sa temporalité, l'animateur forme à l'autonomie et donne aux élèves un pouvoir que la temporalité scolaire leur confisque ordinairement. On peut y voir la contrepartie de l'entorse faite à la démocratie par interventionnisme du maître (cf. supra (28).)

Michel (105) : "...la DVP introduit...dans un autre type de temporalité, qu'elle est en rupture disons avec le...temps scolaire, et qu'elle est, qu'elle est vraiment formatrice parce que elle laisse à l'individu...la possibilité de se saisir...de se saisir lui même de la situation, parce qu'on ne le mène pas où on veut le mener quoi...et donc, il y a quelque part le maintien disons d'une liberté du sujet."

On peut comprendre l'articulation des concepts d'empan temporel large et de kaïros dans la structure conceptuelle de la situation en considérant l'empan temporel large comme un effort de verticalité pour se situer un peu au-dessus des événements de la situation (Bachelard, 1959/1993, p.95), prendre mieux conscience des relations qui les unissent, et ainsi mieux identifier les kaïros. Cette structure réduite pour l'instant à ces deux concepts pourrait laisser croire qu'il suffirait d'attendre que se produisent les événements qui se développent sur la ligne du temps et de les saisir au passage. Mais Michel Tozzi parle bien d'un nécessaire interventionnisme de l'animateur et livre un troisième concept qui s'avère indispensable : le cheminement en spirale.

3. l'accompagnement d'un cheminement en spirale

Gaétan pressentait dans l'entretien de co-explicitation qu'il ne s'agit pas de suivre simplement les élèves dans leurs propos au nom du respect de leur parole et des problématisations qu'ils produisent spontanément. Un étayage semble indispensable dont Gaétan ne dit que très peu de choses à ce stade du développement de son expertise :

Gaétan (40) : "...oui, est ce que après c'est les respecter que de les laisser dire tout et n'importe quoi je ne suis pas sûr non plus...donc y'a un moment où il faut savoir dire non..."
(104) : "... il aurait fallu, tu vois, ils avaient problématisé ou commencé à problématiser et là fallait re- découper des séances... des séances de rattrapage (rires), je vais pouvoir rattraper ça..."
(114) : "... moi je pense que je les laisse trop, mais après le...le temps, j'ai du mal à couper..."

Laisser les élèves poursuivre leurs propos dans une logique linéaire risque de mener nulle part. Il faudrait revenir sur ce qui se dit à un moment donné pour le reprendre, le travailler. Michel utilise son expérience pour identifier cet aspect temporel déterminant pour approfondir la réflexion selon la métaphore de la spirale :

Michel (70) : "...je considère que reposer la question initiale, ne produit absolument pas le même effet que lorsque je la pose disons pour la première fois, parce qu'entre temps, y'a des couches réflexives si tu veux qui se sont au fur et à mesure peut-être disons superposées...et que ce qui va être dit, toujours par rapport à la même question, c'est pas du tout tourner en rond ! Je prendrais plutôt si tu veux l'idée de la spirale, d'une spirale finalement disons qui approfondit, ce qui fait que à chaque tour on va plus profond."
(72) "... on découvre au fur et à mesure un certain nombre d'attributs si tu veux etc. et la notion devient de plus en plus riche parce qu'on tisse son champ conceptuel, ou sa trame notionnelle ."

Les invariants opératoires qui permettent de tisser le champ conceptuel de la notion au fil des échanges et de comprendre comment on guide les élèves dans l'approfondissement et la construction des notions philosophiques sont clairement identifiés : les distinction conceptuelles, les contraires, les synonymes, les tentatives de définition et de questionnement de ces définitions.

(85) "...ce qui est absolument nécessaire, c'est comment, comment on s'y prend pour attaquer une notion quoi, pour la conceptualiser, pour faire des distinctions conceptuelles, si je veux comprendre ce qu'est l'amitié, il faut que je la distingue de l'amour, et donc on va chercher dans les contraires, dans les synonymes, dans les ...voilà, on va construire progressivement une trame conceptuelle au fur et à mesure (...) c'est quand même d'avoir compris ce que c'est d'avoir construit une notion philosophique, comment on la construit, et à partir d'une trame conceptuelle, de tentatives de définition, de questionnement disons de ces définitions... d'élaboration de distinctions conceptuelles et ça les enfants en sont parfaitement capables."

Ce concept de cheminement en spirale permet de faire la différence fondamentale entre une discussion à visée philosophique et une simple discussion. Il ne s'agit pas de bavardage mais d'un travail de la pensée médiatisé par le langage que les interventions de l'animateur guide, sans jamais intervenir sur le fond, par un étayage intellectuel fort et contraignant qui ne peut s'exercer que selon cette temporalité spécifique en spirale si on veut préserver un confort temporel suffisant et respecter le cheminement de la pensée. Les élèves de Gaétan, qui suivaient linéairement la logique portée par la présentation d'une liste d'exemples, tendaient à se perdre un peu dans le cumul de discussions trop superficielles et sans fin qui revenaient à leur point de départ sans avoir avancé conceptuellement. Le concept de cheminement en spirale permet d'apporter une réponse pragmatique à cette aporie en introduisant une troisième dimension à la temporalité de la DVDP, soit un temps cyclique générateur de nouveauté, cadre d'un accroissement de la complexité et de la densité du travail de la pensée.

4. Quelques pistes

Ces trois concepts constitutifs d'une macro-structure temporelle n'épuisent pas la description de la structure conceptuelle de la situation de DVDP. Dans le prolongement du kaïros, les notions d'éthique ou de confort temporel (Robert-Pierrisnard, 2001), implicites ou à peine évoquées nécessiteraient une analyse à un grain plus fin et sans doutes d'autres données pour être mieux étudiées. Michel fait le lien entre la temporalité non programmatrice et la liberté laissée aux élèves de développer leurs compétences selon leurs besoins et leurs projets personnels :

Michel (109) "... on voit bien qu'on est dans une philosophie donc éthique et peut être qu' il faut un petit peu de temporalité pour respecter l'éthique du sujet en éducation, (...) c'est cette idée d' une place au sujet...c'est-à- dire le sujet ne peut avoir une place disons une véritable place par laquelle il creuse quelque part et il construit son autonomie... que dans le cadre d'une temporalité qui n'est pas programmatrice... la différence un peu entre la planification ou la programmation et puis ensuite donc le trajet donc...le trajet n'est pas une trajectoire, le trajet bon il correspond souvent au projet d'un sujet

Enfin une autre piste évoquée par Michel en fin d'entretien retient également notre attention. Elle s'inscrit dans le prolongement de la notion de cheminement en spirale mais elle est aussi relative à la dimension du rythme du débat et sa gestion notamment par les reformulations de l'animateur dont il faudrait approfondir l'étude :

Michel (117) "...j'ai commencé à formaliser, voire théoriser, par exemple mes reformulations...mais la pratique est en avance si tu veux sur la théorie...je n'ai pas épuisé la compréhension de mon action."

E - Conclusion et perspectives de la recherche

Le cheminement en spirale, inscrit dans un temps de répétitions et de variations, apparait comme un troisième concept qui, articulé à l' empan temporel large, ancré dans le temps long pour le nécessaire recul de la pensée, et au kairos,ancré dans l'immédiateté et l'urgence pour saisir les opportunité, permet de mieux poser l'équation du temps de la DVDP. La récurrence du questionnement permet l'avancement de la réflexion et de sa mise en mots, non pas en multipliant les exemples nouveaux, Gaétan qui n'avait pas ce concept-en-acte faisait cette erreur, mais en approfondissant les thèmes au moment opportun. L' empan temporel large permet alors d'envisager les idées dans leurs filiations, qu'elles soient linéaires ou développées en réseaux, et le kaïros consiste à saisir les opportunités d'accompagner l'hétérogenèse des savoirs à construire. Ces trois éléments de représentation temporelle de la situation de DVDP, empan temporel large, kaïros et cheminement en spirale, mobilisées ensemble par l'animateur en situation lui permettent de guider les échanges avec pertinence et efficacité. Cette compétence, caractérisée par la présence a minima de ces trois concept-en-acte dans le schème de l'animateur, apparait aussi indispensable qu'une maîtrise suffisante des connaissances philosophiques. En termes de formation à l'utilisation de la DVDP en classe et d'aide à la transformation de l'outil en véritable instrument, cette remarque est importante. Gaetan pensait à l'issue de l'analyse de sa séance devoir accentuer ses efforts sur le développement de sa maîtrise des connaissances philosophiques académiques. Si ces connaissances sont évidemment indispensables, les résultats de cette étude montrent qu'elles doivent être mobilisées avec d'autres compétences. Les trois connaissances expérientielles associées, empan temporel large, saisissement des kaïros et accompagnement du cheminement en spirale, mises à jour par l'analyse comparée des deux praticiens, détaillées et énoncées en termes d'invariants opératoires constitutifs d'un schème expert de l'animation de DVDP, apparaissent comme critiques au sens où elles fondent pour une grande part l'expertise. Cette expertise de l'animateur, dans notre corpus, apparait en regard de l'expertise des élèves. Sans doute l'un et les autres contribuent-ils respectivement à se rendre plus compétents au fil des situations répétées, y compris probablement lorsque l'animateur change puisque Michel Tozzi a réalisé cette DVDP avec des élèves parfaitement inconnus de lui mais ayant l'expérience régulière en classe de cette situation d'échange et de celle dite du conseil de classe coopératif7. La DVDP est une situation potentielle de développement (Mayen,1999), non seulement pour l'animateur, mais aussi pour les élèves, au sens où la situation en elle-même contraint tous les acteurs à développer du point de vue temporel des représentations adéquates, en particulier concernant les trois aspects temporels critiques identifiés. Toutefois, ces aspects ne constituent que l'ébauche d'une macro-structure qui nécessite d'être affinée et complétée par l'analyse de nouvelles données, notamment pour explorer deux pistes repérées dans la présente étude : celle d'un confort temporel et d'une éthique de la DVDP d'une part, et d'autre part la question des reformulations de l'animateur et du rythme du débat.


(1) (Elèves de l'école nouvelle de la Source à Meudon <br/> ( http://www.ecolelasource.org/La_Source_Ecole_nouvelle_actu.php?id_niv1=6&id_niv2=12&id_page=77).

(2) (CLIS TSL : classe d'inclusion scolaire pour des élèves présentant des troubles spécifiques du langage.

(3) (Le socle commun de connaissances et de compétences, inscrit dans la loi n° 2005-380 du 23 avril 2005, est le cadre de référence de la scolarité obligatoire en France.

(4) (Présentée lors des 12e Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques à l'UNESCO (novembre 2012).

(5) (CAPASH : Certificat d'aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap.

(6) (En biologie, l'hétérogenèse correspond à l'apparition de caractères différents chez des individus appartenant à des générations successives. Nous transposons ici ce concept pour signifier par analogie que dans les échanges à visée démocratique et philosophique les idées des élèves, travaillées par touches successives au fil des confrontations, donnent naissance à des idées plus abouties, contenues en germes dans les premières, mais véritablement engendrées par les interactions.

(7) Le conseil de classe coopératif est en pédagogie institutionnelle une instance de discussion au cours de laquelle les élèves discutent de tout ce qui a trait à la vie de la classe pour prendre des décisions communes applicables à tous.

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