Revue

Journées d'étude de l'ACIREPh : "Transformer l'enseignement de la philosophie : réforme ou révolution ?" (19 et 20 octobre 2013)

Joël Dolbeault, Président de l'Acireph, ouvrait les journées : dans un contexte global de "refondation de l'école", de mise en place d'un Conseil supérieur des programmes, d'un enseignement de "morale laïque" à la rentrée 2015, d'évolution du corps des inspecteurs de philosophie et de celui des professeurs de philosophie (20% va prendre sa retraite dans les cinq ans), du rapport plutôt positif du doyen Matthias sur le développement d'expériences philosophiques en seconde et première, mais de l'arrêt du groupe de travail sur les épreuves de philo dans les séries technologiques, comment se positionne l'Association pour la Création d'Instituts de Recherche sur l'Enseignement Philosophique (Acireph) ?

Nicole Grataloup faisait le bilan de l'association sur "15 ans de réflexion et d'action sur les programmes". L'Acireph a été créée en 1998 et au départ, son but n'était pas de travailler sur les programmes, mais d'obtenir du ministère la création de lieux d'échanges et de réflexion collective sur l'enseignement de la philosophie, dans un souci de le rendre plus démocratisant et émancipateur. La nécessité de s'interroger sur les programmes, qui s'est imposée très vite au moment de la création du GTD Renaut en 1999, ne peut pas être séparée de cette volonté de démocratisation. Tout au long des interventions de l'Acireph sur les programmes, les points essentiels défendus ont été les suivants : une plus grande détermination des programmes, resserrant l'étendue possible des sujets au baccalauréat, et ne s'opposant nullement à la liberté pédagogique et philosophique du professeur ; un programme de problèmes, et non de notions ; une culture philosophique de base, par des repères doctrinaux sur les problèmes retenus, et des repères lexicaux et conceptuels ; des objectifs d'apprentissage, des capacités ou compétences, du type de l'argumentation, clairement énoncés dans les programmes ; la nécessité d'une progressivité de ces apprentissages dans le cursus, à partir de la seconde ; l'importance d'une réflexion collective pour la mise en oeuvre et l'adaptation du programme ; la spécificité des séries technologiques et l'adaptation de leurs épreuves d'examen.

La discussion relevait qu'un programme est un choix politique ; les nôtres sont trop vastes et donc infaisables. Il a été relevé que le changement de programme, souhaitable, a des retombées sur la pédagogie, sinon on ne fait que didactiser l'existant. D'autres soutiennent cependant que le changement de programme est secondaire par rapport au changement de pédagogie, car il y a des pédagogies émancipatrices et d'autres non.

Pour déplacer notre réflexion très (trop ?) franco-centrée, Serge Cospérec va traiter de " L'enseignement de la philosophie dans le secondaire en Angleterre". Le e-level ne touche, parce qu'il s'agit seulement d'une option possible parmi d'autres, que 6300 élèves en 2004, 11000 pour le cours sur la pensée critique, exigé ensuite pour entrer dans certaines universités (500000 élèves font de la philosophie en France !). Le programme, sur deux ans et quatre semestres validés, est très déterminé, avec pour chaque thème ou question son énoncé, les repères culturels et oeuvres requis, un écrit pour chaque semestre de 1h30 avec une question de connaissance (15 points) et une discussion (30 points), et un système d'évaluation très normé à 6 niveaux. Alors que dans la France républicaine, conclut S. Cospérec, où il ya peu de régulation dans le programme et les sujets, et une évaluation très impressionniste, ce programme apparaîtrait trop peu libéral et anti-philosophique, dans l'Angleterre libérale par son système éducatif, les programmes sont plus déterminés, il y a une forte régulation des sujets d'examen, et une culture de l'évaluation !

L'après-midi commençait par une table ronde sur les compétences.

Michel Tozzi exposait son approche par compétences1 : "On a longtemps pensé les programmes de philosophie en terme de notions et d'auteurs : l'important pour penser la liberté, c'est de comprendre comment Platon, Descartes ou Kant l'ont abordée, et s'en inspirer pour sa propre pensée. La notion de compétences a cependant fait timidement son apparition : "Il convient d'indiquer clairement à la fois les thèmes sur lesquels porte l'enseignement et les compétences que les élèves doivent acquérir pour maîtriser et exploiter ce qu'ils ont appris..." (Programme de 2003). Cette approche nous semble fondamentale, car elle clarifie pour les enseignants et pour les élèves ce qu'ils doivent apprendre pour philosopher, et donne une prise à l'évaluation de cet apprentissage. Elle est critiquée par nombre de philosophes, qui dénoncent son origine dans le monde de l'entreprise, la dévalorisation à son profit de la notion de connaissance, et l'interprétation restrictive, objectivante, morcelée, obsessionnellement évaluative qu'en a historiquement opérée la pédagogie par objectifs.

Nous définissons une compétence comme la mobilisation, de façon intégrée, de ressources internes et externes pour accomplir dans son activité une tâche déterminée dans une situation complexe et nouvelle. Les connaissances font partie de ces ressources à mobiliser, et ne s'opposent donc pas aux compétences. Pour écrire ou discuter philosophiquement dans le cadre scolaire, il nous semble nécessaire d'apprendre notamment à problématiser une notion, une question, une affirmation ; à conceptualiser, c'est-dire définir les notions proposées ou requises pour traiter une question, opérer des distinctions conceptuelles ; à argumenter rationnellement les réponses que l'on fait aux questions que l'on (se) pose et les thèses que l'on soutient, comme celles que l'on critique. Ce sont là des compétences nécessaires à l'apprentissage du philosopher, d'un "penser par soi-même". Elles sont spécifiques à la philosophie dans leur processus, même si l'on problématise en sciences, ou argumente en français ; et elles sont interdépendantes entre elles, dans le mouvement et l'unité d'une pensée impliquée".

Renaud Dogat apportait la contradiction. Il ne réfutait pas radicalement l'idée de compétence en philosophie, qui lui semblait même nécessaire : que serait un savoir sans savoir faire, une tête bien pleine mais mal faite ? Mais il se demandait d'abord s'il y avait des compétences spécifiquement philosophiques, ce dont il doutait. Il affirmait par ailleurs que l'enseignement philosophique actuel était déjà trop tourné vers cette pente, le penser par soi-même de l'exercice réfléchi du jugement. Conception ancienne, avec Socrate qui prend soin de son âme parce qu'il ne sait rien, Descartes insistant sur la prise de conscience de soi, et Hegel pour lequel la pensée récapitule à elle seul le savoir et l'être... Et cette orientation relègue selon lui au second plan ce qui lui parait essentiel : l'acquisition d'une culture philosophique, l'enseignement de problèmes philosophiques, de pensées plus que du penser. Par rapport aux sciences qui, tout en ayant développé des méthodes particulières, partagent avec elle des démarches intellectuelles fondamentales, il reste surtout en propre à la philosophie un domaine de problèmes spécifiques, un ensemble de questions et d'oeuvres philosophiques qu'il faut enseigner.

Une collègue d'histoire-géographie (HG) et un d'Education Physique et Sportive (EPS) venaient éclairer l'approche par compétences dans d'autres disciplines, pour décentrer les professeurs de philosophie de leur problématique disciplinaire. Laurence Decoq (HG) montrait à quel point la définition des compétences dans une discipline scolaire est liée d'une part aux finalités que l'Ecole assigne à l'enseignement de cette discipline et d'autre part à l'épistémologie et aux évolutions "savantes" de cette discipline. La difficulté de définir des compétences vient des multiples contradictions qui surgissent entre ces différents éléments.

Christian Couturier (EPS) expliquait que la question des rapports entre compétences et savoirs est très ancienne et a toujours été traversée par des enjeux sociaux et politiques ; qu'on ne peut pas parler des savoirs sans parler de l'histoire des savoirs, et donc aussi de l'histoire des disciplines scolaires ; que les programmes scolaires doivent être repensés à partir d'une "épistémologie pratique" visant à faire réussir les élèves. Il faut remettre à plat : 1) les concepts et compétences clefs dans chaque discipline, 2) les modalités de raisonnement et les pratiques qui permettent d'éprouver la résistance du réel, 3) les nécessités expérientielles propres à chaque discipline, 4) les connaissances qui produisent une pratique, une activité réelle.

Sébastien Charbonnier animait ensuite un travail où quatre groupes proposaient chacun un programme tournant sur trois ans, pour tenter de briser les cadres habituels. L'imagination de chacun partait soit de problèmes, avec des oeuvres précises, soit des notions actuelles, mais solidement articulées entre elles, soit d'oeuvres permettant de traiter des notions etc. Le caractère de programme réaliste donné dans la consigne, acceptable par la corporation, limitait cependant l'innovation...

Le lendemain se tint une table ronde sur la démocratisation de l'enseignement en général, et de celui de la philosophie en particulier.

Janine Reichstadt faisait part de la recherche à laquelle elle participe au sein du GDRS (Groupe de Recherche sur la Démocratisation scolaire)2Elle expliquait que si le nombre d'élèves s'était globalement accru dans le secondaire (massification), l'inégalité profonde de réussite au bac général entre les catégories sociales, n'avait, elle, pas varié depuis 1960. Pour dépasser cette situation d'inégalité scolaire profonde qui puise ses racines dans le primaire, elle propose la pensée d'une école commune de 3 à 18 ans, sans filières et donc sans notation, sans concurrence et sans sélection-orientation, au principe même de l'école d'aujourd'hui. Cette école commune se justifie par une nécessité économique, scientifique, culturelle et de vie démocratique, et il est tout à fait possible de l'envisager sérieusement si on prend en compte le fait qu'en tant qu'êtres de langage, tous les enfants, et donc aussi les enfants d'origine populaire, ont les ressources intellectuelles nécessaires pour pouvoir entrer normalement dans la culture de l'école fondée sur la culture de l'écrit. Autrement dit l'héritage culturel des uns, qui les aide à réussir à l'école, ne justifie pas l'échec des autres.

Aujourd'hui, des travaux de recherche importants montrent précisément comment se construisent au sein même de la classe, de profondes inégalités de réussite scolaire, les ambitions intellectuelles des savoirs pouvant être revues à la baisse pour les élèves d'origine populaire. Dans la mesure où les enseignants ont besoin de dépasser la contradiction majeure qu'ils vivent trop souvent entre leur désir de faire réussir leurs élèves et les difficultés qu'ils rencontrent pour y parvenir, un travail collectif sur les dispositifs et pratiques d'enseignement, en formation initiale et continue, s'impose absolument. Prendre la main sur son métier est devenu une aspiration forte pour tous ceux qui travaillent, y compris en conséquence, pour les enseignants.

Hervé Boillot revenait sur sa thèse de sociologie de l'enseignement philosophique3. Il étayait sa thèse selon laquelle le corps des professeurs de philosophie a subi la démocratisation du lycée. Il s'est opposé constamment, depuis 1945, à la multiplication des filières du second degré, qui démantelait selon lui la "classe de philosophie", et déclassait les enseignants en sous-universitaires, altérant son identité professionnelle. Il a maintenu objectivement une pédagogie élitiste et sélective, avec un maître solitaire et non collectif, revendiquant sa liberté philosophique et pédagogique, mettant en avant la qualité intrinsèque de l'enseignant, et non des méthodes pédagogiques. Il n'a jamais de ce fait défendu une "philosophie populaire"...

Sébastien Charbonnier allait dans le même sens4, soutenant que les professeurs de philosophie sont anti-démocrates, parce qu'ils ont oublié les élèves tels qu'ils sont. Il interpellait l'assistance avec radicalité, à partir de l'inconscient collectif du corps : est-ce bien certain que l'enseignement philosophique est absolument nécessaire au développement de l'humanité en l'homme et à sa citoyenneté, et donc comme matière scolaire ? Quelle est sa légitimité à se présenter comme indispensable, émancipateur ? Le concept de "dispensabilité" permet d'analyser le sens du don véritable que doit être tout geste émancipateur : peut-on dispenser des forces aux futurs citoyens en se présentant comme indispensable (alors qu'un tel discours aurait bien plutôt des effets performatifs contraires aux objectifs visés : humilier et rabaisser ceux qui ne comprennent pas l'importance de ce qu'on fait en philosophie, qui ne formerait rien moins que l' humanitas de l'homme).

Comment utilise-t-on la valeur symbolique de la philosophie ? Ou bien on conteste radicalement l'idée de capital symbolique et on critique le jeu dangereux auquel la corporation a joué en faisant de la philosophie la "discipline du couronnement", ou bien on se sert de cet héritage qui confère encore à la philosophie un certain prestige pour "agir" sur les élèves et contrebalancer, à une échelle modeste, les effets décapacitants de l'École sur certains élèves. L'enjeu premier est de se demander si la philosophie augmente la puissance d'agir, au sens spinoziste, des élèves : cela devrait même être le critère de définition de ce qu'est la philosophie scolaire. Dit autrement, il ne faut pas attendre des effets magiquement émancipateurs de démocratisation de la philosophie telle qu'elle s'est instituée dans des époques élitistes, il faut au contraire poser la démocratisation comme objectif, donc comme critère pour savoir ce que l'on veut faire avec les élèves, et qu'on appellerait "philosophie".

Cet enseignement est optionnel de fait, touchant seulement en France 50% d'une classe d'âge.

La dernière après-midi allait traiter de questions plus actuelles :

  • la question de la fin des dédoublements, qui renforce de fait le cours magistral et aggrave les conditions de travail ;
  • le prochain cours de morale laïque, dans lequel l'Acireph ne s'impliquera que s'il vise à développer la réflexivité ;
  • le rapport Mattias sur la philo en première et seconde etc.
  • ...

(1) Voir les deux articles parus dans Diotime : "De la question des compétences en philosophie" (n° 36) ; "Une approche par compétences en philosophie" (n° 48). Et "Des compétences philosophiques", Cahiers pédagogiques n° 507, septembre 2013.

(2) GRDS, L'école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif. La Dispute, 2012.

(3) Hervé Boillot, thèse de sociologie, Enseigner la philosophie dans les lycées en France : un métier immuable? 1945-2003, 2012, UniversitéParis I - Panthéon Sorbonne.

(4) Sébastien Charbonnier, Que peut la philosophie ? Etre le plus nombreux possible à penser le plus possible, Le Seuil, 2013

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