Revue

Témoignage réflexif d'un chercheur et considérations épistémologiques (II)

Approche épistémologique d'un itinéraire

Approche épistémologique d'un itinéraire

Après la description historique de mon itinéraire pour fonder une didactique de l'apprentissage du philosopher dans le numéro précédent de Diotime (n° 57), je vais maintenant tenter une reprise épistémologique de cet itinéraire. Je ne sais si, au-delà du "récit de recherche" tel que narré précédemment, "le récit épistémologique " peut être aujourd'hui considéré comme un "genre" dans l'histoire des sciences et plus précisément des didactiques disciplinaires. Je l'envisage pour ma part au croisement d'une vie de chercheur et des configurations scientifiques existantes de l'époque qui l'habitent, nourrissant progressivement son oeuvre.

Car il y a, c'est le point central de cette deuxième partie, des conditions de possibilité épistémologiques de l'élaboration de ma conception de l'apprentissage du philosopher dans la période 1990-2010 : en particulier le développement au 20ième des sciences humaines, que n'a pu ignorer la philosophie au sein même de la tension née entre ces deux types de champs ; le développement des sciences de l'éducation depuis 1967, et des didactiques disciplinaires depuis les années 1970, qui ont fourni des théories et des concepts renouvelant l'appréhension des questions concernant l'apprentissage et l'enseignement, et qui ont étayé des pratiques éducatives, pédagogiques et didactiques nouvelles.

A) Le détour fructueux, mais imparfait, par la pédagogie

Ma centration sur la didactique a été préparée par le détour post-soixante-huitard. J'ai eu en 1967-1968, à Notre Dame de la Merci à Montpellier, ma première année d'enseignement, une année de cours magistraux dans une classe de filles où l'on entendait voler les mouches. Arriva 68... Pendant quelques années, j'allais digérer le choc : suppression de l'estrade, pour abolir symboliquement l'obéissance hiérarchique et inaugurer une nouvelle relation pédagogique ; élèves en rond (une révolution à l'époque !), volonté d'instaurer la libération de la parole de l'élève à travers la valorisation de son expression ; prise en compte du groupe et pas seulement d'une addition d'individus, à travers l'instauration de débats sur le fond, et de décisions collectives sur la vie de classe.

La philosophie comme discipline se prêtait paradoxalement bien au changement de paradigme : du magister institutionnellement perçu comme dominus, de la parole charismatique du maître-à-penser à des élèves disciples, analysée comme "Entendez-vous quelqu'un qui pense devant vous ?", au "maître-ignorant" (J. Jacotot et J. Rancière) à égalité de non savoir philosophique avec ses élèves. Moins hautain du haut de son statut et de son prestige de philosophe mais plus proche, à l'écoute des opinions spontanées à confronter, militant syndical branchant le programme sur l'actualité sociétale...

Les naïvetés du spontanéisme d'opinion, du pseudo égalitarisme prof-élève, de l'attitude engagée fort peu laïque furent cependant bordées par la démarche plus construite des méthodes actives, motivantes et coopératives, que m'inspiraient les Crap (Cercles de Recherche et d'Action Pédagogiques). La philosophie y trouvait son compte, par sa culture du questionnement, son rapport non dogmatique au savoir, son goût pour l'épreuve de la vérité dans et par la discussion.

La pédagogie produisait ses fruits. Je constatais un engagement réel des élèves dans leur pensée. Et surtout, après 1982, date de mise en place des Mafpen (Mission Académique à la Formation des personnels), le formateur que je devins à temps partiel introduisit dans sa pratique de classe de nombreux acquis de la période : théories de l'apprentissage, de la motivation, travail en groupes, psychologie différentielle des styles cognitifs, démarche d'évaluation formative etc., méthodes transversales, car concernant de nombreuses disciplines, que j'adaptais avec intérêt et profit en philosophie.

B) Le tournant didactique

Il y avait là cependant, je m'en aperçois avec le recul, un manque relatif de rigueur dans la démarche philosophique proprement dite. C'est par l'organisation d'un séminaire pendant deux ans à l'Appep de Montpellier (Association des professeurs de philosophie de l'Enseignement Public) sur les attentes des correcteurs de dissertations à l'examen de philosophie et lors d'actions de formation-recherche d'Universités d'été (1988-1992) que je me (re)centrais sur la discipline, entamant un travail proprement didactique, parce qu'il se focalisait sur les relations de l'enseignement et des apprentissages avec les contenus de la philosophie comme discipline scolaire (contenus pris au sens large ; ex : savoirs, savoir-faire, processus de pensée, valeurs etc.). Ce fut pour moi une orientation nouvelle, car elle ne mettait au centre ni la philosophie comme champ de la culture, comme beaucoup de mes collègues ou les représentants de l'institution philosophique attachés à leur formation, ni le seul apprentissage en classe, comme je m'y appliquais auparavant. Et c'est au nom de la spécificité de cette approche que je me suis défini en tant que chercheur non comme philosophe (L. Ferry) ou pédagogue (P. Meirieu), mais comme "didacticien de l'apprentissage du philosopher". C'est-à dire d'une matière scolaire, et non savante ou universitaire, enseignée en terminale ; mais que j'élargissais aux nouvelles pratiques philosophiques qui se sont développées à l'école (primaire et collège) et dans la cité (café philo, consultation philosophique...), dans la mesure où s'y acquièrent aussi des compétences, que ce soit formellement (dans le cadre de la "forme scolaire" de l'institution éducative), ou informellement (sans intention formative explicite). Deux pistes s'ouvraient alors au didacticien :

1) D'une part décrire et analyser:

- La "didactique praticienne" (J.-L. Martinand) : celle qui étudie l' "activité" réelle des pratiques de classe des professeurs de philosophie, les "contenus enseignés" (ex : les textes récurrents utilisés pour l'oral de rattrapage, restreignant drastiquement les possibilités du programme) ; ou celle des apprentissages philosophiques des élèves (ex : sérier les difficultés à rédiger une dissertation), les "contenus appris", et pas seulement les "tâches" prescrites ;

- La "didactique prescriptive" : celle des programmes, instructions officielles, circulaires régissant l'enseignement philosophique, les "contenus à enseigner" (ex : l'apparition dans le programme de 2000 de la notion de compétence, ou d'une - et une seule - femme en 2003) ; celle des recommandations des inspecteurs, jurys de concours, associations de spécialistes, manuels (ex : l'apparition de quasi-manuels de philosophie avec les enfants, discipline non au programme du primaire) ;

2) D'autre part construire une " didactique critique et prospective", qui donne au didacticien une responsabilité sur les méthodes et contenus, pour améliorer l'existant ou promouvoir et accompagner l'innovation : celle des formes différentes ou élargies d'enseignement ou d'apprentissage du philosopher (ex : critique du monopole de la dissertation et expérimentation de formes diversifiées d'écriture philosophique ; thèses de philosophie avec des enfants ; pratique et théorisation des cafés philo...). Sur ce dernier point, c'est l'étayage théorique du chercheur et la confrontation de ses travaux au sein d'une communauté de recherche qui peut border l'aspect quelque peu militant de l'innovateur.

C) Des critiques salutaires

L'émergence de cette nouvelle discipline de recherche allait se heurter, comme il est coutumier dans l'histoire récente des didactiques disciplinaires, à des réticences voire des critiques radicales provenant de champs proches : des pédagogues comme P. Meirieu ou Jean Houssaye se méfiaient des dérives technicistes du "didactisme". Mais surtout sa naissance dans les sciences de l'éducation, hors champ philosophique universitaire, irritait les philosophes et leurs représentants institutionnels et associatifs, qui dénonçaient là une entreprise d'arraisonnement scientiste de la discipline scolaire. Ils critiquaient la remise en cause de la tradition séculaire de l'enseignement philosophique, de son tryptique fondateur : leçon du Maître/étude des grands textes/dissertation. La polémique s'enracinait surtout - d'où parfois sa violence - dans la crainte du remaniement du noyau dur de l'identité professionnelle, du Maître de philosophie de haut niveau vers une édulcoration "pédagogiste" d'animateur de groupe, d'accompagnateur d'apprentissages, de facilitateur de "compétences" issues du néo-libéralisme etc., au détriment de la transmission, du savoir, de l'autorité du maître et in fine de l'école émancipatrice. Critiques adressée à la pédagogie et aux sciences de l'éducation, surtout lorsqu'elles étaient investies par des philosophes.

Je dois dire que si la critique ad hominem fut personnellement difficile, elle fut intellectuellement salutaire sur le fond, car dès lors que je prenais au sérieux certaines critiques, jugées de bonne foi, il me fallait rationnellement y répondre, et donc approfondir mes positions, davantage les fonder, voire pour certaines les nuancer : on me reprochait d'abaisser le niveau, je répliquais en accompagnant des thèses sur la philosophie avec des enfants ; de faire des débats d'opinion : je déterminais les conditions auxquelles une discussion peut devenir philosophique ; de faire de la philosophie sans les philosophes : j'introduisis une version accessible des mythes platoniciens dès la grande section de maternelle etc. Les critiques en fait m'ont rendu de plus en plus didacticien, préoccupé d'un apprentissage réel du philosopher avec les méthodes les plus adéquates possibles avec les "nouveaux lycéens" des séries technologiques, et avec un public élargi en amont de la terminale et hors l'école... Dans un domaine nouveau en France où par définition il n'y avait pas encore de communauté de recherche, je me suis appuyé sur les critiques philosophiques externes, sur la confrontation avec les chercheurs étrangers du champ, notamment les québécois, et enfin sur les différents symposiums de recherche que j'allais au fur et à mesure organiser, qui mettaient progressivement en place cette communauté de recherche, qui s'est étoffée avec les thésards, dont certains devinrent eux-mêmes universitaires...

D) Comment fonder philosophiquement une didactique de la philosophie ?

L'élaboration d'une didactique disciplinaire s'appuie souvent sur des "savoirs savants", c.à.d. sur un champ culturel déterminé de référence (ex. : les disciplines scientifiques s'appuient sur la science). Ce n'est pas un incontournable en philosophie, puisque l'américain M. Lipman a mis au point une méthode d'apprentissage du philosopher, du primaire à la terminale, à base de discussions en classe partant de romans philosophiques ad hoc, sans le recours explicite à des auteurs ou des doctrines philosophiques (bien que ses romans contiennent implicitement les grands problèmes posés par l'histoire de la philosophie). Et l'on peut s'interroger à juste titre pour savoir, s'agissant d'élèves du primaire, et à supposer qu'ils puissent philosopher, si le recours à Kant ou Hegel est pédagogiquement opportun...

Mais les formes de didactisation de la philosophie dans les systèmes éducatifs valorisent généralement ces références. Elles considèrent qu'une didactique de la philosophie se doit par nature d'être philosophique, puisque le champ de référence de la matière scolaire est la philosophie. Ce point de vue est même radical pour ceux qui veulent faire de la philosophie la seule référence de sa didactisation : la philosophie "serait à elle-même sa propre didactique", et tout apport extérieur viendrait la dénaturer. On pourrait ainsi déduire de la philosophie, ou plutôt d'une philosophie, une didactique de la philosophie : par exemple utiliser une méthode cartésienne de la clarté des idées allant du simple au complexe pour construire une leçon de philosophie (comme l'a développée J. Russ), ou exposer son cours sous la forme d'une dialectique hégélienne etc. Il pourrait ainsi y avoir plusieurs didactiques possibles selon les philosophes envisagés, mais des didactiques "philosophiques"...

Ce point de vue de l'autoréférence n'est pas le mien. Il présuppose que tout autre apport que la philosophie à une didactique de la philosophie ne peut lui être utile, voire lui serait dommageable : ce qu'il faut démontrer. La référence à la philosophie, ses auteurs, ses doctrines, son histoire, dès qu'elle peut être pédagogiquement adaptée au niveau des élèves, me semble souhaitable : non pour commencer à réfléchir, comme préalable à la formation de toute pensée, ce qui est possible sans des textes à partir de la réflexion sur sa propre expérience, mais parce que la confrontation à leur pensée permet d'approfondir la sienne. Mais à partir du moment où en classe de philosophie, il s'agit d'enseigner et d'apprendre, je ne vois pas pourquoi l'on se priverait de toutes les recherches qui ont déjà étudié ces processus, analysé les difficultés rencontrées, et expérimenté la façon d'améliorer l'apprentissage des élèves : c'est le cas notamment des sciences de l'éducation.

Cela ne supprime pas les présupposés philosophiques de tout apport extérieur : la pédagogie par objectifs présuppose une philosophie behavioriste que l'on peut contester, comme on peut philosophiquement critiquer l'approche utilitariste de la notion de compétence, ou les théories du constructivisme ou du socioconstructivisme sur lesquels je m'appuie pour concevoir des dispositifs d'apprentissage du philosopher. Cela veut dire que toute conception didactique de l'enseignement philosophique présuppose une conception philosophique qu'il faut expliciter et assumer, y compris quand on est dans l'autoréférence. M. Lipman se référait pour sa communauté de recherche en philosophie à J. Dewey, et en psychologie à J. Piaget puis à L. Vygotski. Marie Agostini fait appel dans sa thèse à la philosophie de la tolérance de Montaigne. Je m'inspire quant à moi dans la didactisation de la discussion à visée philosophique : pour la philosophie, à la fois de la posture d'un Socrate ignorant et de l'éthique communicationnelle de J. Habermas (voir aussi la thèse de P. Usclat) ; et pour les sciences de l'éducation, notamment des concepts de conflit sociocognitif et de situation-problème....

E) Les apports des autres didactiques

L'enseignement philosophique pratiquant souvent l'autoréférence (la philosophie "étant à elle-même sa propre pédagogie"), c'est à l'extérieur de la discipline que j'allais trouver de quoi à la fois étudier et renouveler sa pratique. Ce qui pose la question des "disciplines contributoires" à une Didactique de l'Apprentissage du Philosopher (DAP).

J'ai parlé de ma dette envers la pédagogie et la diffusion des recherches en sciences de l'éducation par la formation continue transversale. Je pense aux apports de la psychologie développementale et cognitive (Qu'est-ce qui est réellement possible au niveau réflexif avec de jeunes enfants ?) ; différentielle (Comment prendre en compte en philosophie des styles cognitifs d'élèves divers ?) ; sociale (En quoi l'interaction entre individus peut développer l'apprentissage du philosopher ?) ; de la psychanalyse (Qu'en est-il du désir de philosopher ?) ; de l'histoire des disciplines scolaires (ex : la dissertation comme création scolaire à la fin du 19ième) ; de la sociologie de l'éducation (Quelles conséquences de la "démographisation" des élèves, comme dit G. Langouet, sur l'enseignement philosophique ?) ; de la pédagogie interculturelle (Qu'est-il dans l'apprentissage du philosopher de la rencontre avec l'altérité ?) ; des théories socioconstructiviste de l'apprentissage ; de l'approche de l'apprentissage par compétences, ou par gestes professionnels des enseignants et d'études des élèves) ; de l'évaluation critériée, formative et formatrice, par opposition à une évaluation globale et sommative ; de la notion d'accompagnement en formation ; de l'analyse des situations éducatives et des pratiques professionnelles etc.

Mais un didacticien se devait d'aller voir les acquis des autres didactiques disciplinaires, qui avaient une longueur d'avance historique sur la philosophie (les années 1970 pour les mathématiques). Je testais alors sur ma discipline les concepts qu'elles avaient élaborés dans leurs recherches propres, pour voir s'ils avaient du sens dans mon champ épistémologique scolaire (ex : le "triangle didactique") ; si la discipline résistait à la nomadisation de certains (ex : le "savoir savant"), si d'autres devaient être reconfigurés compte tenu de la spécificité du champ (ex : la "lecture méthodique" en français), si d'autres encore pouvaient être créés (ex : la "discussion à visée philosophique")...

Je développerai spécifiquement ce point dans la troisième partie sur : "L'apport des concepts didactiques à l'apprentissage de la didactique de l'apprentissage du philosopher"

F) L'exemple de la création d'un concept didactique spécifique, dans le cadre d'une didactique de l'apprentissage du philosopher : la DVDP (Discussion à Visées Démocratique et Philosophique).

Pour marquer l'intérêt de l'élaboration contemporaine d'une Didactique de l'apprentissage du philosopher, je voudrais prendre l'exemple d'un concept qu'elle a créé, la DVDP. La Discussion à Visées Démocratique et Philosophique est un échange verbal sociocognitif sur une question menée par un enseignant (ou un animateur dans un café philo), selon des règles démocratiques et avec une visée philosophique. Elle me semble à la fois une pratique et un concept nouveaux, que ce soit à l'école ou dans la cité. J'ai progressivement théorisé le concept ces dernières années, c.à.d. explicité les tenants philosophiques, didactiques, pédagogiques, psychologiques, psychosociologiques etc. de la notion, et analysé les conditions et les effets de sa pratique en classe.

Qu'est-ce qui a rendu ce concept et cette pratique de la DVDP possibles ?

www.philolab.fr:

1) Un certain nombre de faits historiques, sociétaux et politiques ont préparé un terreau favorable à son émergence et son développement :

  • le développement de la démocratie, et en son sein de la pratique sociale et politique du débat public, qui s'est historiquement inventée des rôles (président et secrétariat de séance), et des règles de fonctionnement (tour de parole, limitation du temps d'intervention etc.), permettant la démocratie du débat ;
  • et en conséquence l'obligation pour une école à visée démocratique de faire de l'apprentissage du débat un objectif pédagogique pour former le futur citoyen, contribution à son "éducation civique" ;
  • la crise du politique, en particulier de l'"espace public de discussion", qui a renforcé la nécessité d'une éducation à la civilité et à la citoyenneté, de l'apprentissage du débat comme condition d'une vie démocratique ;
  • l'accent mis aujourd'hui à l'école, dans une société individualiste et multiculturelle où le lien social pose question et fait problème, sur la socialisation des jeunes pour prévenir les incivilités et les violences, sur les compétences à s'écouter, à respecter l'autre dans sa personne et ses idées, à savoir dialoguer plutôt que d'injurier ou se battre (d'où le fait que la DVDP soit retenue dans certains programmes de prévention contre la violence), à faire l'expérience structurante d'une sécurité et d'une confiance dans un groupe, par son éthique communicationnelle, et l'épreuve formatrice de l'expression de désaccords dans la paix civile ;
  • la demande sociétale actuelle de philosophie dans la cité, et par contrecoup à l'école, dans une société en perte de repère et en quête de sens ;
  • l'enseignement de la philosophie dans une société démocratique, sa mise en perspective démocratique, qui lui donne entre autres missions scolaire de contribuer au développement de l'esprit critique d'un citoyen éclairé, sachant se forger un point de vue sur une question portée au débat public, et le soutenir de façon argumentée et convaincante ;
  • l'enseignement de la philosophie dans une République laïque, dont le souci est de refuser tout endoctrinement religieux ou idéologique, et où l'enseignant doit garder une attitude neutre, en retrait sur ce qu'il pense lui-même, ce qui facilite sa réserve sur le fond dans la DVDP ;
  • la modification de la représentation de l'enfant dans notre société : prise en compte psychogénétique de son développement, montrant que ses capacités cognitives sont plus importantes qu'on ne le pensait (Voir Le bébé philosophe d'A. Robnik) ; de sa dimension psychologique et du crédit accordé à sa parole comme sujet dans la famille, son éducation désormais qualifiée de libérale par les sociologues, puis à l'école. Considération de l'enfant et de l'élève comme sujets de droit garantis par des déclarations (CF. celle des droits de l'enfant), des circulaires (droits des élèves), portant notamment sur le droit de penser et de s'exprimer ;
  • la place plus importante accordée à l'école à l'oral, alors que prédominait jusqu'ici l'écrit, aux interactions verbales dans l'apprentissage.

2) Un certain nombre de pratiques de terrain peuvent aussi permettre de comprendre la possibilité de cette émergence :

  • l'évolution pédagogique d'un enseignement de type transmissif vers un enseignement qui laisse plus de place à l'activité de l'élève et à sa parole (ex. : le cours dialogué) ; l'importance de l'oral et de l'argumentation dans certaines disciplines : français, éducation civique, ECJS etc.
  • la longue pratique, jusqu'ici minoritaire, de l'Education nouvelle, prônant les méthodes actives, qui gagnent peu à peu en crédibilité dans l'efficacité des apprentissages ; en particulier la pratique du conseil coopératif, qui développe chez les élèves des habitus démocratiques (Il est plus facile, à cause de ces habitus, d'introduire une DVDP dans une classe coopérative que dans une classe plus "transmissive") ; l'expérience de la pédagogie institutionnelle que la parole dans un groupe peut être libérée et partagée si l'on met en place un cadre robuste, aux règles structurantes et claires ;
  • le développement du "débat" dans nombre de didactiques disciplinaires : débat mathématique, débat scientifique en SVT et physique-chimie, débat interprétatif sur des textes littéraires en français, débat citoyen en éducation civique (la "méthodologie du débat" est l'objectif explicite de l'Ecjs), débat dans les séries travaillant la communication etc. Le débat est considéré par ces didactiques comme un moyen approprié souhaitable d'apprentissage des élèves ;
  • et surtout le développement depuis quarante ans dans le monde, à l'initiative de M. Lipman, de la CRP (Communauté de Recherche Philosophique) avec les enfants, et depuis une quinzaine d'années en France, de pratiques philosophiques avec les jeunes élèves, tenant compte du questionnement existentiel précoce des enfants sur le monde incertain dans lequel ils vivent sans l'avoir choisi.

3) Un certain nombre de recherches,de cadres théoriques, de concepts semblent par ailleurs donner à la DVDP une consistance théorique et une pertinence pratique.

Entre autres : la notion de "communauté de recherche" (J. Dewey), qui développe l'intérêt de l'enquête, d'une exploration collective pour approfondir une question posée ; le concept didactique de "dévolution" (G. Brousseau), qui explique que des élèves qui se saisissent eux-mêmes d'un problème s'impliquent davantage dans sa résolution, parce qu'il prend sens pour eux ; les théories interactionnistes de l'apprentissage et la psychologie sociale, qui montrent que celui-ci s'opère souvent, à certaines conditions, au cours d'interactions entre pairs ; les théories constructivistes de l'apprentissage, qui montrent que l'enfant peut se construire par et dans son activité son propre savoir, et les théories socioconstructivistes qui insistent sur le rôle possible des pairs dans cette co-construction ; le concept de conflit sociocognitif (école néo-piagétienne de Genève), qui rend compte de l'intérêt d'interactions sociales verbales et conceptuelles pour déstabiliser cognitivement une certitude, et faire évoluer une représentation, ou réduire une "dissonance cognitive" (L. Fessinger) ; l'idée vygotskienne qu'une confrontation interindividuelle peut être le support d'un conflit intraindividuel pouvant revisiter un point de vue (la pensée est un "dialogue de l'âme avec elle-même" disait Platon) ; les théories de l'éducation au "changement de point de vue" comme facilitateur de la tolérance, et rempart contre la dogmatisme des idées et le fanatisme des comportements (A. Berthoz) ; l'éclairage psychanalytique selon lequel un cadre structuré de discussion constitue une enveloppe sécurisante contenant les pulsions psychiques des participants ; la convergence des résultats des recherches internationales sur les effets de la communauté de recherche concernant l'estime des élèves, en particulier les plus en difficulté scolaire (reprise de confiance en soi et en sa pensée) ; les effets constatés du postulat de l'"éducabilité philosophique" sur les performances intellectuelles des enfants et des adolescents...

4) Ceci a été possible grâce à l'élaboration d'une Didactique de l'Apprentissage du Philosopher (DAP), qui a établi que l'un des moyens d'apprendre à philosopher, au même titre que le cours d'un enseignant, la lecture et l'analyse de textes philosophiques, la rédaction de sa propre pensée, pouvait être la discussion, en ce qu'elle permettait de confronter oralement et de façon constructive sa pensée à une altérité plurielle. Démarche pédagogique que nous trouvions bien adaptée avec de jeunes enfants, pour lequel le cours magistral, les textes de philosophes ou la dissertation ne paraissaient pas convenir, et démarche intéressante avec des élèves en difficulté scolaire, en indélicatesse avec l'écrit, puisqu'il s'agit d"une activité essentiellement orale (et de plus "renarcissisante").

Il fallait justifier lexicalement et conceptuellement l'expression de DVP : nous avons éliminé le terme "débat", habituellement utilisé dans les pratiques sociales médiatisées et à l'école, à cause de sa connotation polémique (polémos signifie en grec la guerre). Nous refusions cette "pratique sociale de référence" (J.-L. Martinand), qui en fait un dé-bat/com-bat, et de l'autre un adversaire, que l'on veut con-"vaincre", alors qu'il s'agit pour nous, l'école étant un lieu de formation culturelle, d'un partenaire avec lequel nous jouons gagnant-gagnant, pour co-construire, dans un rapport de sens et non de force, une pensée en recherche de vérité par l'échange intellectuel. Nous aurions pu choisir le terme "dialogue", comme M.-F. Daniel ou J.-F. Chazerans, en référence à Platon, mais ses dialogues concernent deux ou trois interlocuteurs à la fois, alors qu'une classe est plus nombreuse. L'étymologie de discussion, qui signifie "secousse", nous semblait appropriée à l'"effet torpille" (métaphore socratique) de la rencontre avec l'altérité, dont la différence de point de vue, si je sais l'accueillir, me surprend et souvent me déplace.

Nous avons ajouté au terme de "discussion", selon une proposition de J.-C. Pettier "à visée philosophique", parce qu'une discussion aussi démocratique qu'elle soit n'est pas de facto philosophique, mais peut être la libre expression de préjugés. Une discussion ne peut être philosophique que par sa visée : elle peut - c'est toujours un défi et un pari - le devenir, au moins à certains moments. Ce qui posait la question de la définition d'une discussion philosophique (Quels sont ses attributs, en quoi consiste la "philosophicité" d'une discussion ?), de ses conditions philosophiques de possibilité, et des conditions didactiques nécessaires pour qu'une discussion devienne philosophique dans une situation didactique. D'où notre détermination d'exigences intellectuelles pour garantir cette visée : tenter de problématiser la question proposée, de conceptualiser les notions qui permettent de poser cette question et de résoudre un problème qu'elle soulève, et d'argumenter toute thèse ou objection amenée par la réflexion sur ce problème.

Pour construire le concept de DVDP, il a donc fallu réfléchir à la fois :

  • aux conditions de possibilité d'un débat démocratique en classe. La pédagogie institutionnelle avait ici une solide réflexion théorique et une longue pratique de terrain, que nous reprîmes à notre compte ;
  • aux conditions de possibilité d'une discussion à visée philosophique, que nous venons de rappeler.

Le concept didactique, c'est ce qui fait son originalité par rapport à d'autres types de didactisation des ateliers philo (comme celles d'O. Brénifier, A. Lalanne ou J. Lévine), avait donc deux visées : l'une démocratique, contribuant à l'éducation à la citoyenneté, l'autre philosophique, puisqu'il s'agissait d'éveiller et d'entraîner à la réflexivité. Mais la question se posait de savoir si ces deux visées étaient compatibles, la philosophie et la démocratie ayant entretenues des rapports souvent conflictuels dans l'histoire (pensons à l'aristocrate Platon, à l'Etat fort de Hobbes ou à Hegel, sans parler de Heidegger inscrit au parti nazi).

Il y là, au sein d'une option didactique précise (apprendre à philosopher par la discussion), une option de philosophie politique de ma part (qui comme toute option peut être philosophiquement déconstruite), qui met délibérément la démocratie en perspective philosophique et la philosophie en perspective démocratique, et que j'exprime par "l'éducation à une citoyenneté réflexive", renvoyant à l'idéal régulateur (au sens kantien) d'un "citoyen-philosophe" (et non d'un "philosophe-roi" comme chez Platon).

Ce qui donne au concept et à sa pratique l'ambition d'articuler démocratie et philosophie : la tension théorique entre les deux demeure (on peut avoir raison en philosophie seul contre tous si on a le "meilleur argument", alors qu'en démocratie parce qu'on est les plus nombreux). Mais on cherche le meilleur compromis possible dans la pratique : dans la DVDP, je propose que l'animateur fasse exception à la règle démocratique d'inscription des tours de parole, pour pouvoir sauter sur le kairos philosophique d'une distinction conceptuelle qui émerge ou d'une argumentation qui s'amorce et qu'il incite à approfondir. C'est la vigilance philosophique qui autorise ici l'entorse à la démocratie (qui serait pleinement prise en compte dans un conseil coopératif, où le maître lève la main comme les autres pour intervenir).

Le prochain et dernier numéro de ce tryptique développera "l'apport des concepts didactiques de différentes didactiques disciplinaires à l'apprentissage de la didactique de l'apprentissage du philosopher".

N.B. : Pour un approfondissement des points soulevés dans cet article, consulter :
- mes articles dans la revue Diotime
- mon site : www.philotozzi.com

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