Revue

Quelle éducation laïque à la morale ?

Atelier Rencontres Crap Août 2013

Atelier Rencontres Crap Août 2013

A) Introduction : actualité d'une question

Dans le cadre de la "refondation de l'école", Vincent Peillon a décidé de mettre en place à la rentrée scolaire 2014, durant toute la scolarité, un "enseignement de la morale laïque", sur la base des valeurs de la République. Ce projet prend sens dans un contexte de crise de certaines valeurs :

  • La valeur d' égalité est affaiblie par l'accroissement des inégalités économiques et sociales engendrées par la crise, l'ascenseur social est en panne. L' égalité des chancesest battue en brèche par une proportion significative d'élèves laissés pour compte.
  • La valeur de liberté est fragilisée par des politiques répressives jouant sur un ressenti d'insécurité, qui paradoxalement revendiquent de la défendre (la liberté de chacun passe par sa sécurité).
  • La valeur de fraternité (ou de solidarité) est bousculée par la montée sociale de l'individualisme, qui distend le lien social, base du lien politique, et par la critique de l'Etat-Providence.
  • La valeur de laïcité est interrogée par la montée d'un communautarisme religieux, politiquement exploité par une minorité islamiste. Le modèle français d'intégration par l'école des individus un par un dans la nation, indépendamment de leurs appartenances, est ainsi mis à mal.

Il s'agit de redonner par l'école une consistance à ces valeurs.

S'agit-il comme le pense R. Ogien de pacifier les banlieues sensibles et civiliser les sauvageons ? Ou d'une occasion réelle de se ressaisir de ces valeurs pour les faire vivre ?

Un rapport a été rendu au Ministre en mars 2013, sur "L'enseignement laïque de la morale". Il déplace significativement l'adjectif ("Enseignement de la morale laïque" disait Peillon). Nous préférons parler pour notre part d' " éducation laïque à la morale", pour signifier un aspect plus global du projet, touchant la personne globale de l'élève et le futur citoyen, en classe comme dans la vie scolaire.

Nous avons tenté dans notre atelier d'articuler :

  • une clarification intellectuelle des concepts et des conceptions touchant à la morale, l'éducation à la morale, une éducation laïque à la morale. Qu'entendre par morale, morale civique, éthique personnelle ? Quelle différence avec l'instruction ou l'éducation civiques ? Etc.
  • des propositions pédagogiques et didactiques pour une telle éducation en primaire et dans le secondaire.

B) Concepts et conceptions

La morale a mauvaise presse en France. Probablement parce qu'elle est identifiée à "faire la morale", moraliser, donner des leçons, une façon très extérieure et descendante d'imposer des injonctions assorties de sanctions en cas de transgression, faisant peu appel à la réflexion personnelle et à la liberté du sujet (situation hétéronome), peu appuyée sur la vertu de l'exemple et la cohérence de l'éducateur entre le dire et le faire.

L'image caricaturale de la maxime écrite au tableau de l'école publique et apprise par coeur demeure. L'aumônerie de l'Enseignement Catholique reconnait par ailleurs le caractère contre-productif de la pratique déclarative d'une morale des devoirs assortie de punitions, qui intitule son dernier ouvrage La morale, pédagogie du bonheur (Edit. Le Sénevé, 2011). Certains témoignages de l'atelier ont confirmé cet aspect repoussoir d'une certaine éducation religieuse rigoriste, et souvent jugée hypocrite.

Il s'agissait de revenir dans l'atelier au sens des mots, à la définition de concepts. D'où un travail de définitions de notions (voir en annexe A) ; et un rappel des diverses conceptions de la morale :

  • Aristote et la "vie bonne" : recherche du bonheur par entraînement à la vertu, recherche de l'excellence humaine, et exercice de la prudence et de la modération. Dans l'Antiquité, morale du souverain Bien, sagesse et bonheur se confondent : par exemple par la pratique du courage (stoïciens) ou la satisfaction raisonnée des désirs naturels (Epicure).
  • Kant et la rigueur du devoir : obéir à l'impératif catégorique universel de traiter autrui comme une fin, jamais comme un moyen ; ériger la maxime de son action en loi universelle pour tester sa moralité.
  • L'utilitarisme : définir la morale par la prise en compte des conséquences de ses actes (conséquencialisme). Au niveau individuel, par la maximisation de ses plaisirs sans douleur (Bentham) ; au niveau collectif par la maximisation de l'intérêt général (Mill).
  • R. Ogien et le minimalisme moral : une seule règle "Ne pas nuire à autrui" (règle d'or). Il n'y a de devoirs que par rapport à autrui, non vis-à-vis de soi-même. Le fondement de la morale est le consentement mutuel entre adultes.

C) Questions soulevées dans l'atelier

Le questionnement part du sens que nous attribuons au mot : qu'est-ce que la morale (laïque...), pourquoi l'enseigner ou éduquer à la morale laïque, qu'est-ce qu'éduquer à la morale ? Faut-il concevoir la morale comme un idéal universel ou comme un corpus de règles et de valeurs situé dans le temps et l'espace ? Peut-on concevoir une sorte de "socle commun" en morale, indépendamment de toute croyance religieuse ou du choix de l'incroyance ? On croise ici la question des programmes (à venir, c'est l'institution qui les définira) et celle du fonctionnement de l'équipe pédagogique et éducative, car l'éducation à la morale sera forcément transversale.

Si l'objectif du "vivre ensemble" semble faire consensus, une divergence apparaît aussitôt : s'agit-il de former à une morale qui permet de vivre ensemble d'où que l'on vienne et avec ce que chacun apporte, ou à une morale délestée de toute croyance religieuse ? On voit ici le lien avec la conception de la laïcité de chacun (plutôt laïcité de confrontation dans le premier cas, de simple tolérance dans le second).

La préoccupation pour les questions morales naît souvent soit de "questions sensibles" dans le cadre des programmes, soit de situations de "vie de classe" auxquelles des problèmes moraux sont sous-jacents. Cette observation conduit à interroger la place d'une éducation spécifique à la morale : résoudre une situation de classe mettant en jeu des valeurs (le respect d'autrui, par exemple, ou la justice) ne suffit sans doute pas à éduquer moralement. Il faut alors pouvoir aller plus loin que ce qui se fait actuellement dans les heures de "vie de classe" ou les "conseils", mais cela ne fait que déplacer le débat : quel est ce "plus loin" ? Peut-être ne faut-il pas non plus voir la morale partout et en particulier dès qu'il y a transgression de règles : pas sûr que toute transgression ait une composante de négation d'une règle morale !

Peut-on enseigner la morale ? C'est l'expression que V. Peillon avait utilisée. Si enseigner c'est transmettre par des apports de savoir, c'est évidemment peu approprié - néanmoins, on ne peut pas exclure des apports de connaissances dans des domaines comme la culture religieuse, la psychologie et la sociologie, qui peuvent servir pour analyser des situations, etc. en fonction de l'âge des élèves. Si c'est faire vivre des situations et des dispositifs, puis en tirer matière à réflexion, cela peut contribuer à former le jugement moral. L'idée est revenue souvent que, s'il est souhaitable de partir du vécu, cela ne peut suffire, que des temps "méta" de retour sur le vécu, d'analyse, de réflexion sont nécessaires, centrés sur l'identification des valeurs en jeu. C'est peut-être une différence avec "régler le problème" comme on sait le faire à l'école : il s'agit plutôt de le travailler.

On voit que nos questionnements nous conduisent à donner de l'importance au réflexif. C'est pourquoi la formation au jugement moral, dans sa dimension d'éthique personnelle, nous semble essentielle dans l'ELM. Elle doit s'appuyer, dans la tradition de la philosophie des Lumières, sur l'usage de la raison, pour :

  • formuler les questions morales et leurs enjeux éthiques et politiques ;
  • clarifier conceptuellement les notions nécessaires (ex. : bien et mal, bon et mauvais, valeur, vertu, conscience morale, liberté, responsabilité, culpabilité, droit et devoir, franchise, générosité, engagement, justice, égalité, solidarité, résistance etc.) ;
  • argumenter rationnellement, délibérer en son for intérieur et collectivement.

Mais le jugement, s'il doit être éclairé par la raison, doit être affecté aussi par la sensibilité, car le développement de la capacité d'empathie est nécessaire pour s'ouvrir à l'altérité, se placer du point de vue d'autrui, et reconnaître l'humanité de son visage. N'oublions pas que la raison ne protège pas de la barbarie, quand elle se fait plus instrumentale que communicationnelle.

Cette alliance équilibrée du coeur et de la raison travaille sur la personne globale de l'élève.

Pour donner sens à toutes ces questions dans le cadre du système éducatif, un éclairage historique sur l'émergence d'un enseignement de la morale dans l'école de la République nous a semblé utile (voir l'annexe B).

D) Propositions pour une pédagogie de l'éducation laïque à la morale (ELM)

Dans l'enseignement secondaire, du fait de la multiplicité des professeurs, l'éducation à la morale implique un travail d'équipe (voir ce qui se fait de mieux dans le domaine des piliers 6 et 7 du socle commun) : par exemple, un problème né dans un cours d'une discipline donnée peut être traité plus à fond ensuite dans un temps réservé à l'éducation morale, une notion peut être travaillée dans plusieurs disciplines, avec un temps spécifiquement identifié "morale".

Un certain nombre de dispositifs, de lieux, d'institutions, nous paraissent pédagogiquement adaptés pour une telle éducation.

1) La DVDP (Discussion à Visées Démocratique et Philosophique)

La spécificité de la DVDP consiste à tenter d'articuler deux éléments distincts :

a) Un dispositif organisé de discussion, avec des règles de fonctionnement et des fonctions différentes exercées par les élèves.

C'est un dispositif organisé, avec des repères précis, structurants et sécurisants pour les élèves.

Un dispositif spatial : on se met en rond pour voir les visages et les gestes de tous.

Un dispositif temporel : il y a un début et une fin, formalisés par un rite (exemple un geste : allumer et éteindre une bougie ; ou une parole : "Je déclare la séance ouverte ou fermée").

Des règles démocratiques de circulation de la parole : la parole est donnée et non prise ; attribuée dans l'ordre d'inscription des doigts levés ; avec une priorité à ceux qui ne sont pas encore intervenus, ou peu, ou aux plus petits ; et au bout d'un moment une perche tendue à ceux qui n'ont pas encore parlé... On peut utiliser un micro pour bien entendre chacun, se lever pour être bien vu par tous etc.

Des fonctions réparties entre les élèves :

  • un élève président de séance gère démocratiquement la parole selon les règles de sa circulation (voir ci-dessus). Il s'entraîne à gérer démocratiquement la parole dans un groupe ;
  • un reformulateur, à partir de la grande section de maternelle (5 ans), écoute, essaye de comprendre et redit ce qui vient d'être dit par un camarade, à la demande de l'enseignant. Il s'entraîne à écouter et s'approprier la pensée d'autrui ;
  • un synthétiseur, à partie du CE1 (7 ans), écoute, prend des notes, et restitue à la classe à partir de ce qu'il a écrit et de ce qu'il a compris au bout d'un temps convenu au départ ;
  • des observateurs au cycle 3 (9 ans) ; observateurs soit des fonctions qu'ils vont prochainement prendre, soit des processus de pensée en cours, exemple : noter les définitions ou différences de mots faites (distinctions conceptuelles), les questions posées, les thèses énoncées avec leurs arguments etc.
  • il peut y avoir d'autres rôles ou "métiers" : les aménageurs-déménageurs, qui mettent rapidement les bancs ou chaises en rond puis rangent la salle ; un responsable du micro qui le donne aux élèves désignés par le président ; un scribe qui écrit au tableau les idées essentielles du débat qu'il lira à la fin ; deux journalistes qui prennent des notes et en font une synthèse à froid entrée à l'ordinateur, corrigée par l'enseignant puis distribuée aux élèves, un responsable du temps etc.

On peut avoir aussi des outils spécifiques : un bâton de parole (micro, animal en peluche), un espace pour afficher les "sagesses d'enfants" après les échanges, un "cahier de mes pensées" etc. On peut symboliquement changer de salle pour ce "moment philo" aux objectifs et fonctionnement singuliers par rapport au fonctionnement scolaire traditionnel.

b) Un échange d'idées normé par certaines exigences intellectuelles mises en oeuvre

La DVDP consiste à échanger des idées dans un esprit d'ouverture, de tolérance et d'approfondissement rigoureux d'un sujet. Il faut donc mettre en oeuvre les exigences d'une réflexion rationnelle :

  • chercher le calme du corps et le repos de l'esprit, le silence au départ pour se concentrer ;
  • se poser des questions, et en poser aux autres, se mettre en recherche individuelle et collective, en dé-marche (effort pour problématiser) ;
  • savoir de quoi l'on parle, car il n'y a pas de pensée sans langage. Donc définir les mots-notions (ex : l'origine, l'égalité, la différence, la coutume, le respect, la tolérance, le racisme, la loi...), soit par leur champ d'application (respecter les personnes/respecter les choses), soit par leurs caractéristiques ou attributs (un ami, c'est quelqu'un de choisi à qui on confie ses secrets) ; faire des distinctions (pareil en fait/pareil en droit ; semblable/identique ; l'autre/le même ; l'égalité/l'équité...). C'est-à-dire conceptualiser, donner du contenu intellectuel aux mots-clefs, qui sont des idées générales et abstraites, relativement indéterminées, donc à préciser (ex : l'identité, la culture, la justice...) ;
  • tenter de répondre aux questions posées ("Faut-il rejeter celui qui ne nous ressemble pas ?"), donc mettre en mots des "thèses", et les soutenir rationnellement, les argumenter, c'est-à dire justifier pourquoi on est d'accord avec ceci et pas d'accord avec cela.

Ces trois processus de pensée s'articulent dans toute réflexion rationnelle structurée : problématiser (questionner), conceptualiser (définir, distinguer), et argumenter (valider un point de vue par de bonnes raisons). Le rôle de l'enseignant est de veiller à ces exigences dans les échanges avec et entre les élèves.

La Dvdp est un dispositif adapté à l'éducation laïque à la morale, parce qu'elle favorise l'exercice d'un jugement éclairé par la raison :

La conceptualisation de notions propres à la morale. Exemples à l'école primaire : "Pourquoi on dit : c'est pas juste ! Qu'est-ce qu'être libre ? Egal et pareil, c'est la même chose ? Partager, ça donne ou ça enlève ? Respecter, ça veut dire quoi ? Qu'est-ce qu'un homme digne ?...".

La formulation de questions morales et l' argumentation de diverses positions et réponses : "Quelle est la meilleure valeur : la compétition ou la coopération ? Peut-on parfois mentir ? Nos parents devaient-ils être parfaits ? Faut-il toujours obéir ? Est-on toujours méchant volontairement ? Peut-on être responsable sans être coupable ? L'intention vaut-elle l'action ? Aider un malade incurable qui demande à mourir, est-ce un meurtre ou un acte d'amour ? Toute transgression est-elle morale ? A-t-on des devoirs envers soi-même ? Pourquoi on ne fait pas ce que l'on a dit, promis ? ...".

De plus, la Dvdp développe une pratique et un vécu d'éthique communicationnelle : travailler sur la relation tolérante à l'altérité, ne pas couper quelqu'un ni se moquer, reconnaître à chacun une place dans le groupe, considérer autrui comme un interlocuteur valable, un partenaire de recherche et non un adversaire, travailler sur soi en sachant différer dans le temps sa prise de parole, avoir une écoute active, se décentrer cognitivement, confronter son désaccord dans la paix civile, respecter une personne à travers sa parole et sa pensée, reformuler quelqu'un avec fidélité, présider un groupe sans arbitraire personnel, avec justice selon des règles...

Un travail métacognitif après la discussion peut aider à pointer ce que j'ai appris intellectuellement, mais aussi par des attitudes éthiques.

2) L'étude de cas

Une étude de cas est une situation concrète, réelle (vécue ou rapportée) ou imaginaire. Pour qu'elle soit formative à l'ELM, il est nécessaire qu'elle ait une dimension morale ou éthique, c'est-à-dire qu'elle mette en jeu, implicitement ou explicitement, des valeurs, éventuellement une transgression (mentir, tricher, voler, injurier, battre...), amenant à réfléchir sur une action envisagée ou accomplie. Ce peut être par exemple une situation de classe, de vie scolaire ou hors scolaire, soulevant un problème personnel, ou entre deux élèves, un élève et un enseignant etc. Un dilemme moral est un cas particulier, mais significatif, d'étude de cas.

L'intérêt de l'étude de cas, c'est que la situation met à l'épreuve des valeurs.Elle touche à leur mise en pratique, leur mise à la question, leur incarnation, leur opérationnalisation (des mots aux actes), ce qui est essentiel pour dépasser l'opposition dans l'idéal/en pratique, dire/faire. C'est au pied du mur que l'on voit le maçon (la vertu).

Les valeurs sont un "idéal régulateur" (Kant) pour "s'orienter dans la vie". Mais elles vont se heurter au principe de réalité de notre condition : celle d'un sujet confronté à la norme extérieure (la règle ou la loi) ou/et à sa conscience intime, et qui vit souvent le déchirement entre ce qu'il faudrait ou ce qu'il voudrait et ce qu'il fait réellement. La situation fait vivre concrètement une valeur, engage l'exercice de la moralité, confrontée à l'épreuve du courage, de la franchise, de la promesse, de l'authenticité, de l'engagement etc. Que faire ? Ai-je bien fait ?

L'intérêt de l'étude de cas mettant en scène des personnages embarqués dans une histoire est qu'elle fait imaginer et vivre au sujet, par projection, identification, empathie, le problème moral narrativement posé, et renvoie à la responsabilité personnelle d'envisager une décision, trouver une solution, évaluer une action. Responsabilité personnelle, car chacun va réagir à la situation à sa façon, selon sa perception des valeurs en jeu, et de leur sens dans la situation.

Cette pluralité sur les façons d'envisager une situation morale peut être l'occasion en classe d'une confrontation et d'une argumentation raisonnée entre élèves, qui est formatrice pour l'apprentissage de leur jugement.

L'étude de cas peut être mobilisée dans le cadre de l'heure spécifique de morale en primaire, de l'heure de vie de classe au secondaire, dans une Dvdp, au cours d'un conseil sur un exemple rapporté etc.

3) Le dilemme moral

C'est une étude de cas ad hoc pour l'ELM : il s'agit d'une situation concrète dans laquelle il faut dire non ce qu'on ferait mais bien ce qu'on devrait faire, alors que les choix possibles entraînent un conflit de valeurs ou un conflit entre norme et valeur. Contrairement à l'étude de cas, le dilemme amène à prendre une décision. Plusieurs choix sont possibles (généralement deux) et légitimement pertinents : par exemple, Yakouba (de Thierry Dedieu, Seuil jeunesse, 1994, devenu un grand classique de l'école primaire...), doit-il tuer le lion blessé et devenir un guerrier, au prix d'une quasi imposture, ou épargner le lion au risque d'être exclu de toutes les situations valorisées dans sa tribu ? Cela entraîne une délibération argumentée interne à l'individu, et collective au sein d'un groupe...

En classe, avec les plus grands, une réflexion "méta" peut viser à définir les valeurs en jeu. L'objectif du dilemme, outre l'argumentation, est d'amener à distinguer les valeurs (en tant qu'elles relèvent d'un choix personnel) et les normes, imposées, ainsi qu'à faire la différence entre une éthique des buts et une éthique fondée sur le devoir : ces notions ne sont abordables de façon explicite qu'avec les plus grands, mais les dilemmes peuvent être utilisés en classe à tout âge pour faire réfléchir et argumenter.

4) Le comité consultatif d'éthique

On peut constituer une classe, notamment dans le secondaire, en "Comité consultatif d'éthique", sur le modèle des CCN médicaux. Un cas est proposé, souvent sous forme de dilemme moral, touchant à la vie, la maladie, la mort, sur lequel la classe doit collectivement délibérer pour donner un avis, si possible unanime, du moins majoritaire.

Le cas est exposé, avec le point de vue des différents acteurs (patient, famille, personnel médical et social) ; des documents sont distribués, précisant le diagnostic et le pronostic médicaux, l'état de la loi et de la jurisprudence correspondant au cas, la déontologie de la profession dans le domaine, les droits des patients etc. Un travail individuel/ou et de groupe assimile la documentation et prépare la délibération. Puis a lieu un débat réglé, animé par l'enseignant. Les valeurs en jeu sont explicitement nommées et clarifiées, les critères de leur hiérarchisation éventuelle sont définis, la logique du point de vue des différents acteurs est envisagée. Puis la classe est amenée à formuler l'avis pour prendre une décision, sa rédaction devant contenir le ou les valeurs finalement prises en compte, les arguments développés et ceux retenus, la solution préconisée.

Deux instances peuvent jouer un rôle spécifique dans l'ELM.

5) Le Conseil

Le conseil est une "institution", généralement hebdomadaire, mise en place dans le cadre d'une classe coopérative (Ex. : classe se réclamant de la pédagogie Freinet). Elle a une double fonction : la régulation psychosociologique du groupe, notamment en cas de conflit ; la délibération collective, pour prendre démocratiquement des décisions concernant les apprentissages et la vie de la classe. Cette institution peut être utilisée dans la perspective de l'ELM.

"Le conseil coopératif, c'est en effet le lieu privilégié de l'exercice de la démocratie. Les enfants et l'adulte présent y ont un égal accès à la parole, la voix des uns valant autant que celle des autres.

Pour tout ? Bien sûr que non ! Pas concernant ce qui a le statut de loi, c'est-à-dire ce qui a été retenu comme intangible quant au respect des personnes. "Chacun a le droit d'être tranquille dans son coeur, son corps, son travail et ses affaires" est un exemple de loi sur laquelle il n'est pas possible de revenir. C'est justement cette solidité qui permet d'introduire et d'entretenir le sentiment de sécurité nécessaire aux apprentissages.

Le groupe se trouve alors dans les conditions les meilleures pour aborder pleinement les questions relatives à la morale, sans peur de jugement et sans fantasme de toute puissance. Le conseil devient alors le lieu où des "jurisprudences" se créent, afin que l'année scolaire soit l'occasion de construire une morale intégrée par le vécu commun.

Le conseil permet donc de s'appuyer sur cette logique pédagogique :

Lois --> démocratie vécue --> morale située

Mettre des devises de morale avant leur application, c'est comme mettre les règles avant les exercices : cela revient tout autant à placer la charrue devant les boeufs. (C. Freinet, Invariant pédagogique No 13)" (S. Connac).

6) L'heure de vie de classe

L'heure de vie de classe est une instance officielle dans le second degré, sous la responsabilité du professeur principal de la classe, avec un contingent annuel horaire ad hoc. Le rapport remis au Ministre propose de la faire évoluer vers une institution du type du Conseil.

Quel rôle peut jouer l'heure de vie de classe dans l'Education Laïque à la Morale ?

"L'heure de vie de classe est souvent utilisée pour la régulation entre élèves ou entre professeurs et élèves mais l'objectif premier reste le mieux vivre ensemble. Pour faire "glisser" cette pratique vers l'ELM il conviendrait d'utiliser ces situations concrètes comme base d'une réflexion plus générale, d'entraîner les élèves à repérer les valeurs qui s'opposent derrière les faits, d'ajouter une étape "méta" après la résolution du différend pour réfléchir à la façon dont on mène un débat démocratique, à la hiérarchisation des valeurs en cause, à la possibilité de gérer les conflits sans violence.

L'heure de vie de classe est aussi l'occasion d'accueillir des intervenants, chefs d'entreprises, anciens élèves, responsables d'associations, personnages ayant vécu des situations difficiles. Là encore il suffirait d'infléchir le débat vers l'analyse du sens des actes posés et des valeurs mises en oeuvre" (N. Bouin).

E) La question de l'évaluation en ELM

La question de l'évaluation est encore plus difficile que celle de la mise en oeuvre...

Evaluer n'est évidemment pas synonyme de noter et il vaut mieux ici s'inspirer de la façon dont on peut évaluer des compétences. Mais on peut se demander s'il faut évaluer l'ELM...

On peut sans doute évaluer des savoirs sur des notions, ou la façon dont un élève progresse dans le domaine de l'argumentation, du raisonnement, dans des débats ou la réflexion sur un dilemme (en tenant compte des biais habituels, comme le choix d'un support écrit ou oral). On peut voir si l'élève est capable, à partir d'un comportement constaté, de remonter aux valeurs respectées ou non.

On peut sans doute évaluer des comportements (après tout, l'heure de vie de classe...) mais on ne saura jamais si l'élève se comporte bien par intérêt, soumission ou sens moral. L'enseignant n'aura évidemment jamais accès à l'intimité de l'élève (c'est tant mieux !) et ne peut ni ne doit juger des "vertus", des qualités intrinsèques de celui-ci. L'école ne sait pas bien évaluer les savoir être, néanmoins on peut s'inspirer des "ceintures de comportement" et des dispositifs inventés par la pédagogie Freinet, institutionnelle ou dans les établissements expérimentaux comme Clisthène.

On peut, peut-être et plus difficilement, évaluer l'engagement - à condition de donner aux élèves de réels lieux de pouvoirs dans l'établissement, donnant sens à cet engagement.

Mais est-ce encore "la morale", l'éducation à la morale, la façon dont l'élève en a tiré profit, que l'on évalue ?

Annexe A - Quelques définitions

(Les définitions en italiques sont empruntées à Sylvie Queval)

1) Laïcité, civilité, civisme, citoyenneté

Citoyenneté : état de celui qui est citoyen, membre d'un Etat et disposant de droits (et devoirs) relatifs à cet Etat

Civisme : qualité de celui qui exerce sa citoyenneté avec zèle

Civilité : respect des usages en cours dans une société donnée

Laïcité : principe de séparation des affaires religieuses et des affaires civiles, dans l'Etat

Laïc (subst.) : personne qui n'a pas de statut religieux par opposition au clerc

2) Morale, éthique, devoir, droit, valeur, sujet moral, jugement moral, dilemme

Norme : habitude de comportement en usage dans tel ou tel milieu social et fixant la normalité, le convenable et l'inconvenant

Règle : façon de faire ayant force de loi et fixant l'obligatoire

Obligation : ce qui doit être fait en vertu d'une loi, d'une norme ou d'une règle et qui ne peut être enfreint sous peine de sanctions juridiques ou morales. A distinguer de la nécessité qui s'impose sans possibilité d'y échapper.

Devoir : obligation morale

Droit : le "droit de" est l'autorisation de faire ceci ou cela, il est juridique ou moral. Le "droit à" est l'autorisation d'accéder à ceci ou cela, il est social et politique.

Morale : ensemble des devoirs (imposés par Dieu, version religieuse, ou par une société, version laïque) visant à faire agir les individus selon ce qui considéré comme bien.

Ethique : Ensemble des valeurs qui, dans une situation donnée, vont permettre à une personne d'agir, en son âme et conscience, selon ce qu'elle juge bon.

Valeur : principe d'action individuel ou collectif qui permet à une personne ou à un groupe de s'orienter dans la vie, et de déterminer ses actions. Une valeur joue le rôle d'un idéal régulateur.

Sujet moral : la personne (le "sujet") en tant qu'elle fait appel à sa liberté et à sa responsabilité pour déterminer ses actes (en fonction de valeurs) et en rendre compte, ainsi que pour évaluer sa propre conduite et celles d'autrui.

Jugement moral : capacité réflexive éclairée par la sensibilité permettant après délibération d'évaluer une action faite ou de décider quelle action est à faire, conformément à ce qui est jugé bon par la personne

Dilemme moral : situation concrète amenant à prendre une décision engageant des valeurs, alors que plusieurs choix sont possibles et légitimement pertinents. Par extension, dans le domaine scolaire, court récit présentant une telle situation pour servir de support à la réflexion des élèves.

___________________________________________________________________________

Annexe B - Histoire de l'enseignement de la morale : son émergence sous la 3ième République

1 - Quelle morale enseigner ? Quel contenu pour la "morale laïque" ?

Une première position consiste à dire qu'il faut enseigner la morale "habituelle" en éliminant tout ce qui est spécifiquement religieux (on parle alors de "morale négative"), position vite abandonnée pour son manque d'ambition. Cependant, les contenus enseignés doivent être aussi consensuels que possible (Ferry parle de la "bonne vieille morale de nos pères", et évite le mot "laïque", louant la morale "sans épithète"). C'est le couplage avec l'instruction civique, le lien entre morale et "idéal de la République1" qui permettra de ne pas être uniquement dans la "morale négative".

Un second débat aura lieu entre partisans d'une morale plutôt spiritualiste et partisans d'une morale plutôt pragmatique et matérialiste, visant plus à modeler les comportements qu'à élever l'âme. La seconde l'a emporté, sans doute parce que le public concerné était surtout un public populaire : on voulait pallier les éventuelles insuffisances des familles... Mais le premier programme des écoles, élaboré par Paul Janet à la demande de Ferry, incluait les devoirs envers Dieu, un Dieu "grand horloger" venu de Rousseau et Voltaire... Cela ne dura pas2.

L'objectif du moins est clair : dégagée à la fois de la religion et de la politique au quotidien, la morale doit former l'homme et le citoyen (et la femme, future mère de citoyens). Elle a une visée humaniste : former des êtres libres mais appelés à devenir membres d'une collectivité, citoyens.

Il y a donc, en France, un lien fort entre morale et instruction civique. Elle est fondée sur l'idée qu'il est impossible d'être un citoyen si on n'est pas d'abord un homme, car les vertus individuelles sont à la base des vertus civiques. La morale laïque ne prend donc tout son sens qu'après l'école, dans la vie de la société et de la République. Inversement, pour Paul Bert, la morale est l'effet de l'instruction civique républicaine, puisque celle-ci donne le sens du collectif, sens qui est moral par définition puisqu'il implique de subordonner au collectif ses intérêts individuels, voire parfois de les sacrifier. On retrouve ici une morale du devoir...

L'enseignement de la morale laïque, comme celui des autres disciplines, doit former des êtres libres : le bien et le mal sont affaire de conscience personnelle (opposition avec la morale religieuse pour laquelle le bien et le mal sont définis d'avance, de l'extérieur, de façon autoritaire et dogmatique - c'est en tout cas ce qui en est dit à l'époque. En réalité, les maîtres laïques tomberont dans le même piège du dogmatisme. Mais ce souci de liberté a des conséquences sur les méthodes d'enseignement, prescrites sinon mises en oeuvre. On est aussi dans la tradition du protestantisme libéral3, celui de la Réforme et du libre examen. La liberté doit s'exercer dans la vie morale comme dans la vie politique et conduire à choisir "le meilleur" pour soi comme pour la collectivité.

2) - Les méthodes

La première difficulté est un paradoxe. D'un côté, l'enseignement de la morale doit être fondé sur la raison. D'un autre côté, il ne sera réussi que s'il atteint "le coeur", si la morale n'est pas un savoir, mais si elle s'impose "de l'intérieur" et qu'on en applique les préceptes "presque d'instinct" (Ferry). L'éducation morale vise à transformer un apport de l'extérieur, de l'école, en règle intériorisée, on veut inculquer l'amour et l'habitude du Bien, faire passer l'élève du savoir au vouloir, et l'éducation morale doit donc aussi fortifier la volonté.

Résoudre ce paradoxe a conduit à conseiller des méthodes qui cherchent à concilier raison et sensibilité, à s'adresser aux deux.

D'après des rapports d'inspection4, un plan de leçon modèle pourrait être :

  • partir d'un exemple qui pose un problème oral ;
  • un entretien où l'élève doit apporter sa réflexion ;
  • des interrogations visant à conduire l'élève à trouver des exemples analogues dans sa vie et/ou dans ses lectures ;
  • un résumé pour laisser une trace ;
  • et au choix, une lecture sur le même thème ou un récit fait par le maître, choisis pour émouvoir (il est vrai que ce dernier point n'est que conseillé, les précédents étant présentés comme nécessaires).

Et on insiste : dans les phases d'interrogation, les questions ne doivent jamais être de celles auxquelles on peut répondre par un oui/non ou une seule phrase : les cadres intermédiaires de l'éducation nationale prenaient au sérieux l'exigence de faire penser et raisonner !

Un des premiers manuels5 propose, lui, une démarche "leçon/résumé/exercices destinés à éveiller la réflexion personnelle : commenter, analyser, discuter".

Il y a un lien fort entre l'enseignement de la morale et celui des autres disciplines. On pense d'abord à la lecture, que les maîtres savent bien utiliser et pour lesquels ils ne manquent pas d'outils (bons et moins bons...) : ces textes narratifs visant à émouvoir, à frapper l'imagination, à susciter l'identification - bref à s'adresser à la sensibilité - sont soit rassemblés en morceaux choisis dans les manuels de lecture, soit présentés en un "roman scolaire" faisant l'objet d'une lecture suivie. Ces textes nous font sourire aujourd'hui, comme s'ils avaient écrits pour prouver que littérature et bons sentiments font habituellement mauvais ménage et que l'édification des masses est un genre impossible : dans ces romans scolaires (dont Le tour de France par deux enfants, sans doute l'un des plus intéressants, qui reste connu et réédité - nostalgie d'une époque fantasmée ? - ), les défauts du récit sans intérêt littéraire et d'une morale moralisatrice se cumulent. Les recueils de morceaux choisis, eux, peuvent recourir à Hugo, Vigny, etc, à côté de la prose d'auteurs dont les noms nous sont aujourd'hui inconnus (sans qu'on ait à le regretter si l'ensemble de leur oeuvre ressemble aux fragments sélectionnés par ces manuels...).

Mais les premiers concepteurs de l'enseignement de la morale pensaient plutôt à d'autres disciplines : en premier lieu la "leçon de choses", l'ancêtre des SVT, à laquelle Paul Bert consacre des développements pour montrer qu'elle est le complément naturel de la leçon de morale, puis la poésie qui élève l'âme ; et la musique, en particulier à l'école primaire le chant choral, qui donne le sens du collectif et développe la solidarité - là, les principales références se trouvent chez Félix Pécaut, parmi les textes qui sont encore facilement accessibles aujourd'hui.

Mais surtout, on parie sur l'engagement du maître. Il va sans dire qu'il doit être lui-même irréprochable ! Mais surtout, il doit s'engager dans l'enseignement de la morale et lui donner vie, rendre la morale aimable. Ferry voulait des éducateurs : les inspecteurs primaires recommandent d'utiliser comme supports de leçons les incidents de la vie scolaire, demandent qu'on en tire des problèmes moraux qui seront discutés et inciteront l'élève à penser tout en ancrant la morale dans le quotidien et la pratique. Ils publient des outils qui ne sont pas vraiment des manuels et ne sont pas destinés aux élèves, mais sont plutôt des canevas de leçon, des choix d'exemples, que du prêt à l'emploi. Ils accordent une grande importance à la leçon orale faite par l'enseignant(e), à la discussion avec les élèves qui doit en être le temps central. Sans doute ces exigences n'étaient-elles pas à la portée de tous les maîtres : mettre la réflexion de l'élève au centre de la pratique pédagogique et savoir "improviser" au moins en partie en s'appuyant sur la vie de la classe n'est jamais simple.

Dès le début, cet enseignement a été considéré comme aussi important que difficile et... mal fait. Félix Pécaut déplore, après des visites de classe où il a vu des leçons de morale, que cet enseignement est :

  • plat, sans vie, ennuyeux, ne suscitant pas l'enthousiasme ;
  • d'un optimisme qui frise la niaiserie ;
  • trop dogmatique et ne fait pas assez appel à la réflexion.

(1) "La République, c'est la justice !" Lévy Bruhl, La Revue de Paris, 1924.

(2) Et n'empêcha pas que les premiers manuels, y compris ceux qui abordaient les devoirs envers Dieu, soient mis à l'index par l'Eglise catholique.

(3) Nombreux ont été les penseurs de cet enseignement protestants ou issus de milieux protestants (Félix Pécaut, Ferdinand Buisson par exemple).

(4) "L'enseignement de la morale au quotidien : le rôle des inspecteurs primaires, 1880 - 1914", Delphine Mercier, Revue Histoire de l'éducation n°105.

(5) Gabriel Compayré, Eléments d'instruction civique et morale, 1880 (mis à l'Index)

Télécharger l'article