Revue

Enseignement et pratiques de la philosophie en France (Amiens, 5 et 6 décembre 2013)

Organisé par le laboratoire du CAREF (Centre amiénois de recherche en éducation et formation, EA 4697, Université de Picardie Jules Verne), ce colloque avait pout objectif, dans une perspective interdisciplinaire (philosophie, histoire, sociologie, sciences de l'éducation), et de pluralité d'acteurs (professeur du secondaire et du supérieur, inspecteur régional et général, syndicat, association de spécialiste, mouvement pédagogique), de dresser, dans une atmosphère sereine, un état des lieux des pratiques de la philosophie en France, en classe terminale, en amont et en aval de la terminale, à l'école et dans la cité. On peut dire que l'objectif a été pleinement atteint.

Bruno Poucet, responsable du Caref, ouvre le colloque en spécialiste de l'histoire de l'enseignement philosophique. Il repére trois moments dans cette histoire : un paradigme aristocratique, jusqu'en 1860, assez dogmatique, où les maîtres (200) enseignent avant de passer l'agrégation, où les élèves (1600 au début du 19è), apprennent par coeur et récitent le cours de leur professeur ; un paradigme méritocratique, à partir de 1863, où V. Duruy réforme cet enseignement, jugé trop dogmatique, où le professeur passe d'abord un concours, est recruté pour son mérite, est philosophe (son cours est une oeuvre), enseigne à des élèves (une élite : 6000 bacheliers en 1900), jouit d'une liberté de pensée dans le cadre d'un spiritualisme kantien. Les instructions de 1925 en précisent les finalités : couronnement des études secondaires pour former un homme et un citoyen réfléchis. On invente la leçon et la dissertation, crée des bibliothèques. Avec la massification de l'enseignement (un élève sur deux fait de la philosophie aujourd'hui, 365000 élèves, avec 6000 enseignants), on entre depuis 1960 dans un paradigme démocratiquequi se cherche encore, avec une tension entre les façons classiques de fonctionner et les "nouveaux lycéens", alors que la société civile s'empare de la philosophie qui a le vent en poupe (cafés philo, médias, magazine etc.).

Dans un contexte sociétal favorable à la philosophie (son enseignement n'a plus à être légitimé), Patrick Rayou montre que les lycéens participent aujourd'hui à la construction de la discipline. Ils ont une "conscience disciplinaire" (Y. Reuter) : représentation de la dissertation (les mauvaises notes), du bon prof (avec lequel il se passe des trucs), et de la moyenne (8 dans les faits). Le "bon élève" n'est accepté que s'il ne la "ramène" pas. On lui demande se s'engager dans sa pensée, mais en fait il se protège.

Ensuite, au cours d'une table ronde, on peut entendre le groupe philo du SNES, demandant le dédoublement d'une heure dans les séries technologiques, supprimé dans de nombreux établissements, et le rétablissement du dédoublement en série scientifique. J. Dolbault, pour l'Acireph, explique l'intérêt dans le programme d'une approche par problème plutôt que par notion, et d'un programme plus déterminé pour réduire le nombre de sujets possibles à l'examen ; il insiste sur la nécessité de prendre en compte les difficultés des élèves, et demande la création d'Instituts de Recherche sur l'Enseignement PHilosophique, sur le modèle des Irem en mathématiques. C. Victorri (secteur philosophie du Gfen), plaide pour une approche pédagogique de la discipline, cruellement absente dans la profession, qui engage de manière active les élèves en communauté de recherche dans leur réflexion individuelle et collective... Il faut moins parler par exemple d'une insuffisante maîtrise de la langue que de l'apprentissage de son usage réflexif. Il est nécessaire aussi d'étoffer une culture professionnelle d'analyse de ses pratiques...

Passant à l'enseignement supérieur, Sébastien Charbonnier centre son propos sur la culture. Il compare l'enseignement en terminale et en classe préparatoire, où il s'agit dans cette dernière d'approfondir sa culture philosophique, par un programme souvent plus resserré et tournant. Il relève une tension au niveau des finalités, entre les deux sens de la culture : relation à des objets culturels, ou formation de l'individu. Il distingue un rapport extensif à la culture (un peu de tout, encyclopédique - Pascal), matériau qui force à penser comme cause efficiente, où l'élève est un moyen de perpétuer une tradition, et qui focalise sur les solutions (comme en classe terminale) ; et un rapport intensif (beaucoup d'un peu - Leibniz), cause finale de la formation de l'individu, qui insiste plutôt sur le problème... Il se prononçe pour du "peu problématisé".

J.-F. Condette, en historien, raconte ensuite les aléas de la fabrique élitiste des philosophes (9 admis à l'agrégation en 1929) et de leur formation professionnelle, ainsi que la place longtemps minorée des femmes. Il rappelle qu'en 1900, on ne souhaite pas les former, parce qu'enseigner est un don, c'est en forgeant..., le savoir éclaire et suffit, la pédagogie est dangereuse si elle est pédagogie d'Etat...

On fabrique des philosophes en masse à partir de 1950 : création du Capes, des Cpr, stages en observation mais sans responsabilité, puis en responsabilité en 1980, création des IUFM en 1991, des Espe aujourd'hui...). Sur le long terme, on constate une formation à et par l'université, une difficulté à mettre en place une formation professionnelle, un modèle consécutif puis plus intégré de la théorie et de la pratique, un lien constant avec le politique...

Comme exemple de résistances institutionnelles, B. Frelat-Kahn prend l'exemple de J. Dewey. La résistance des philosophes en France (mais il sera minoré aux USA par la philosophie analytique jusqu'à sa résurgence avec Rorty et Putnam), n'aura d'égale que la révérence des pédagogues (où il alimente le courant de l'Education nouvelle). Durkheim critique son pragmatisme, son empirisme, son souci de l'enquête aux dépens du doute cartésien, son pluralisme jugé irrationaliste, tous éléments contraire à la tradition française. Voilà discréditée sa philosophie, fondement de sa pédagogie.

Plusieurs exemples sont ensuite donnés, qui vont illustrer que les pratiques de la philosophie diffèrent selon les lieux et les publics : C. Draperie montre l'intérêt d'un enseignement de philosophie dans les deux premières années de médecine, pour problématiser, à la lumière par exemple de Canguilhem ou de Foucault, la santé, la maladie, l'activité clinicienne, les discours et les pratiques. Elle insiste sur l'intérêt de doubles cursus avec des filières en master.

O. Razac montre comment la philosophie, dans la formation des personnels pénitentiaires, peut problématiser les questions liées à leur travail, le sens de leur mission (faire effectuer une peine), libérer leur parole, permettre d'analyser les rationalités pénales, leur histoire et leurs conflits (ex : punir/réinsérer).

L. Vinciguerra, qui enseigne la philosophie à des étudiants en arts, argumente l'intérêt de mélanger les publics, de travailler l'interdisciplinarité, de "délocaliser" la philosophie pour se demander à nouveaux frais ce qu'elle est...

Le deuxième jour, l'éducation comparée nous transporte dans l'enseignement de la philosophie dans plusieurs pays. S. Cospérec parle d'un nouvel enseignement de la philosophie en Grande Bretagne depuis 2001, touchant 8000 élèves en AS (première, 4h) et A2 (5h). Le programme, semestriel, est très déterminé et détaillé (30 pages) : justification de la question, présentation du problème, repères conceptuels, argumentaires. Avec des problèmes, l'étude d'une oeuvre de 5 auteurs seulement, et une évaluation de connaissances précises et d'une discussion écrite.

J.-P. Martin, historien, parle ensuite du cours de morale non confessionnelle optionnel en Belgique, issu du pacte scolaire de 1959, alors qu'il n'y avait auparavant que des cours de religion, avec des dispenses. Les familles choisissent entre les deux "cours philosophiques", un enseignement de deux heures hebdomadaires durant toute la scolarité. Le programme des deux dernières années de l'athénée (lycée) prend dans le cours de morale "laïque" une dimension explicitement philosophique, dans une logique de compétences. Le débat est vif en Belgique autour de l'instauration d'un cours de philosophie pour tous, comme au Québec, qui a achevé sa déconfessionnalisation, avec son cours d'"éthique et de cultures religieuses".

L'inspecteur général honoraire J.-L. Poirier détaille ensuite l'enseignement philosophique en Italie, où les enseignants sont professeurs d'histoire et de philosophie. A partie de la seconde (9h par semaine au total sur les trois ans), est donné un enseignement fondé sur l'étude des textes, avec une entrée historique (apprendre la philosophie, non le philosopher), visant un élève instruit en philosophie, mais qui ne néglige pas la réflexion critique.

J.-A. Barash rappelle qu'il n'y a pas d'enseignement philosophique au secondaire aux USA. Les études à l'université sont très chères, mais avec un système de bourses. Les programmes dans les universités sont très stables, souvent très spécialisés (philosophie analytique), et les bibliothèques sont très bien fournies.

La dernière après-midi est consacrée aux nouveaux territoires des pratiques philosophiques. E. Chirouter traite de la philosophie avec les enfants. On constate une évolution dans une certaine littérature de jeunesse, avec des auteurs reconnus, des textes consistants et résistants, qui se prêtent bien à des discussions à visée philosophique. Le texte est ici une médiation projective dans un quasi monde (cf. Ricoeur), pour une implication distanciée propice à la réflexion des enfants, par le "paravent du personnage". J.-C. Pettier fait le point dans ce domaine sur l'étendue actuelle de l'édition favorisant la réflexivité des jeunes, s'adressant directement soit aux élèves, soit à leurs maîtres et parents (voir bibliographie en annexe).

F. Foraux, Inspecteur régional honoraire, résume l'expérience de philosophie en lycée professionnel menée de 1997 à 2005, à l'initiative du recteur Bloch, suite à la consultation Meirieu, dans 8 académies, en particulier à Reims. Il y avait un programme allégé, et une grande diversité de pratiques s'exprima. L'évaluation des élèves et des enseignants fut très positive, malgré nombre de difficultés.

Le doyen de l'Inspection P. Mathias insiste sur les enjeux du numérique. Il le définit comme la superposition de trois écosystèmes : industriel producteur d'objets ; normé techniquement dans le production, la diffusion et l'encadrement de leur utilisation ; épistémique par l'induction d'un nouveau rapport au savoir. Ces "objets de sens" cristallisent de l'intelligence (connaissances et compétences) dont l'utilisateur n'a pas la maîtrise : il n'est pas pleinement sujet, immergé dans un océan d'incertitude.

A. Robert, grand témoin, dégageait quelques points forts du colloque : télescopage sur une seule année d'une discipline cumulant initiation et évaluation au bac ; tensions entre un enseignement philosophique qui apparait à la fois à part, mais qui est statutairement comme les autres ; entre une posture de certains encore méritocratique et une vocation désormais démocratique ; entre une tradition d'autoréférence et une logique montante d'approche par compétences ; entre une forme scolarisée en crise et une vogue de la philosophie dans la cité, délocalisant la discipline hors l'école, ce qui repose la question de sa nature, et celle de sa forme scolaire. Comment penser l'enseignement de la philosophie pour plus de la moitié d'une classe d'âge ? Les nouvelles pratiques en LP, seconde et première vont-elles amener une évolution à bas bruit ?

C'est la diversité des pratiques qui frappe désormais. Il est instructif de repérer des "bonnes pratiques", sans pour autant les ériger en modèles. L'éducation comparée relativise l'exception française, qui apparait comme un récit mythique.

On attend désormais pour début 2O15 la parution d'un ouvrage qui reprendra l'essentiel des contributions.

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