Diotime a publié dans le numéro 56 un article sur l'observation d'une discussion à visée démocratique et philosophique (Dvdp). Il publie dans ce numéro et le suivant une autre approche, à partir des "habiletés" requises ou développées par une communauté de recherche philosophique (CRP). Nous conseillons au lecteur de consulter les trois schémas en fin d'article pour comprendre le texte dans la finesse du grain...
L'observation d'une communauté de recherche philosophique (CRP) en action est une activité fort complexe, car elle convoque la rencontre de plusieurs éléments touchant à la fois la dimension cognitive, sociale, affective et philosophique du processus. Malgré sa complexité, nous pensons que l'observation d'une CRP en action gagne à être pratiquée, surtout si nous envisageons de prendre en charge l'animation de dialogues philosophiques. L'observation nous conduira à reconnaître la présence d'une multitude de conduites cognitives (raisonner, rechercher, conceptualiser, interpréter, etc.) et d'attitudes (écoute, entraide, collaboration, etc.) qui doivent éventuellement faire partie d'une CRP, si nous souhaitons que cette dernière aille dans la direction souhaitée, la construction d'une délibération où l'égalité entre les participants, la co-interrogation et la co-construction des compréhensions sont au menu.
En 2004, l'université Laval offrait pour la première fois un cours à distance axé sur l'observation d'une CRP en combinant internet et télévision. Pour accompagner les étudiants dans ce processus d'observation virtuelle, nous avons, en plus du site du cours et de la série documentaire Des enfants philosophent, écrit un livre Penser ensemble à l'école : des outils pour l'observation d'une communauté de recherche philosophique en action, dédié essentiellement à la description et l'explication des différents conduites (élèves et animateurs) présentes dans une CRP. Grâce aux différents articles qu'il contient (que l'on retrouve par ailleurs sur le site du cours), l'étudiant peut approfondir sa compréhension des différentes composantes d'une CRP, et être ainsi plus à même de les reconnaître lorsqu'ils se présentent en action.
Avec l'aimable autorisation de l'éditeur (Les Presses de l'Université Laval), nous reproduisons ici, avec de légères modifications, la conclusion de la première édition (2007). Si nous avons choisi de clore ce livre par un dialogue entre les deux auteurs, c'est que nous sommes persuadés que le dialogue est un bon exemple pour entrevoir la pensée en action, non seulement sous l'angle purement rationnel, mais aussi dans sa dimension émotive, qui nous apparaît tout aussi importante à considérer au moment de songer à la création d'une théorie de l'esprit humain.
Michel Sasseville et Mathieu Gagnon
Conclusion de la première édition. Extrait d'un dialogue qui a peut-être eu lieu quelque part durant l'automne 2006
Michel : Salut Mat! Depuis un bon bout de temps nous travaillons sur les habiletés de pensée. Nous avons écrit plusieurs textes, qui seront publiés dans un bouquin, pour présenter celles qui sont apparues le plus souvent dans les analyses que nous avons faites des séquences vidéo qui font partie de l'OVC (Observatoire Virtuel Collaboratif).
Mathieu : Quel travail ! Plus de 150 habiletés identifiées, et je crois que nous ne les avons pas toutes vues !
Michel : Un véritable travail de moine, en effet ! Mais j'ai un malaise après avoir écrit tous ces textes pour les publier dans un ouvrage.
Mathieu : Un malaise, ah oui ! Lequel ?
Michel : Bien, nous avons fait le choix de présenter les habiletés de manière isolée et de les organiser selon l'ordre alphabétique, mais comme tu le sais, dans l'action, ce n'est pas comme ça qu'elles se présentent...
Mathieu : Tu as raison... Dans l'action, ces habiletés sont combinées de manières très différentes, selon le thème, le groupe... C'est vraiment l'univers de la pensée complexe...
Michel : Exactement ! Et parfois une habileté en appelle d'autres. Par exemple, prends l'acte de définir : on ne peut pas le concevoir sans le recours aux critères, et il peut aisément être lié à la distinction ou à la classification. On pourrait dire la même chose pour l'habileté à dégager des présupposés, qui se manifeste à travers l'inférence et qui peut tout aussi bien se rapporter au questionnement, à l'identification de critères, à la généralisation... Je me demande donc comment nous pourrions présenter les choses pour que ce dynamisme soit mieux représenter...
Mathieu : ...
Michel : Tiens... j'ai une idée... Tu connais ma passion pour les schémas. Pourquoi on ne les présenterait pas sous forme de schéma?
Mathieu : Intéressant, d'autant que ça nous permettrait de faire voir les relations entre les éléments. Ça nous rapprocherait... comment dire... Ça nous permettrait peut-être de nous rapprocher de l'action, de la façon dont les habiletés et attitudes sont mobilisées dans le concret.
Michel : Oui, oui... ça nous permettrait de porter un regard synthétique sur les rapports que peuvent entretenir entre elles les différentes composantes des processus de recherche en communauté...
Mathieu : ...tout en évitant le piège des systèmes qui laissent peu de place à la créativité et aux connexions originales in situ.
Michel : Ça se précise... Un schéma qui "ferait voir" différents éléments de la communauté de recherche à travers les multiples relations qu'ils peuvent entretenir les uns avec les autres.
Mathieu : J'irais plus loin : on pourrait proposer un modèle qui présenterait des habiletés intellectuelles, sociales et affectives sous l'angle du processus de recherche, et ce, à l'intérieur d'une vision itérative selon laquelle il y a, potentiellement, une très grande variété de combinaisons possibles lors de la mobilisation de l'une ou l'autre de ces habiletés.
Michel : Par "itératif", tu veux dire quoi au juste ?
Mathieu : Selon moi, partager une vision itérative des processus de recherche, c'est y voir une démarche non-linéaire qui comprend de nombreux sauts, des retours en arrière et qui s'explique davantage en termes d'espaces (définition du problème, stratégie, retour réflexif...) qu'en termes d'étapes.
Michel : Mais comment les chercheurs en parlent-ils ? Est-ce qu'il y a déjà des organisations, des modèles, des schémas ? Question de ne pas répéter ce qui a été dit ou fait. Je sais que M. Lipman a déjà présenté un schéma de la pensée inscrite dans une communauté de recherche...
Mathieu : Mes études doctorales m'ont conduit à fouiller cela. Encore faudrait-il que je retourne lire un peu.
Michel : OK ! On se revoit dès que tu peux !
Quelques semaines plus tard
Mathieu : Michel, je n'ai pas fait le tour de la question, mais à lire et à relire, je constate que plusieurs auteurs ont abordé le sujet des habiletés de recherche avec un souci réel de classification et d'organisation. C'est ainsi que sont nées, par exemple, les différentes taxonomies, notamment dans le domaine de l'éducation. Par ailleurs, je remarque aussi que bon nombre d'auteurs intéressés par la question de la pensée critique ont entrepris eux aussi de présenter des modèles des différentes composantes de la recherche, dont des habiletés intellectuelles, sociales et affectives.
Michel : Étant donné ce que je pressens de ce que nous faisons, il me semble qu'il serait pertinent de prendre appui sur ces différentes organisations afin d'identifier clairement en quoi notre schéma pourrait s'en distinguer. Mais je te laisse continuer. Qu'as-tu découvert dans tes lectures ?
Mathieu : Dans un premier temps, je suis parvenu à identifier des critères de classification qui ont servi de guide pour l'organisation des éléments chez les différents auteurs que j'ai consultés. En fait, c'est par le biais de couples de critères que nous pourrions identifier des différences importantes entre notre approche et celles que nous retrouvons dans la littérature.
Ces couples seraient :
- la classification versus l'organisation ;
- la complexité interne versus la complexité contextuelle ;
- la linéarité versus l'"itérativité".
1- La classification versus l'organisation
Michel : Bon... va falloir faire certaines distinctions dans le bouquin !
Mathieu : Oui, je ne sais pas trop comment on les présentera. Au moment de la publication, on trouvera bien.
Michel : Mais en attendant, parle-moi un peu de la distinction qui pourrait exister entre classification et organisation.
Mathieu : Selon ce que j'en comprends, ce couple de critères se rapporterait aux intentions derrière les modèles. Par exemple, je me suis demandé parfois si les auteurs que j'ai consultés présentent des classifications de divers éléments, ou s'ils tentent plutôt de produire, à partir de ces classifications, une organisation dynamique montrant les rapports possibles entre différents éléments de la recherche. Toujours selon moi, j'estime que la plupart des auteurs se sont davantage orientés vers un processus de classification que d'organisation.
Michel : Bon, mais tu te bases sur quoi pour dire cela ? Ou sur qui ?
Mathieu : Bonne question, Michel. Prenons le cas de Paul (1990). Il identifie ses composantes à la manière d'une liste et non pas sous forme de réseau organisationnel. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il parle des perfections de la pensée et qu'il réfère aux idées de précision, de clarté, de consistance, de profondeur, etc. (p.51). Il en va de même (p. 307 et suivantes) lorsqu'il aborde la question des stratégies. Par exemple, Paul parle, au sujet des stratégies affectives, de pensée autonome, de rigueur, de mise en évidence des pensées aux origines des sentiments et des sentiments aux origines des pensées, de courage intellectuel - je fais une traduction libre, on s'entend ! Quant aux macro-capacités, Paul fera mention de raffiner nos généralisations et d'éviter les sur-simplifications; il parlera aussi de la clarification des problèmes, des conclusions et des croyances ; de la comparaison à des situations analogues ; de la lecture critique...
Michel : On voit bien que la liste de Paul ne semble pas suivre un schème organisationnel précis, et qu'en ce sens, la manière dont il organise les éléments ne peut servir de modèle en vue de la production de notre schéma global. As-tu fouillé du côté de Marzano, il me semble qu'il avait touché aussi à cette question, non ?
Mathieu : Oui ! Intéressant, mais encore une fois, tu vas voir que ce qui est fait là n'est pas comme ce que l'on veut faire. Marzano et ses collaborateurs abordent différentes dimensions reliées à l'acte de penser à partir de catégories générales, qui sont par ailleurs peu étayées en mode opérationnel et organisationnel.
Michel : Par exemple ?
Mathieu : Par exemple, ils présentent un modèle des processus de pensée (1989, p. 33) structuré à l'aide de cercles concentriques dans lesquels nous retrouvons des éléments tels que "discussion" ; "formation de concept" ; "compréhension", etc. Sans négliger l'apport de ce modèle, je pense qu'il gagnerait à être décomposé davantage.
Michel : Pourquoi ?
Mathieu : Entre autres, parce que leurs catégories m'apparaissent ambiguës et polysémiques, et ne permettent pas d'en identifier les composantes spécifiques à l'image de ce que l'on souhaite proposer.
Michel : Ok ! Et Barell, lui, il fait partie de ton top 10 ?
Mathieu : Oui, si on veut, mais après Lipman et moi-même !
Michel : Mort de rire ! Toujours aussi sérieux, Mathieu ?
Mathieu : Dis, pas question qu'on parle de cela dans le livre...
Michel : D'accord, pas dans le livre... Mais qu'est-ce qu'il en est de Barell (1991) ?
Mathieu : Pour ce que j'en sais, j'estime que les éléments de son modèle manquent d'étayage, en ce sens où ils ne permettent pas de mieux voir les articulations des différentes habiletés entre elles.
Michel : Cela voudrait dire qu'en s'appuyant sur Barell, on n'aurait pas la possibilité de considérer différentes catégories d'habiletés et de les décliner en vue de créer une image de leurs articulations. Mais au fait, c'est aussi le cas pour Lipman (2003) qui présente une organisation des différentes habiletés selon quatre grandes catégories, à savoir rechercher, organiser l'information, raisonner et traduire. Mais il n'organise pas de relations particulières entre les éléments qu'il présente.
Mathieu : Oui, je crois que tu vois juste concernant Lipman. Mais il y aussi la taxonomie de Metfessel (dans Legendre, 2005) qui m'apparaît intéressante. Il s'appuie notamment sur les grandes catégories identifiées par Bloom (connaissances ; compréhension ; application ; analyse ; synthèse et évaluation), et associe à chacune des sous-catégories proposées des habiletés de pensée particulières, ce qui lui permet d'en identifier plusieurs et de les relier à des domaines de cognition.
Michel : Alors voilà un modèle qui pourrait peut-être nous être très utile pour comprendre ce que nous essayons de comprendre...
Mathieu : Oui et non, car certaines relations mises en évidence par Metfessel me semblent discutables.
Michel : Y'a pas à dire, c'est un travail continu... Des exemples de ces relations discutables ?
Mathieu : C'est le cas lorsqu'il identifie l'habileté "interpréter" au niveau de l'interprétation (sous-catégorie), ce qui rend du même coup la classification tautologique ; ou encore lorsqu'il identifie des habiletés qui ne permettraient pas d'accrocher une signification productive (v.g. faire, acquérir...) ou qui correspondent davantage, selon moi, à des stratégies (v.g. réécrire). De plus, ce modèle ne prend pas appui sur différentes catégories d'habiletés, puisque cette taxonomie porte davantage sur ce à quoi s'appliquent les habiletés (dans son cas, l'acquisition des savoirs) et non sur les habiletés elles-mêmes. Ce "champ d'application" ne correspond pas nécessairement au nôtre...
Michel : ... lequel porte tout autant sur les savoirs, l'enquête éthique que la réflexivité, pour ne nommer que ces derniers.
Mathieu : Et cela teinte inévitablement le choix et l'organisation des différents éléments qu'il fait.
Michel : Mais Mathieu, avec tout ce que tu remarques comme différences, faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ?
Mathieu : Qu'est-ce que tu veux dire ?
Michel : Je veux dire : ces auteurs fournissent des catégories qui me semblent intéressantes, je pense notamment à Lipman. Et il me semble que la seconde partie du bouquin portera là-dessus : la présentation des différentes habiletés en fonction de catégories plus générales, non ?
Mathieu : Oui, on peut certainement garder certains aspects de ce que ces auteurs nous proposent, plus particulièrement certaines des catégories.
Michel : De plus, cette stratégie consistant à catégoriser a l'avantage, sur le plan cognitif, de réduire le nombre d'informations et de faciliter les représentations : nous pourrions travailler avec quelques catégories auxquelles se rapporteraient une grande quantité d'habiletés dites spécifiques. On pourrait, par exemple, dans le schéma qu'on proposerait, présenter les éléments autour de trois grandes catégories : organiser l'information, raisonner, rechercher.
Mathieu : Tu retiendrais les catégories de Lipman ?
Michel : Pas toutes, il me semble que la catégorie "traduire" fait partie de la catégorie "organiser l'information".
Mathieu : En quoi serait-il plus adéquat de ranger "traduction" dans "organiser l'information" et pourquoi retenir les catégories de Lipman ? Comment les vois-tu ?
Michel : Je pense que "l'organisation de l'information" touche le sens et que la "traduction" est aussi une question de sens, sous l'angle de sa préservation. Pourquoi Lipman ? Parce que ses catégories sont tirées à même les processus de recherche. Je ne suis pas certain que cela soit le cas des autres auteurs dont tu parles. Enfin, ces catégories ne devraient pas être perçues comme étant mutuellement exclusives puisque, de fait, certains éléments appartenant à une catégorie peuvent se retrouver dans une autre, lorsqu'ils sont associés à des éléments de cette catégorie.
Mathieu : La particularité de notre approche ne tiendrait donc pas dans le fait que nous classifions différentes habiletés impliquées dans les communautés de recherche, mais plutôt dans notre intention de dessiner des relations entre ces habiletés, qu'elles soient intra ou inter-catégories.
Michel : En plein ça ! Faudra l'écrire dans la conclusion, ou ailleurs ! Bon... Mais tu parlais de couples de critères. Tu viens de présenter le couple classification - organisation. On en regarde un autre ?
2- La complexité interne versus la complexité contextuelle
Mathieu : Oui, prenons le couple complexité interne et complexité contextuelle. J'ai rencontré souvent des auteurs qui, afin d'organiser les différentes habiletés de pensée, prennent appui sur une sorte de continuum allant de la "simplicité" vers la "complexité". C'est le cas, par exemple, de Paul, Ennis, Quellmalz ainsi que de toutes les taxonomies des domaines cognitifs et affectifs. Comme le dit Legendre, les taxonomies sont d'abord des "classifications systématiques et hiérarchisées [...] d'habiletés [...] définies avec précisions et agencées selon un continuum de complexité" (Legendre, 2006, p.1320).
Michel : Mais c'est quoi le problème avec la complexité ?
Mathieu : Il me semble que les critères d'organisation qui guident les "taxonomistes" et ceux qui guident notre projet ne sont pas les mêmes. En fait, à la lumière de ce qu'on observe dans les séquences, je trouve difficile de soutenir qu'une habileté de pensée ou une attitude sont "par nature" ou "en elles-mêmes" plus complexes que d'autres.
Michel : Es-tu en train de dire que donner un exemple pourrait être aussi complexe que définir ?
Mathieu : Je ne répondrai pas directement à ta question, si tu le permets, et je vais plutôt te présenter des exemples tirés de mes lectures qui t'aideront peut-être à mieux comprendre ce que j'entends par complexité interne et contextuelle.
Michel : Si tu juges que c'est une façon appropriée de fonctionner, je te laisse aller...
Mathieu : Ok, allons-y ! Par exemple, Paul (1990) distingue les "macro-capacités" des "micro-habiletés". En ce qui concerne les micro-habiletés, il parle de comparer les idéaux avec la pratique ; de penser de manière critique à la pensée ; de distinguer les faits pertinents de ceux qui ne le sont pas ; de reconnaître les contradictions...
Michel : C'est des macro ça, non ?
Mathieu : Euh... pas tout à fait. C'est plutôt le contraire !
Michel : Le contraire?
Mathieu : À voir ta réaction, on peut en déduire que ces habiletés n'ont rien de "micro", la plupart nécessitant la mobilisation de plusieurs autres habiletés pour prendre forme. J'ai aussi lu Ennis (1987) à ce sujet et il fonde lui aussi son modèle des habiletés de pensée critique selon un critère de complexité. À cet égard, on peut remarquer que certaines des habiletés dont il parle, pourtant analysées sous l'angle d'habiletés appartenant à la "classification élémentaire", impliquent, vues sous l'angle des processus, la mobilisation de plusieurs habiletés (v.g. identifier ou formuler une question ; toujours avoir la situation en tête...).
Michel : En somme, ces habiletés ne sont pas plus "élémentaires" en elles-mêmes que d'autres habiletés.
Mathieu : Voilà Michel, tu commences à comprendre : tout dépend des contextes et des "objets" sur lesquels porte la mobilisation d'une habileté particulière.
Michel : Pour revenir à ma question : il pourrait être plus "simple" de s'entendre sur la définition du mot "crayon" que de s'entendre sur ce que signifie la "justice".
Mathieu : 10 sur 10 !
Michel : Tout comme il serait peut-être plus difficile de trouver un exemple de justice que de définir un crayon...
Mathieu : D'où la nécessité de tenir compte du contexte pour juger de la complexité de la mobilisation d'une habileté.
Michel : Oui, finalement, je suis d'accord avec toi, du moins pour l'instant : le critère de la complexité ne devait pas orienter la construction de notre schéma global, notamment parce que ce critère conduit à effectuer des hiérarchisations qui ne permettent pas de rendre justice à l'importance et à la complexité de mobiliser certaines habiletés dites simples à l'intérieur d'un processus de recherche, lui-même complexe. Dis, Mathieu, tu penses que j'ai réussi mon examen ?
3- La linéarité versus l'"itérativité"
Mathieu : L'examen n'est pas terminé. Encore faut-il parler de la linéarité en regard de l'itérativité. Parce qu'il ne faut pas oublier que le schéma global qu'on souhaite proposer est issu d'analyses que nous avons effectuées dans le cadre de communautés de recherche philosophique ainsi que des principes qui sont aux fondements de cette démarche. Au coeur de cette démarche se retrouve l'idée de recherche, processus autour duquel se greffent les différentes habiletés mobilisées.
Michel : Ce que j'en sais me laisse aussi penser que la plupart du temps, les processus de pensée sont envisagés sous l'angle de la recherche ou des processus de résolution de problèmes. Du moins, il semble que ce soit là l'une de leur fonction essentielle : contribuer au développement efficace de la recherche de telle sorte que s'enclenchent des processus viables de construction de connaissances.
Mathieu : Des auteurs que j'ai consultés, je remarque que plusieurs d'entre eux partagent une vision linéaire des différents processus de recherche (pour ne pas dire du processus de recherche).
Michel : Linéaire?
Mathieu : Oui, c'est le cas, par exemple, de Marzano et al. (1989), de Quellmalz (dans Legendre, 2005), de Tardif (1999), de Ennis (1987), et aussi de Lipman qui, dans le guide d'accompagnement de La découverte de Harry, présente le processus de recherche selon un ordre "logique" des événements. Je ne cherche pas par-là à négliger le fait qu'une standardisation des processus de recherche nous fournit une grille d'analyse intéressante. Mais à la lumière des travaux de l'anthropologue Bruno Latour (2001), on peut penser que lors d'une recherche en action, les actes posés ne répondent pas nécessairement dans l'ordre à la logique de la standardisation.
Michel : Par standardisation, tu entends quoi ? Est-ce que tu fais référence au modèle bien connu OHERIC (observation ; hypothèse ; expérimentation ; interprétation ; conclusion)?
Mathieu : Oui, exactement, et à mon sens, ce modèle laisse croire à une vision étapiste du processus de recherche, dans laquelle il y a peu de place pour les retours en arrière, à l'individualité du chercheur, aux contraintes externes...
Michel : Oui, c'est clair que dans une perspective socioconstructiviste, il serait difficile de partager cette vision linéaire et étapiste des processus de recherche.
Mathieu : En fait, on pourrait plutôt dire qu'il n'y a pas une telle chose que "LE" processus de recherche, universel et générique, mais bien des processus de recherche, et que ceux-ci sont appelés à varier selon les personnes, les domaines, les contraintes externes...
Michel : N'enlevons rien, par ailleurs, à la pertinence de distinguer les moments où nous définissons un problème, identifions une difficulté, expérimentons, formulons des hypothèses, observons, etc. Tu ne penses pas?
Mathieu : Tout à fait, tu as raison de le souligner. Simplement, je pense qu'il serait préférable de les aborder en termes d'espaces plutôt que d'étapes.
Michel : Espaces plutôt qu'étapes... C'est nouveau, ça ! Vus ainsi, les processus de recherche pourraient retrouver de leur dynamisme : on pourrait alors aisément concevoir que nous soyons conduits à définir plusieurs fois le problème lors d'un processus de résolution.
Mathieu : Ce qui, je te le fais remarquer, n'est pas le cas à l'intérieur d'une vision étapiste et linéaire.
Michel : Et ce n'est pas parce qu'on définit plusieurs fois le problème que le processus de recherche devient inefficace pour autant.
Mathieu : Oui, et cela nous ramène encore une fois à la question du contexte.
Michel : J'ai l'impression qu'il faudra parler du contexte dans la deuxième édition.
Mathieu : Oui, mais on pourrait aussi ajouter dans la conclusion de la première édition que la plupart des auteurs qui s'inscrivent dans une perspective socioconstructiviste partagent une vision itérative des processus de recherche; je pense notamment à Latour, Fourez (2002), Jonnaert (2002), Larochelle et Désautels, etc.
Michel : Voilà des sources à partir desquelles nous pourrions construire notre schéma.
Mathieu : Cependant, tous n'ont pas envisagé ces processus sous l'angle de la mobilisation d'habiletés et d'attitudes spécifiques, alors que c'est ce que nous voulons faire. En ce sens, parmi les auteurs que j'ai consultés, je note que seuls Barell (1991) et la taxonomie de Lunkenbein (dans Legendre, 2005) se rapprochent de notre position.
Michel : Ah bon? Comment est-ce le cas pour Barell?
Mathieu : Il propose bien une définition dynamique de l'acte de penser s'articulant autour de quatre grandes catégories : chercher du sens, être raisonnable, faire preuve de courage intellectuel et être métacognitif. Cette catégorisation est intéressante, mais elle ne permet pas d'identifier des habiletés spécifiques, contenues dans chacune de ces catégories générales et se rapporte davantage, d'après moi, à des attitudes d'un penseur dit critique qu'à des catégories d'habiletés de recherche comme tel.
Michel : Donc, si je comprends bien, le projet qu'il poursuit et la manière dont il s'y prend pour organiser l'information ne rencontrent pas nécessairement nos intentions.
Mathieu : Exact!
Michel : Mais il semble que Lunkenbein est plus proche de notre intention sous l'angle de l'itérativité. Est-ce que je me trompe?
Mathieu : Je ne sais pas si tu te trompes, mais il est vrai que Lunkenbein (dans Legendre, p.1186) présente un modèle intéressant du processus de recherche, puisqu'il suit une structure en boucles qui permet des retours en arrière. Cependant, certains aspects posent des difficultés.
Michel : Ah oui, lesquels ?
Mathieu : J'en vois au moins deux :
- Bien que Lunkenbein ouvre la porte à des retours en arrière, il ne se dégage pas pour autant et totalement d'une vision linéaire des processus de recherche. En effet, les retours s'effectuent toujours, selon lui, sur des étapes en cours ou antérieures. Ainsi, les "sauts" apparaissent difficilement concevables dans cette perspective.
- Les différentes composantes du processus de recherche ne sont pas articulées sous l'angle des habiletés mobilisées. En somme, je ne suis pas parvenu à identifier, dans la littérature, d'équivalent à notre conception.
Michel : Bon, si on tentait de résumer : le projet qu'on poursuit en présentant ce schéma global vise à construire une représentation, sous forme de réseau, des différentes habiletés et attitudes que nous avons identifiées lors de nos analyses de CRP en action. Il est important à nos yeux que cette représentation soit synthétique, visuelle et dynamique afin de "faire voir" la multiplicité des relations possibles entre ces éléments inscrits dans la communauté de recherche.
Mathieu : J'ajouterais que nous voulons mettre l'accent sur l'idée de relation, parce que ce n'est que de cette façon que nous pourrons développer un modèle qui témoigne du caractère dynamique et itératif des processus de recherche.
Michel : Les modèles que tu viens de présenter ne permettent pas, effectivement, de mettre en évidence cette multiplicité, notamment parce qu'ils présupposent une vision linéaire du processus de recherche, parce qu'ils s'inscrivent davantage dans une logique de classification que d'organisation...
Mathieu : ... ou parce qu'ils prennent appui sur un critère de complexité, ce qui conduit souvent à négliger, voire à éliminer, des connexions potentielles entre des outils de recherche.
Michel : Ceci étant dit, je pense qu'il faut demeurer conscients, comme le dit Fourez ( La construction des Sciences, 2002), que la "carte" que nous allons proposer n'est pas le territoire.
Mathieu : Bien d'accord ! Mais un schéma global comme celui-ci permettra probablement d'initier une réflexion à l'égard d'un projet visant à construire une "cartographie" de la pensée, ou à tout le moins d'outiller les personnes désirant nourrir leur représentation des différentes habiletés de pensée et de recherche, que ce soit pour elles-mêmes ou afin d'intervenir pédagogiquement.
Michel : Bon, alors on les fait ces schémas ?
Mathieu : Je pense qu'il va nous falloir un ordi...
Michel : Allez hop ! au boulot ! Attends un instant... C'est bien beau, tout cela. Mais je pense qu'il manque une dimension importante que nous négligeons actuellement.
Mathieu : Je te vois venir : la sacro-sainte évaluation !
Michel : Pile ! Après tout, on est dans le monde de l'éducation. Et ce qu'on souhaite, c'est le développement d'une pensée d'excellence. On ne peut pas, même si on ne peut pas tout dire, ne pas parler, au moins succinctement, d'évaluation.
Mathieu : Mais en même temps, on ne peut pas juste en parler un peu... si on ouvre sur la question, va falloir un autre chapitre...
Michel: Un autre chapitre ? Si c'est le cas, on est aussi bien de ne pas en parler.
Mathieu : Bon... peut-être pas un chapitre... Mais le problème, d'autres diraient le défi, de l'évaluation me semble tellement complexe.
Michel : Oui, mais... Que penses-tu des critères qui nous viennent de la logique ?
Mathieu : Ça peut aider à évaluer la rigueur interne des outils, mais tu penses que cela pourrait permettre une évaluation du processus ?
Michel : Supposons qu'on prenne le critère de la précision, ou celui de la cohérence, ou celui de la pertinence. Il me semble que ces critères, tirés du monde de la logique informelle, devraient être considérés au moment de l'évaluation du processus de recherche.
Mathieu : Il y a sans doute un filon ici qui gagnerait à être exploité, d'autant que, selon ce que j'en comprends, cette avenue nous permettrait probablement de dépasser la "simple" combinaison d'éléments et de se diriger de plus en plus vers des considérations touchant la pensée d'excellence.
Michel : Tout à fait d'accord. Mais comment articuler tous ces éléments de manière à bien faire voir ce passage justement ?
Mathieu : Je n'en ai aucune idée, Michel... Et par prudence, je pense qu'il faudrait lire un peu plus à ce sujet.
Michel : Bon, et bien alors, rendez-vous à la deuxième édition !
Document (format PDF) : Schémas des différentes habiletés et attitudes identifiées dans une communauté de recherche philosophique en action