État des lieux
On ne peut mieux décrire la situation des professeurs de philosophie que nous sommes, si complexe et hétérogène soit-elle, qu'en comparant les deux moments les plus intenses de leur vie professionnelle.
En septembre, la rentrée : plus que tout autre enseignant, le professeur de philosophie est pris de vertige devant l'infinité des possibilités que lui laisse le programme et désormais l'ensemble de l'institution ou presque. Il peut tout faire, doit tout choisir et concevoir, depuis les contenus de ses cours jusqu'aux exercices proposés aux élèves et aux méthodes pédagogiques qu'il privilégiera. Si le professeur de philosophie est "l'auteur de son cours", la rentrée est sa page blanche... avec son lot d'ivresses et d'inquiétudes.
Vient juin, le Bac : une gueule de bois pour beaucoup d'entre nous, liée au sentiment que l'examen ne permettra pas nécessairement à nos élèves de mettre en valeur ce qu'ils auront appris, parce que les sujets à traiter n'auront qu'un lointain rapport avec les problèmes philosophiques travaillés dans l'année ; et face à des copies qui, en désespoir de cause, se seront raccrochées à une récitation de cours oublieuse du sujet, et au respect d'exigences formelles de rédaction devenues vides de sens. Bref le contraire exact des qualités que nous avions l'ambition de développer dans l'esprit de nos élèves : l'esprit critique, l'exercice réfléchi du jugement, la culture philosophique. Les candidats du Bac semblent parfois avoir perdu jusqu'au bon sens dont pourtant ils ne manquent pas au cours de l'année.
Au sein de la profession, de plus en plus de voix semblent dire qu'il est désormais urgent de faire cesser ce grand écart entre les ambitions déclarées des textes officiels et la réalité des copies d'examen, que l'enseignement de la philosophie souffre d'inadaptation, et qu'il court à sa perte faute d'être transformé.
Comment se fait-il alors que les timides tentatives de changements institutionnels (par exemple la réforme des épreuves en série technologique, remise aux calendes grecques) avortent immédiatement aujourd'hui encore ? Quels sont les obstacles à toute transformation ? De quoi avons-nous peur ? Car au-delà des adversaires déclarés de toute réforme, au-delà des blocages institutionnels, il y a sans doute des résistances plus secrètes, plus passives aussi, qui expliquent en partie l'inertie que nous subissons.
De fausses alternatives
Les débats sur l'enseignement de la philosophie semblent enfermés dans de fausses alternatives, qui traduisent probablement ces peurs, et expliquent en partie la frilosité de la profession. Ces fausses alternatives réduisent tout débat à l'opposition vaine entre "les défenseurs de la philosophie" et ceux qui en seraient "les détracteurs", voire les fossoyeurs ! En appelant à une plus grande détermination du programme, on tuerait la liberté pédagogique et philosophique du professeur. En demandant que soit rendue possible l'évaluation des connaissances, on assassinerait la pensée personnelle des élèves en les invitant à "réciter leur cours". En proposant que les cours de philosophie s'ancrent explicitement dans des questions contemporaines, on sacrifierait la philosophie à l'actualité. Enfin, en exigeant que les conditions d'une réelle démocratisation de l'enseignement de la philosophie soient mises en place, on rabaisserait les exigences et on menacerait la qualité de la formation des élèves.
Dès lors que la moindre proposition de changement est toujours entendue à la seule aune de ces dangers, les débats sont rendus impossibles, et l'immobilisme institutionnel s'impose de facto. Pourtant, le statu quo ne convient à personne, et ce, du propre aveu des plus "conservateurs". Ce n'est pas un moindre paradoxe, et cela doit nous conduire à nous interroger à nouveau sur l'objectif d'une association comme l'ACIREPH, qui milite depuis quinze ans pour une transformation de l'enseignement de la philosophie.
Transformer l'enseignement de la philosophie suppose sans doute de dépasser ces alternatives. Y a-t-il réellement opposition entre la liberté du professeur et la détermination du programme ? Que dire alors des programmes de français ou de langues ? Ruinent-ils vraiment la liberté des professeurs de choisir leurs textes et leurs angles de lecture ? Inversement, comment expliquer que, malgré cette liberté affichée, nombre de professeurs de philosophie se sentent contraints de visiter à toute vitesse chacune des notions, de "faire le contrat social" ou "la théorie de l'inconscient freudien", pour que leurs élèves soient armés pour le Bac ? Est-ce là l'expression d'une véritable liberté ? De même, y a-t-il réellement opposition entre l'appropriation de connaissances et la réflexion ? Personne n'oserait le prétendre ! Alors pourquoi toute proposition consistant à introduire une évaluation des connaissances est-elle toujours entendue comme renonciation à la formation de l'esprit critique ? Peut-on vraiment réduire les questions contemporaines comme celles de la bioéthique, de l'écologie, de la différence sexuelle, etc. à des faits divers ou à des questions ne relevant que d'une actualité immédiate et non philosophique ? Là encore personne ne peut sérieusement soutenir cette idée. Alors pourquoi l'idée d'un enseignement de la philosophie aux prises avec le monde contemporain fait-elle frémir ? Enfin, démocratiser l'enseignement de la philosophie ne peut-il se faire qu'au prix de renoncements démagogiques ?
De vraies questions
Si ces oppositions sont caricaturales, il n'en reste pas moins que les questions qui les suscitent sont complexes et appellent des réponses sans doute plus fines et réfléchies que celles dans lesquelles nous ont enfermé des vieilles querelles, comme celle des programmes. Les membres de l'ACIREPH partagent la conviction qu'une évolution de notre enseignement est nécessaire. Mais il faut réinterroger les limites et les finalités que nous souhaitons donner à cette évolution. En ce sens, lors de nos prochaines journées d'études, nous vous invitons à tenter de dépasser les fausses alternatives et à poser les problèmes autrement, pour rendre possible un véritable débat sur l'avenir de l'enseignement de la philosophie.
Comment transformer l'enseignement de la philosophie ? Est-ce possible ? A quel prix et à quelles conditions ? Une simple réforme, à l'intérieur du cadre existant, suffirait-elle à résoudre l'ensemble de nos difficultés ? Laquelle ? L'extension en première de notre enseignement dans sa forme actuelle ? Faut-il, au contraire, changer tout depuis les fondements, et réinterroger les finalités mêmes de notre enseignement ? Toute réforme est-elle en soi une révolution ? Faut-il le craindre ? Inversement toute volonté de changement est-elle utopique ? Il est urgent de reposer la question d'une transformation de notre enseignement et de nous demander clairement ce que nous avons à perdre et ce que nous avons à gagner.