I/ L'organisation à l'école primaire, et a fortiori en maternelle, d'échanges réglés à visée philosophique, a t-elle une quelconque pertinence pédagogique ?
Précisons les objections relatives à l'instauration du "débat philo" à l'école primaire :
1) Le débat, en instaurant un autre rapport au savoir, serait susceptible de remettre en question l'autorité de celui-ci.
En effet, l'espace de l'argumentation rationnelle présuppose une égalité des participants qui relève d'une ruse pédagogique : faire comme si le professeur se situait au même niveau que ses élèves. Or comme l'a montré Hannah Arendt, l'autorité ne saurait se fonder sur la persuasion en ce qu'elle repose, par essence, sur une relation éducative asymétrique, in "La crise de l'autorité", La crise de la culture. Il semblerait alors que la posture de l'enseignant en jeu relève d'une imposture !
2) Dès lors, comme le précise Fabrice Guillaume, "avec l'instauration du débat en classe, on se donne désormais toutes les chances de parvenir à une contre-performance pédagogique
(...) l'élève commencera par disposer d'un droit de critique du savoir avant même d'en maîtriser les règles et les raisons" (in "Des "débats" à l'école : enfin du nouveau !", Cahiers pédagogiques , septembre 2000).
La finalité même de l'école serait ici en jeu, finalité républicaine par excellence déjà affirmée par Condorcet : instituer l'esprit critique pour instituer le citoyen. En bref, la mission essentielle de l'institution éducative répondrait à l'idéal des Lumières, sapere aude, apprendre à "penser par soi-même". Or on s'en doute, l'esprit de critique est le contraire même de l'esprit critique, lequel fait appel au détour de la pensée réflexive, non à l'impulsivité d'opinions qui, de par leur statut, ne peuvent jamais rendre raison d'elles-mêmes. Le débat risque alors d'entériner l'idée perverse selon laquelle opiner n'est autre que penser.
3) Le risque est en effet de confondre joute oratoire et discussion réfléchie.
Le débat, effectivement, semble indissociable d'une visée rhétorique. Or celle-ci n'est légitime que si elle est au service de la vérité ou de valeurs éthiques qui en constituent l'enjeu. Ainsi, la conduite argumentative à des fins de persuasion suppose que celle-ci soit toujours rationnelle et ne cède pas à des effets de séduction captatrice. Ou alors ne vaut que "la raison du plus fort", l'habileté rhétorique faisant droit à des phénomènes d'influence et de leadership. Les régulations cognitives se ramènent souvent à des régulations relationnelles C'est tout le statut de l'oral et des modalités de son évaluation qui restent ainsi à interroger.
4) Par ailleurs, l'enfant ne saurait argumenter, faute d'un jugement formé qui présuppose acquise sinon l'autonomie intellectuelle, du moins la maîtrise du langage.
Egalement, l'absence de décentration propre à l'enfant au stade préopératoire rendrait impossible l'échange d'arguments entre pairs, présupposant l'égalité et la réciprocité. Or l'expérience de débats qui ressemblent à une juxtaposition de monologues singuliers (absence de coordination des différents points de vue) ne fait-elle pas droit à l'idée piagétienne d'un égocentrisme enfantin? Parler de débats à l'école primaire, a fortiori aux cycles 1 et 2, n'est-ce pas "se payer de mots" ? A moins de réduire le débat à de simples échanges langagiers sans autre enjeu que de "parler de soi"! Mais qui alors privilégier : l'enfant (qu'il faut épanouir), ou l'élève qu'il s'agit justement d'élever ?
5) Egalement, il conviendrait de respecter le "naturel enfantin", loin de vouloir provoquer chez le jeune élève un questionnement susceptible de lui voler son enfance et de jeter le trouble dans son "âme innocente".
Pire, l'adulte, en abordant certains thèmes métaphysiques, risquerait bien de jouer à l'apprenti sorcier ! L'enfant n'est pas, comme sous l'Ancien régime, un adulte en miniature et il convient de prendre en considération sa spécificité en matière de développement et d'apprentissage, sa joyeuse inconséquence étant précisément signe de santé mentale. Traiter l'enfant en adulte par l'exigence d'une expérience précoce du "cogito" serait consacrer symboliquement sa propre mort, et le soi-disant respect de son statut de sujet pensant ne dissimulerait qu'avec peine le défaut de reconnaissance qu'on lui témoigne, en frappant sa parole du sceau d'une responsabilité non encore advenue. Bref, respecter l'enfance n'est pas la sacraliser à travers une représentation idéalisée qui viendrait combler un déficit en matière d'éducation.
II/ A quelles conditions le débat réglé peut-il prétendre à une pertinence pédagogique ?
Dans cette partie, il conviendra de réfuter point par point chacun des arguments avancés précédemment, non point pour les répudier purement et simplement sans autre forme de procès, mais de manière à légitimer l'instauration de débats réglés à l'école primaire, voire en maternelle, sous réserve de prendre en compte les objections avancées, en ce qu'elles soulèvent un risque réel de dérive démagogique.
1) L'autorité du savoir n'a sens que si elle s'enracine dans une relation éducative propre à nourrir la confiance de l'élève, à le faire grandir, comme le signifie d'ailleurs la métaphore horticole, educare.
L'étymologie du terme "éducation" n'est pas sans analogie avec celle du mot "autorité", construit sur le verbe latin augere : augmenter, faire croître. La dynamique en jeu dans les débats réglés vise à soutenir et à renforcer la confiance de l'élève, de manière à le rendre auteur de sa propre pensée, ce qui confère à l'autorité toute sa dimension éducative. Rappelons qu'il n'y a pas d'autorité, d'auctoritas, sans auteur, auctor. Mais soyons clair, il s'agit alors bien pour l'élève de se soumettre à l'autorité de sa propre raison, plutôt que de se soumettre aux raisons parfois obscures du maître. Une stagiaire PE2, Laetitia Chavanat, notait dans son mémoire sur Les enjeux du débat dans la construction de l'oral, 2004-2005, que les élèves de CM1 et de CM2 n'ont qu'une représentation très floue de ce qu'est un débat digne de ce nom, en ce qu'ils l'imaginent sous forme d'un monologue visant à la transmission de savoir : "Il semble que cela montre l'habitude que les élèves ont prise qu'on ne s'adresse pas à eux de manière à créer un réel échange". L'enjeu est alors d'autoriser l'élève à construire à travers l'oral un jugement propre, dont il aura à répondre. C. Hurtig-Delattre et F. Carraud, toutes deux formatrices, notent dans la revue Passages, n° 9, mai 2005, que "chacun peut faire l'expérience de l'autorité de sa propre parole dans un rapport d'égalité et sans s'affronter à la parole d'autorité". Mais la raison de l'élève n'étant pas encore pleinement actualisée, cela suppose la médiation du maître.
Ainsi, je suis particulièrement réservée quant aux pratiques d'inspiration psychanalytique visant à ce que la parole de l'élève s'élabore sous le regard des autres et par la médiation des pairs, mais en l'absence de toute intervention du maître. Certes, une parole qui s'autorise ainsi à se dire en toute liberté n'est pas sans effet quant à la structuration identitaire du sujet, et là est d'ailleurs tout son intérêt, mais le professeur n'est pas un thérapeute, loin s'en faut. Ou alors réservons des espaces de médiation propres à amener les élèves à répondre de leur parole tout en se répondant, tels que les Conseils issus de la Pédagogie Institutionnelle. Dès lors, peu importe la structuration d'une pensée qui n'a pas la prétention de construire une quelconque compétence. Je souscris entièrement à l'avis du philosophe Michel Tozzi qui, dans L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire, note que "l'enfant ne peut comprendre la portée de la question qu'il pose que lorsqu'on la lui renvoie en écho, avec des reformulations qui lui donnent un sens humainement travaillé et entendu". Toutefois, des échanges avec des maîtres E formés à la méthode Lévine ont fait apparaître que cette pratique, psychologiquement structurante, pouvait permettre d'initier par la suite des échanges à visée philosophique, et que des libertés pouvaient être prises au regard du protocole, l'enseignant(e) se réservant le droit d'intervenir en vue d'assurer la teneur réflexive des débats. Mais si la discussion est orientée philosophiquement, elle présuppose la construction d'un objet commun de réflexion, et l'intervention sous forme d'un questionnement à l'adresse des élèves.
Pour conclure sur ce premier point, l'autorité de la pensée se construit précisément dans des échanges réglés, sous réserve d'un guidage cognitif de l'enseignant extrêmement présent bien que discret, en vue de garantir la qualité réflexive des débats. Pour ce faire, le professeur assumera les fonctions d'animateur et de président de séance, irréductibles à la gestion et la circulation de la parole. La question relative à la distribution de rôles reste posée si l'on considère avec Alain Delsol qu'ils fonctionnent comme autant de "masques" permettant à l'enfant de "décentrer son point de vue pour l'intéresser davantage aux autres membres du groupe", (in Les activités à visée philosophique en classe, l'émergence d'un genre). Ceci est manifeste lorsque certains se voient confier le rôle d'observateurs, lequel peut toutefois induire une relative frustration quant à la règle de non participation aux débats. Le personnage social aurait alors pour effet d'opérer une mise à distance susceptible de faire émerger, dans la discussion, la personne porteuse d'altérité.
Mais je reste sceptique quant au fait de confier de tels rôles à de très jeunes élèves. La mise en place de rôles différenciés exercés successivement semble surtout un outil pour construire une "attitude citoyenne", posture d'autonomie, de respect de la parole d'autrui, qui peut s'éduquer préférentiellement à travers des débats relatifs à la vie de la classe, ayant un enjeu non point réflexif mais décisionnel, ou encore d'échanges dont la visée conversationnelle répond à l'acquisition de compétences langagières ou psychosociales (estime de soi). Pour revenir sur la posture du professeur, il s'agira par un questionnement prenant toujours appui sur les arguments des élèves, de faire progresser rationnellement la discussion. Anne Lalanne, in Faire de la philosophie à l'école élémentaire, considère que le guidage de l'enseignant s'articule autour de deux axes : la reformulation, entendue en un sens large (outre le maniement précis et discriminé du langage, désigne aussi la relance du débat, le fait de pointer une incohérence, une contradiction, ou de poser une question en vue d'approfondir l'argumentation) ; et la structuration logique des idées avancées par les différents élèves. La posture professorale ressemble alors à la maïeutique socratique : le retrait dans la discussion (au regard des situations habituelles d'enseignement), présuppose une écoute active critique, afin de faire accoucher les élèves d'une raison qu'ils portent en eux sans le savoir, par un jeu réglé de questions ponctuant et rythmant les échanges.
2) On l'aura compris : il ne s'agit pas de développer l'esprit de critique mais bien l'esprit critique
Comme le dit parfaitement Gérard Auguet (in "Du "débat" à l'école, oui, mais pas n'importe quoi", Cahiers pédagogiques,septembre 2000) : "on ne peut appeler débat qu'une situation d'interlocution organisée, destinée à faire émerger les représentations fautives, non pertinentes ou insuffisantes de chacun, dans le but qu'elles soient ensuite dépassées dans une confrontation coopérative fondée sur l'exigence commune de rationalité et de vérité (...). Par conséquent, échappe à cette définition toute situation d'échange qui se bornerait à une simple exhibition d'"idoles de la caverne". Il existe d'autres lieux que l'école pour cela". L'école laïque républicaine a bien pour mission d'instituer un "sens commun à tous" qui se décline, selon Kant, à travers les trois maximes d'une pensée "sans préjugés, élargie et conséquente" ( Critique de la faculté de juger § 40).
- Penser sans préjugés : dans la lignée de Condorcet, Kant propose de se défaire des fausses certitudes et autres idées reçues, par la seule force de la raison. Préjugés qui conduisent notamment au rejet de l'autre et menacent le lien social. Pas de formation à la citoyenneté sans cette déconstruction de tous les préjugés (ethniques, sociaux, religieux, idéologiques, mais aussi stéréotypes de sexe), qu'il convient tout d'abord de faire émerger lors des débats avant que de les mettre en question. Le débat à visée philosophique renvoie en ce sens davantage à la discussion argumentée qu'au simple échange d'opinions. Le rôle de l'enseignant est alors d'amener les élèves à s'interroger sur la cohérence des principes et valeurs qui sous-tendent leurs arguments, par la mise à distance et reprise réflexive critique de leurs représentations spontanées.
A cet effet, il peut être utile - du moins en cycle 3 - de recueillir celles-ci préalablement au débat, de manière anonyme, en vue de désamorcer des arguments irrecevables. Faute d'une telle préparation en amont, le risque est de donner droit de cité à des préjugés susceptibles de faire violence à la raison. Une stagiaire PE2 s'est ainsi trouvée fortement déstabilisée par des propos racistes légitimés par l'autorité même du père de l'élève, et a dû lever séance. D'un autre côté, ne point faire émerger de telles représentations, c'est courir le risque de les entériner, loin de les rectifier, l'élève pouvant alors satisfaire de manière non critique à une visée de "conformisation" : ce qu'il faut croire ou penser. Lors d'une intervention dans une classe de CM1 sur le thème du respect, tous les élèves m'ont unanimement fait valoir l'obligation morale de respecter tout homme. Les arguments d'un "catéchisme républicain" venaient se greffer sur des stéréotypes persistants que j'ai alors fait émerger par un questionnement provoquant : "Mais a-t-on le droit de respecter ceux qui, adultes, ne respectent pas les autres, comme les délinquants par exemple ?". Il va de soi que les belles certitudes se sont vite effondrées en ce qu'elles n'avaient jamais été interrogées.
- Penser de manière élargie : penser en commun, chercher l'accord d'autrui en se plaçant à son point de vue (enjeu de compréhension intersubjective). Décentrement auquel doit logiquement conduire la pratique démocratique du débat réglé dans les classes. Une longue expérience d'animation de "cafés philo" prouve la nécessité d'une telle éducation, les adultes étant bien souvent davantage préoccupés par des enjeux de pouvoir à travers la "prise" de parole, que de vérité (accepter la mise à l'épreuve de ses idées, se frotter à la pensée de l'autre).
- Penser de manière conséquente : de manière à ce que le jugement éclairé se traduise en actes dans la Cité. A titre d'exemple, faire en sorte que l'éducation au respect ne s'arrête pas au seuil de la classe. Le pari de Condorcet est toujours celui de l'école aujourd'hui : faire advenir l'union des hommes par le partage de références et valeurs communes, valeurs républicaines et humanistes que le professeur pourra faire partager aux élèves à travers des discussions philosophiques susceptibles de fonder une morale laïque, irréductible à une seule visée d'inculcation peu ou prou dogmatique. Je citerai à nouveau G. Auguet : "je tiens que le débat peut contribuer à la formation d'un futur citoyen apte à faire vivre et perpétuer les idéaux de la démocratie. Je fais ici référence aux origines mythiques de la rhétorique qui nous disent que la libre confrontation par le verbe a partie liée avec la liberté et le refus de la violer pour régler les conflits" ( Ibid).
N'oublions pas toutefois que pour les Grecs, la liberté est toujours réglée par la raison. Chercher la raison en commun, c'est alors construire collectivement une autonomie intellectuelle et morale qui se donne à voir dans la forme même du débat, loin de l'expérience du dérèglement de la parole et de l'anomie d'une pensée soustraite à toute loi. Il serait d'ailleurs sans doute plus prudent de parler à l'école d'échanges réglés (à visée philosophique), pour contourner l'obstacle terminologique du "débat", et de sa représentation très dépréciée dans l'opinion commune. Mais, pourrait-on dire, la pensée de l'enfant est pétrie de préjugés car, comme le dit Descartes, nous avons été enfants avant que d'être hommes, d'où la nécessité d'attendre un âge mûr avant que de pouvoir mettre à distance ce qui est par définition pré-jugé, faute de raison formée. Or l'expérience de l'enseignement de la philosophie en classe terminale prouve au contraire qu'à cet âge, moult préjugés sont déjà puissamment enracinés. Ainsi, la discussion aurait pour vertu de faire émerger à des fins critiques certains préjugés dont l'ancrage affectif est d'autant plus faible qu'il n'a pas eu le temps de la sédimentation.
3) Le risque est faible de réduire le débat à une joute oratoire au cycle 1 et même au cycle 2, tant les capacités argumentatives des élèves sont faiblement développées, faute d'une maîtrise suffisante du langage
Dès lors, la pensée peut difficilement se frayer un chemin et les capacités cognitives des jeunes élèves risquent fort de rester en friche !
Bref, le risque de pervertir les débats par une visée seulement rhétorique n'existe réellement qu'au cycle 3. C'est à l'enseignant de prévenir ce genre de dérive en réglant strictement le temps d'intervention accordé à chacun, afin d'éviter les risques de monopolisation de la parole ! Egalement, c'est à l'enseignant de démonter logiquement tout effet de séduction rhétorique visant à avaliser un raisonnement spécieux et/ou véhiculant des valeurs douteuses. A défaut de pouvoir réagir sur le vif, il y a possibilité de différer cet examen critique de l'argumentation par un retour réflexif sur le débat (d'où la nécessité de disposer d'un enregistrement). Le professeur doit faire en sorte que l'existence d'un conflit sociocognitif conduise à un réel dépassement des représentations initiales des élèves, de manière à ce que l'argument d'autorité n'ait pas droit de cité. A titre d'exemple, ce débat sur la solidarité organisé en Belgique avec des élèves d'une dizaine d'années, à partir d'une vidéo visant à les sensibiliser aux problèmes de pauvreté et de famine au Soudan : l'un des enfants suggère de tuer tout de suite ces affamés, du moins ceux qui pèsent 10 ou 20 kilos, car "on les tue pour leur bien. Quand il y a de la vie, il y a de l'espoir, mais quand il n'y a pas d'espoir, il n'y a pas de vie", C. Leleux, Eduquer à la citoyenneté.
Il est intéressant ici, plutôt qu'un vain discours moralisateur, de mettre en relief le rapport existant entre jugements moraux et règles élémentaires de logique. En l'occurrence, le pseudo-raisonnement de l'élève relève d'un paralogisme. A contrario, l'enfant qui lui rétorque que ces soudanais sont des êtres humains et, que d'autre part, il pourrait être susceptible d'un même traitement inhumain, fait implicitement référence à Kant, à l'idée qu'un jugement n'est moral qu'à la condition d'être universalisable (idée du respect de toute personne). Avec de très jeunes élèves, on peut veiller à faire valoir cette norme de réciprocité.
Débattre relève en ce sens d'un véritable apprentissage, en ce qu'il exige de pouvoir reconnaître l'autorité d'arguments susceptibles de structurer la pensée par sa tension vers l'universel : ce qui est à même de concerner tout homme, indépendamment de la configuration culturelle à laquelle il appartient. Les questions relatives à l'amour, la justice, le fait de grandir ou d'avoir peur de vivre, sont éminemment philosophiques et donnent au débat une tonalité et un enjeu existentiels propres à le différencier d'un débat simplement argumentatif. Il ne s'agit donc pas d'avoir raison sur l'autre, mais bien de chercher la raison en commun (par la médiation toutefois de celle du professeur). Ainsi, l'universel ne peut advenir qu'à travers la singularité d'une expérience vécue qui, seule, donne sens à ce qui est dit. C'est pourquoi il est illusoire de penser que l'universel ne peut être atteint que par une abstraction desséchante de la pensée, jamais susceptible de faire sens pour l'élève.
C'est parce qu'il se sent concerné par ce qui est dit que l'élève peut parvenir à atteindre une exigence de rigueur définie par la triade "conceptualiser, problématiser et argumenter " (M. Tozzi). Ce triptyque est propre à la pensée philosophique et peut être amorcé dès le plus jeune âge, à titre de propédeutique. La discrimination conceptuelle apparaît déjà chez l'enfant de maternelle, qui comprend fort bien que le fait d'aimer sa maman ou son papa n'a pas tout à fait le même sens que le fait d'aimer les frites. L'effort de problématiser peut être mis en place dès le cycle 2 : rechercher ce qui fait problème dans un questionnement. Quant à l'exigence d'argumentation, elle semble plus adaptée au cycle 3, en ce qu'elle présuppose des compétences langagières minimales, et la capacité de s'engager dans la pensée : d'en répondre en son nom propre.
Les règles qui régulent la prise de parole répondent également à une véritable éthique communicationnelle, selon l'expression d'Habermas. Le respect de telles règles formalisées est facile à évaluer, mais il n'en va pas de même en ce qui concerne le contenu des échanges. L'enregistrement des séances peut permettre en ce sens de noter les progrès réalisés et d'opérer avec les élèves un retour réflexif sur le débat : l'oral devient alors le moyen et l'objet d'apprentissages cognitifs. Outre la référence aux débats présente dans les programmes 2008, on pourrait retenir comme critères d'évaluation les trois maximes kantiennes propres à structurer le "sens commun : parvenir à dépasser des représentations non rationnellement fondées par la mise à distance desdits préjugés; savoir entendre ce que dit l'autre, même si son point de vue est divergent et se distancer en conséquence de ses propres affects ; enfin, ne pas parler pour parler mais répondre de sa pensée en prenant conscience du poids des mots.
Pour conclure sur cette question de l'évaluation, il va de soi que celle-ci ne peut être que formative. Une évaluation normative accréditerait l'idée que la philosophie répond à une certaine normalisation de la pensée et aurait pour effet d'en inhiber la dimension créatrice. C'est également l'occasion de valoriser les élèves plus atypiques au regard des exigences de l'institution éducative, de manière à engendrer un rapport plus libre à la pensée, moins "utilitariste". Or on le sait, le propre de la pensée à visée philosophique est précisément de ne servir à rien ! Des collègues m'ont d'ailleurs fait valoir que certains élèves ayant un rapport peu normé au savoir et rencontrant des difficultés d'apprentissage et d'expression, faisaient paradoxalement montre d'un engagement prometteur lors de telles discussions. A noter à cet effet la nécessité d'avoir une certaine marge de tolérance à l'égard de formulations approximatives, afin de ne pas réaliser un contre-étayage. Reste le problème des élèves qui ne s'expriment pas lors des débats, silence qui doit être respecté et qui ne saurait être interprété comme défaut d'implication ou d'intérêt, tant le rapport à la parole sous le regard de l'autre est complexe. Le retrait de la parole ne mesure en rien celui de l'esprit ! Mais ce sont curieusement parfois les élèves les plus brillants qui n'osent s'aventurer sur le terrain d'un questionnement quelque peu risqué. Voilà pourquoi l'auto-évaluation et l'évaluation entre pairs semblent davantage convenir à ce type de pratiques, sous réserve que les élèves puissent apprécier l'incidence des débats quant à l'autonomie de leur pensée.
4) Reste la question de l'argumentation réfléchie, qui semble relever de la gageure ou de la plaisanterie au cycle 1, voire en cycle 2.
En effet, les très jeunes élèves du cycle 1 n'ont qu'une "pensée provisoire", comme le dit justement Delsol dans son article La pensée provisoire chez l'enfant de maternelle extrait de l'ouvrage précité. Ainsi, l'auteur donne deux exemples significatifs : celui d'une séance "philo" consacrée au thème de l'amitié, introduite par l'adulte. "L'enfant président de séance reprend : "Qu'est-ce qu'un mitié ?". L'autre exemple est symptomatique non point d'un jeu de mots lacanien, mais d'une confusion tout à fait signifiante d'un point de vue philosophique : " A la question "Qu'est-ce que le bonheur ?", Alexandre répond "Le bonheur ça veut dire qu'on se lève très tôt". Egalement, l'auteur relève qu'"une autre difficulté fréquemment observable chez les jeunes enfants est leur peine à se détacher du contexte. Quand on interroge des élèves de maternelle sur ce qu'évoque pour eux le mot "table", ils évoquent un environnement familier". Dès lors, l'intérêt de tels échanges serait proprement méta-langagier, de manière à forger une conscience linguistique plus fine rendant progressivement possible l'usage d'une pensée catégorielle. Dès lors, on aurait moins affaire à des "débats philo" qu'à des échanges visant à structurer la pensée à travers l'activité langagière : mettre en mots des sentiments, des émotions, à travers le support de la littérature de jeunesse, par exemple. Mais on pourrait également avancer l'idée que le débat à visée philosophique encourage, à partir des effets de distance qu'opère la verbalisation du vécu, une pratique réflexive de la langue.
Ainsi, la tonalité philosophique des débats serait introduite par les thèmes en jeu : partir de l'intimité d'un vécu susceptible d'être partagé par les enfants du même âge, et le mettre à distance par sa seule mise en mots (exemple de la peur ou du désir de toute puissance ou du sentiment de jalousie). Précisons toutefois que le maître n'a pas ici la prétention de jouer au "psy". Il s'agit seulement de favoriser chez l'élève une posture réflexive qui se construit dans le temps long, la durée. Nommer pour mettre en forme une pensée encore confuse et indistincte, à des fins de structuration cognitive et de distanciation critique, mais sans renoncer à l'ancrage dans la singularité d'une existence. "Dès lors, demande Oscar Brenifier, philosophe-t-on moins en une ébauche du philosopher qu'au cours d'une théorisation complexe ? L'érudit philosophe-t-il plus que ne le fait un enfant de maternelle ? Rien n'est moins sûr ; pire encore, la question est dépourvue de sens. Car si le philosopher est une mise à l'épreuve de l'être singulier, il n'est nullement certain que l'éveil de l'esprit critique ne représente pas un bouleversement personnel plus fondamental que les analyses savantes de notre routier de la pensée (in "La philosophie en maternelle", La discussion philosophique à l'école primaire). Certes, il faut raison garder et l'embryon de pensée en jeu dans les échanges menés avec des enfants en bas-âge n'a rien à voir avec l'esprit critique qu'il s'agit justement d'instituer. Pour ne point verser "dans quelque art minimal de la discussion", il importe que l'enracinement dans l'expérience vécue soit porté vers l'universel par la médiation de la parole du maître. Ainsi, l'expérience de la colère pose la question de sa légitimité (être en colère parce qu'il est porté atteinte au sentiment de sa toute puissance n'est pas la même chose qu'une perte de maîtrise consécutive à un sentiment d'injustice). Mais c'est au maître de montrer en quoi l'expérience de tel élève contient implicitement un questionnement que tous peuvent s'approprier.
L'argument de l'incapacité des très jeunes élèves à pouvoir se décentrer de leur propre point de vue, en raison de l' "adualisme" de leur pensée (confusion du sujet et de l'objet), mérite toutefois analyse. La conception piagétienne ne saurait être purement et simplement infirmée, en ce qu'elle relève d'un fait d'observation. Françoise Carraud a animé des "débats philo" avec des enfants de G.S. et note (dans "Maternelle : apprendre à donner la parole et à parler aux autre", La discussion philosophique à l'école primaire), que les enfants, bien qu'ayant intériorisé les règles de fonctionnement, ne s'adressent qu'à elle seule quand ils parlent, "ne regardent pas les autres qui, du coup, ne se sentent pas concernés et n'écoutent pas. On est très loin du débat, c'est une succession de monologues ou de dialogues avec moi". Il est vrai que les élèves avaient la lourde responsabilité de distribuer la parole (chef de parole). Mais on doit également faire droit à la conception de Vigotsky d'une pensée socialisée qui se manifeste par la capacité précoce de l'enfant à utiliser les données langagières fournies par les adultes, idée confirmée par les travaux de la psycholinguistique. D'où l'importance de l'étayage à travers notamment la reformulation.
Si l'on considère également que "l'apprentissage précède le développement", cela signifie que les débats auront bien pour effet d'opérer progressivement une décentration rendant possible des relations de coopération dans la construction du débat. En l'occurrence, dès la G. S. de Maternelle, on observe une amorce de comportements socialisés fondée sur les interactions langagières entre pairs. Une expérience, conduite avec des élèves de moyenne et grande sections lors d'un débat sur la colère, a permis à l'un des enfants de GS d'endosser ponctuellement avec beaucoup de brio et de manière très spontanée le rôle d'animateur et de guidage opéré par les adultes, par un jeu de questions visant à la précision de la pensée. Pour conclure sur ce point, on pourrait dire avec F. Galichet que "ce paradoxe est celui-là même qui caractérise l'égocentrisme enfantin, tel que l'analyse Piaget: l'enfant vit son expérience comme étant forcément celle de tous, son point de vue comme l'unique point de vue possible, sa singularité comme universalité" ("Qu'est-ce que le philosopher ?" in Les activités à visée philosophique en classe, l'émergence d'un genre ?). La prétention à l'universalité s'enracine bien dans la singularité.
5) On l'aura compris, et c'est le dernier point : la philosophie n'attend pas le nombre des années, l'enfant ayant en propre un questionnement foisonnant dont il est difficile de ne pas prendre acte.
Loin de l'optique platonicienne réservant la philosophie à un âge mûr, Epicure débute ainsi sa fameuse Lettre à Ménécée :"Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni vieux, ne se lasse de philosopher. Car il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l'âme. Celui qui dit que le temps de philosopher n'est pas encore venu ou qu'il est passé, est semblable à celui qui dit que le temps du bonheur n'est pas encore venu ou qu'il n'est plus". Soyons honnête : il s'agit bien ici de jeunes hommes et non d'enfants en bas-âge. Mais il s'agit également, lors des "débats", de mettre en place une activité propédeutique à la philosophie, afin de faire émerger au plus tôt chez l'élève une pensée critique, instaurant toujours du jeu avec le monde, loin d'adhérer à des représentations tenues spontanément pour vraies et jamais mises à distance. On pourrait alors plus à propos citer Montaigne qui, à la suite d'Epicure, traite de "L'institution des enfants" : "Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance y a sa leçon comme les autres âges, pourquoi ne la lui communique t-on pas ? ". Bref, l'initiation au penser philosophique est liée au fait qu'elle a la vie même pour objet et voilà pourquoi "on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants, et d'un visage renfrogné, sourcilleux et terrible" ( Essais,Livre I chap. 26).
La pensée qui s'interroge est une activité joyeuse sous réserve, bien sûr, de prendre en compte la curiosité dont font montre les enfants. Cet étonnement enfantin est bien la matrice du philosopher, même si la naïveté qu'il dénote interroge quant au rapport que le tout jeune élève entretient avec le monde. Que recouvrent les questions posées sur l'existence de Dieu, du Père Noël ? On sait ainsi avec Piaget que les "pourquoi" signifient autant une question sur la cause que sur la finalité : "pour quoi"? Egalement, le professeur a une obligation laïque de réserve quant à la sphère privée, au fait religieux notamment, mais un questionnement "métaphysique" ouvre justement un champ de possibles, une pluralité d'interprétations aux antipodes du dogmatisme de la pensée. L'intérêt est bien dans la question, non dans la ou les réponse(s). S'il n'y a pas, par définition, de thèmes à proscrire, il convient toutefois de différencier leur traitement en fonction de l'âge de l'enfant. Interroger la mort ne peut se faire, avec de jeunes enfants, qu'à la condition de ne pas faire surgir une angoisse non maîtrisable en "allant trop loin". L'erreur serait également de "traiter à chaud" un tel sujet, d'où le support incontournable de la littérature de jeunesse en ce qu'il autorise la mise à distance. Des mémoires de stagiaires PE2 montrent en quoi la question de la mort est peu susceptible d'intéresser des élèves de maternelle, compte tenu notamment de leurs représentations (mort comprise comme un phénomène réversible), à moins qu'ils n'aient été concernés par le décès d'un proche. Mais la réflexion nécessite un rapport distancié à la souffrance et ne saurait s'enraciner dans une émotion trop présente. Egalement, la posture professorale n'est pas, répétons-le, celle d'un apprenti psychologue.
Enfin, l'irruption de la sphère privée lors de ces échanges semble inévitable. Une élève de C.P. lors d'une discussion sur les terreurs nocturnes (cauchemars) a ainsi évoqué le fait qu'elle dormait régulièrement dans le lit parental. Avec des élèves de cycle 3, on peut demander explicitement de ne pas faire référence à des événements mettant en scène la vie privée ou portant atteinte à celle d'autrui. Cette exigence est plus délicate à obtenir avec de jeunes élèves, tant la frontière entre les sphères privée et publique est indistincte. On peut également considérer que certaines "révélations" ont le mérite de pouvoir se dire et d'être portées à la connaissance de l'institution scolaire, même si elles ne doivent souffrir d'aucun commentaire lors des débats. Reste que si le maître doit participer à l'émergence d'une telle pensée balbutiante, la question de sa formation reste entière, la polyvalence réservant malheureusement à la philosophie un statut d'exception, sans doute destiné à en garantir l'autorité, sinon l'hermétisme, au sein de l'institution ! La médiation d'albums de littérature de jeunesse est indispensable en cycle 1 : dans l'ouvrage précité de M. Tozzi, une bibliographie est proposée en réponse à la question : " Quels supports aux discussions philosophiques dans les livres et albums pour enfants ?". Mais c'est d'abord le plaisir de la lecture contée, la jouissance d'un texte aux résonances infinies qui doit provoquer de manière singulière cet art du questionnement proprement philosophique.