Revue

Philosopher à partir d'une situation-problème : une expérimentation en classe terminale

Durant l'année scolaire 2012-2013, j'ai eu la chance d'avoir mes trois classes - deux TES et une TS - par demi-groupes une fois par semaine à l'occasion soit des heures d'accompagnement personnalisé, soit des heures d'ECJS. Cela m'a donc permis de mettre en place d'autres modalités pédagogiques que celles alternant cours dialogué et synthèse écrite en classe entière. Mes expérimentations se sont déroulées dans un lycée de centre-ville d'une localité de province. Les élèves, au vu des fiches remplies en début d'années, proviennent de familles appartenant aux classes populaires ou à la classe moyenne, plutôt inférieure.

Ces expérimentations ont été guidées par une première interrogation, qui était de savoir quelle était pour moi la finalité que je visais par mon enseignement de philosophie. Les textes officiels nous assignent deux objectifs : le premier est de préparer les élèves aux épreuves du baccalauréat ; le second est de "former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en oeuvre une conscience critique du monde contemporain" (extrait du programme). Je me retrouve certes dans cet objectif qui est d'apprendre à "penser par soi-même", à développer son esprit critique. Néanmoins, il me paraît être une étape, et non une finalité en soi1. Il manque deux dimensions, qui pour moi sont essentielles, à cet enseignement de philosophie : il me semble tout d'abord qu'il ne suffit pas d'être capable de se forger une pensée autonome, mais qu'il faut savoir l'exposer à d'autres. En effet, être un citoyen, c'est être un être social qui est conduit à devoir, non seulement avoir un jugement autonome, mais à se confronter avec d'autres pour prendre des décisions collectives. Enfin, ces décisions collectives sont inscrites dans un contexte et produisent des conséquences sur des situations concrètes : elles sont donc tournées vers l'action pratique.

J'ai donc essayé, une fois déterminé cette finalité, de mettre en place des modes du philosopher en classe qui permettent de l'approcher. Bien que le débat philosophique puisse en constituer une modalité, ce n'est pas celle que j'ai privilégiée, pour différentes raisons. En particulier parce que le débat conduit à devoir mettre en place un certain nombre de procédures et qu'il suppose une réelle organisation. Par exemple, dans la méthode du "colloque des philosophes"2, il faut que les élèves aient préparé en amont le débat, pour que celui-ci ne se limite pas à des opinions peu informées sur un sujet mal maîtrisé. Je désirais ne pas être stressée dans ma pratique par la gestion d'un dispositif trop rigide, et laisser une assez grande place à une improvisation maîtrisée.

Je suis parvenue à mettre en place un dispositif qui me convienne, dont je vais présenter les grandes lignes. Il ne s'agit pas d'un protocole que je suis de manière stricte. Au contraire, en fonction des sujets, j'adopte des variations, comme je vais le montrer. Je vais également essayer de souligner les avantages, comme les limites cette approche.

I) Le choix du sujet

Concernant le choix des sujets traités, j'ai essayé de tenir ensemble plusieurs réquisits. Tout d'abord, il me semblait que les élèves sont plus intéressés et interpellés s'ils ne sont pas dans une simple position de consommateurs, s'ils choisissent les sujets eux-mêmes3. Partir de sujets proposés par les élèves avait en outre l'avantage de partir des élèves, de les prendre là où ils étaient. Cela me permettait par exemple d'avoir une idée de ce qui retenait leur attention dans la société. Cette option conduisait en outre d'emblée à situer le point de départ de l'activité philosophique dans la société. En effet, l'une de mes craintes, c'est que les élèves, après avoir étudié la philosophie en terminale, ne saisissent que peu le rapport entre celle-ci et le reste de la réalité, et en particulier les expériences qu'ils vivent. Le second élément, c'est qu'il s'agissait pour moi, néanmoins, de mettre en lien ce qui était fait durant cette heure en demi-groupe, et l'objectif le plus immédiat, à savoir les épreuves du baccalauréat.

Je demandais donc aux élèves, en début de la séance, qu'ils proposent des sujets. Les élèves sont apparus au début assez timides face à cette initiative. Il s'ensuivait parfois un long moment de silence, et souvent les premières propositions étaient modestes, voire exprimaient un sentiment d'illégitimité avec des formulations du type : "On a peut-être une idée de sujet, mais..." ou "On a le droit de proposer ?"... Pour les aider à vaincre leur timidité, je leur fournissais une liste de sujets tombés au baccalauréat auparavant, et de choisir parmi celle-ci. Par la suite, je les ai encore encouragés à proposer eux-mêmes leurs thématiques, et puis je disais aux autres groupes les sujets que j'avais déjà traités par ailleurs. Ainsi, parmi les thématiques proposées par les élèves, on trouve: la fin du monde (à l'approche du 21 décembre 2012), l'usage de drogues, la guerre (après l'intervention de la France au Mali), le mariage pour tous... Lorsque plusieurs sujets étaient proposés, j'ai fait voter et restait celui qui avait obtenu le plus de suffrages.

Néanmoins, il m'arrivait également de proposer des sujets parce que je pensais qu'ils pouvaient être intéressants pour eux de les traiter en vue du baccalauréat, ou de manière générale en tant que futurs citoyens ou salariés : communication et manipulation, violence et travail, violence scolaire (suite à une agression d'un enseignant survenue dans le lycée), argent et bonheur...

II) Sujet de baccalauréat et situation-problème

Cependant, une fois la thématique déterminée par les élèves, je montrais dans quelle partie du programme elle s'insérait. Par exemple, "le mariage pour tous" peut renvoyer à la question du rapport entre nature/culture ou à celle de droit et justice. Si possible, je proposais un sujet de dissertation type bac dans lequel la thématique pouvait être traitée : par exemple "la fin du monde" - L'histoire a-t-elle une fin ? - ou "les drogues" - Peut-on rechercher le bonheur dans l'illusion ?

Pour les rendre plus attentifs à la possibilité de recourir à la réflexion philosophique dans leur vie future de citoyen ou de travailleur, j'ai essayé de les confronter à des situations-problèmes4. Par exemple, face à un sujet portant sur l'expérimentation sur le vivant, je leur proposais d'imaginer qu'ils étaient membres d'un comité local d'éthique dans un hôpital, en tant que représentants d'une association d'usagers, et qu'ils devaient décider si un médicament devait être testé sur des êtres humains.

Dans le cadre du traitement d'un sujet de baccalauréat : "La nature a-t-elle des droits ?", je commençais par leur demander des exemples dans lesquels on pourrait se poser une telle question. Ils me citèrent différents exemples de dégradation environnementale possible. Je leur demandais d'en choisir un sur lequel ils voudraient réfléchir. Ils optèrent pour "la déforestation". Je les invitais alors à imaginer qu'ils sont membres du conseil d'administration d'une entreprise qui a le projet d'aller réaliser une plantation d'huile de palme en Asie du Sud-Est. Je leur demandais de m'expliquer ce qu'est un Conseil d'administration et qui le compose. Je leur précisais qu'en sont membres des actionnaires, des représentants du personnel, qu'il peut y avoir des administrateurs indépendants (dans ce cas, je leur dis qu'en fait partie une Ong humanitaire et une autre environnementale).

Avant de commencer la phase d'argumentation, je m'assurais que chacun avait compris le sujet. Pour cela, je leur demandais de me préciser le sens de certains mots-clés Si par exemple il s'agissait d'un travail sur l'euthanasie, je m'assurais qu'ils distinguent bien entre suicide et euthanasie par exemple.

III) Ouvrir à l'argumentation

Dans les copies des élèves, j'avais remarqué entre autres deux difficultés. La première, c'est leur tendance à avoir du mal à restituer la logique de l'argumentation de positions qui n'étaient pas les leurs, en adoptant une démarche compréhensive interne, et non un jugement normatif externe. Une seconde difficulté pour eux provient du lien entre les arguments du sens commun ordinaire qu'ils peuvent produire par eux-mêmes, et les positions proprement philosophiques.

Je commençais par diviser le tableau en deux colonnes et je leur demandais de me trouver à l'oral des arguments "pour" et des arguments "contre" sur une question donnée. Par exemple, il s'agissait de trouver des arguments qui permettent de défendre le projet d'une exploitation d'huile de palme et ceux qui s'y opposent. Contrairement à une situation de débat, mon objectif ici est de favoriser le développement de deux qualités : la première consiste dans la recherche collective et coopérative autour d'un problème ; la seconde est de conduire les élèves à se décentrer par rapport à leurs positions personnelles. Par exemple, il arrivait parfois qu'une colonne reste vide. Dans ce cas, je leur demandais de faire un effort pour la remplir.

Il arrivait également qu'au cours de cette phase de recherche d'arguments, certains élèves s'opposent et commencent à argumenter les uns contre les autres. Dans ce cas, je laissais se développer le débat, j'organisais la distribution de la parole, mais je prenais également l'initiative de sortir du débat si celui-ci me semblait s'enliser.

Le second élément important durant cette phase, c'est qu'à chaque fois que les élèves proposaient un argument, je leur demandais à quel philosophe ou courant philosophique, que nous avions vu par ailleurs en cours, il pouvait être rattaché. Par exemple, l'argument selon lequel il est possible d'ouvrir cette exploitation d'huile de palme si elle rapporte de l'argent, je le qualifiais d'argument utilitariste économique, et je le référais à Adam Smith. Si par exemple les élèves évoquaient les conditions de travail des employés et leur salaire, je référais cet argument à Marx et j'en profitais pour donner une rapide précision sur le lien entre syndicalisme et lutte des classes par exemple. Si le philosophe n'avait pas été vu en cours, je donnais quelques explications sans toutefois m'appesantir.

Je notais les arguments et les auteurs sur le tableau, que les élèves recopiaient eux aussi au fur et à mesure de l'avancée du travail collectif.

IV) Problématiser, conceptualiser et organiser les idées

Une fois cette phase effectuée, il aurait été sans doute intéressant de parvenir à former les élèves aux techniques de prise de décision en vue d'un consensus, pour qu'ils apprennent à trancher une question collectivement autrement qu'en faisant intervenir le vote. Mais ce genre de prise de décision demande du temps. J'ai néanmoins tenté des expériences en ce sens. En début de séance, j'effectuais un vote indicatif pour estimer la polarisation des opinions sur un sujet. A la fin de la séquence de recherche d'arguments, je leur demandais de nouveau leur avis pour déterminer s'il y avait eu des changements. Je demandais alors à ceux qui le souhaitaient d'expliquer les raisons de leur position. Je proposais alors d'essayer de trouver des propositions visant à rapprocher les points de vue, qui puissent satisfaire les parties opposées.

Mais le plus souvent, à l'issue de la séquence de recherche d'arguments, je leur proposais de dégager un problème philosophique. Pour cela, je leur demandais de choisir dans les deux colonnes du tableau les deux arguments qui leur semblaient les plus importants et de construire un problème philosophique à partir de cela. Par exemple, si lors d'un sujet sur l'expérimentation sur le vivant, ils estimaient que les deux arguments les plus importants étaient d'une part "le développement du progrès scientifique" et de l'autre "le respect de la personne humaine", alors le problème à formuler pouvait être le suivant: "L'expérimentation sur le vivant doit-elle privilégier avant tout le progrès de la science ou le respect de la personne humaine ?".

Enfin, dernière étape, je leur proposais d'imaginer qu'à la fin du débat ils devaient rédiger un rapport dans lequel ils rendent compte de l'ensemble du débat et où, en conclusion, ils proposent leurs préconisations concernant ce problème. Je leur précisais qu'il n'y avait pas de différence de nature entre rédiger un tel rapport et rédiger une dissertation de philosophie. Par exemple, pour l'introduction, ils pouvaient partir de l'accroche de la situation-problème: "Il peut arriver que pour sauver des êtres humains, nous soyons conduit à expérimenter sur des animaux. Une telle situation peut nous amener à nous demander si la nature a des droits". Dans le deuxième paragraphe, ils devaient expliciter les termes du sujet: "La nature comprend aussi bien les minéraux, les végétaux que les animaux. Néanmoins, le statut de l'être humain est plus complexe : il semble à la fois être un animal et avoir rompu avec la nature". A partir de là, ils pouvaient introduire le problème philosophique construit lors de la précédente séquence : "La nature dans son ensemble peut-elle être considérée comme un sujet de droit, ou seul l'être humain est-il sujet de droit ?". Les deux colonnes du tableau permettaient de construire un plan en deux ou trois parties: I- Thèse A, II- Réfutation, III- Thèse B, ou I-Thèse A, - transition, II-Thèse B, transition, III- Thèse C : Conciliation.

La rédaction du rapport sous forme de plan détaillé (voire rédigé dans son intégralité) peut être donnée comme devoir à la maison en philosophie, ou comme évaluation pour le trimestre en Ecjs.

Conclusion

Les principales étapes de la mise en activité proposée sont donc les suivantes :

  • choix de la thématique ou du sujet, mise en situation et vérification de la compréhension par les élèves du sujet et de la situation ;
  • recherche collective d'arguments dialectiques et mise en lien avec des positions philosophiques ; 3- détermination d'un problème philosophique ;
  • Élaboration d'un rapport écrit faisant la synthèse du débat, et comprenant à la fin les préconisations personnelles de l'auteur du rapport.

Les éléments positifs que j'ai tirés de ces expérimentations, relativement au cours en classe entière alternant phases dialoguées et synthèses dictées, sont les suivants. Tout d'abord, j'ai pu constater que certains élèves, qui ne parlaient pas habituellement et qui avaient des difficultés à l'écrit, se sont immédiatement impliqués dans un travail collectif oral qui part de situations concrètes. Il me semble que cette méthode permet de travailler des points faibles de l'enseignement en France : faiblesse de la participation orale, passivité des élèves liée au fait que les thématiques sont proposées par le programme ou l'enseignant, manque d'habitude d'exprimer un avis personnel publiquement et de l'argumenter devant d'autres... Ce que me confirma une élève en me disant à la fin d'une séance : "On n'a pas l'habitude dans les autres cours. Alors que j'ai été un an au Canada et que tous les cours étaient comme cela". Dans une des classes, les élèves me demandèrent si l'on ne pouvait pas procéder de cette manière-là pour tous les cours de philosophie et me dirent qu'ils avaient le sentiment de mieux comprendre. Il me semble de manière générale que ces séances ont contribué à faire changer positivement le regard des élèves sur la discipline enseignée.

Les limites de cette méthode tiennent tout d'abord au fait que je n'ai pas pu évaluer son impact sur les résultats des élèves dans les exercices de type bac. Il est probable en outre, que pour qu'une telle méthode puisse se substituer à des cours magistraux, il faudrait que la prise de note soit plus encadrée, avec la mise en place de synthèses récapitulatives ou la reprise systématique sous forme de correction en cours du rapport rédigé à la maison. La difficulté provient également du fait que certains élèves sont très inhibés à l'oral : ce qui induit des inégalités importantes dans la participation orale. Enfin, plus les membres du groupe sont nombreux, plus se posent des difficultés de prise en charge de la totalité des élèves dans le cadre d'un travail oral collectif.


(1) Je rejoins sur ce point les analyses de Michel Tozzi : "Une approche par compétences en philosophie ?", Rue Descartes 1/2012 (n° 73), pp. 22-51.

(2) Nicole Grataloup, "Une forme de débat oral en classe : le colloque des philosophes", Côté-Philo, n°6, 2005.

(3) Cette conviction n'est pas d'une grande originalité. En effet, elle est énoncée par exemple par Freinet: Freinet Célestin, "Les invariants pédagogiques", Bibliothèque de l'école moderne, n°25, 1964. Desautels Luc, Le cours de philosophie éthique propre au programme au collégial, Rapport de recherche, 2004. Disponible sur :
http://www2.cegep-lanaudiere.qc.ca/Repertoire/000288/Fichiers/ldrapportfinal.pdf

(4) Fabre Michel, "Pensée pédagogique et modèles philosophiques: le cas de la situation problème", Revue française de pédagogie, n°120, 1997, pp.49-58.

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