Revue

Valeur de la discussion et discussion sur les valeurs : enseigner la morale, le civisme et la laïcité par le débat philosophique dans l'École de la République

Pour approfondir la réflexion sur les enjeux et les problèmes soulevés par l'enseignement de la morale dans l'École de la République, il peut être utile de réfléchir sur l'apport actuel des discussions philosophiques aux élèves qui apprennent l'éducation morale, civique et laïque.

Ce texte commencera par tracer un rapide bilan de certaines pratiques dans l'enseignement de l'Instruction civique et morale des programmes actuels, en l'abordant à travers le moyen des discussions philosophiques. Il examinera dans un deuxième moment un obstacle idéologique posant le problème de la valeur de la discussion. Il s'interrogera dans un dernier temps sur la spécificité de l'enseignement d'une morale civique et laïque.

Ces quelques réflexions s'appuient sur un travail de formation des enseignants aux débats philosophiques mené depuis une dizaine d'années en formation initiale et en formation continue, qui tente de promouvoir une pratique de "discussion à visée philosophique" qui est la suivante :

  • Partir d'une oeuvre de littérature de jeunesse étudiée en profondeur pour elle-même, et non comme prétexte, même si elle a été choisie pour un lien possible avec une des notions du programme d'Instruction civique et morale (ICM) ;
  • Animer une discussion réflexive autour de cette notion civique ou morale, après une nécessaire préparation philosophique préalable du débat par l'enseignant-e. Il peut être utile pour cela de distribuer une bibliographie thématique d'oeuvres de littérature jeunesse classées par axes thématiques en rapport avec les notions d'ICM et comportant des indications pour une préparation philosophique préalable aux débats.
  • Par ailleurs, si d'autres modes d'animation des DVP sont aussi évoqués en formation, la forme proposée par la pédagogie institutionnelle est ici privilégiée dans les débats, pour la relation intime qu'elle introduit entre le contenu débattu et une pratique effective et responsabilisante des élèves dans la classe.

I) Quelques constats sur l'enseignement actuel de l'Instruction civique et morale par le biais de discussions à visée philosophique (DVP)

A) Sur la pratique effective des discussions à visée philosophique (DVP) dans les classes

1) Beaucoup d'enseignant-e-s sont séduit-e-s par les DVP pour le travail des "compétences transversales" auxquelles elles invitent (car dans le débat on travaille l'expressivité, la langue, l'argumentation, les échanges, l'interlocution, l'estime de soi, la citoyenneté...). Sans doute pour de très bonnes raisons, certes, mais aussi parfois parce que l'enseignant-e peut avoir l'impression qu'il n'est guère besoin de formation importante pour animer ces débats (position en retrait, attitude bienveillante...). Bref, une attitude passive du maître ou de la maîtresse qui intervient peu, ce qui peut aussi parfois permettre, tout au souci de solliciter l'expression libre des élèves, d'éviter de changer une pratique quotidienne d'enseignement plus directive mise momentanément entre parenthèses. Se lancer en revanche dans une pratique qui suppose une action réelle de l'enseignant-e, comme l'enseignement de notions civiques ou morales, ou la mise en pratique des dispositifs de pédagogie institutionnelle, demande plus d'efforts préalables, et aussi davantage de remise en cause individuelle sur le long terme.

2) On ne rencontre encore que trop peu d'enseignant-e-s intéressé-e-s par les DVP qui s'attachent à faire le lien avec le détail des programmes de l'Éducation Nationale. Parce que cela suppose, là encore, un réel travail en amont qui peut légitimement décourager les non-familiers d'une pratique nouvelle ; et aussi parce qu'on peut être été tenté de croire que la force novatrice des DVP s'apparente nécessairement à un acte de résistance clandestin qui ne peut s'accommoder d'aucun souci "impur" pour les programmes officiels.

3) Une minorité seulement de DVP en primaire semble axée sur des enjeux culturels ou de transmission (transmission qui n'est pas forcément une relation dogmatique, car elle peut se faire avec la participation des élèves à travers la pratique du débat).

B) Sur la pratique effective de l'enseignement de certains contenus culturels dans les classes :

1) Le nombre d'enseignant-e-s qui trouvent aujourd'hui le temps d'enseigner dans les classes des oeuvres de littérature jeunesse (LJ) semble avoir beaucoup baissé depuis les programmes 2008, qui ont posé d'autres priorités. Ou parfois l'étude des oeuvres se fait rapidement, sans prendre toujours le temps d'un réel débat interprétatif a posteriori, essentiellement à cause de la charge accrue apportée par les derniers programmes.

Par ailleurs, quand des textes littéraires sont évoqués à l'occasion des DVP, ils arrive fréquemment qu'ils soient sollicités comme de simples prétextes, peu étudiés pour eux-mêmes et vite oubliés pour lancer une DVP.

2) Peu d'enseignant-e-s lancent leurs élèves dans l'apprentissage de l'instruction civique et morale (ICM).

Les causes généralement invoquées sont :

  • le manque de temps, surtout depuis que la demi-heure hebdomadaire de débat réglé promue par les programmes 2002 a disparu ;
  • le sentiment d'incapacité à enseigner l'ICM, donc le constat d'un manque de formation ;
  • la peur de la moralisation, comme c'était le cas pour les leçons de morale et l'apprentissage des maximes de l'ancien temps ;
  • la peur de conflits avec les élèves dans des débats incertains portant sur le bien et le mal ;
  • la réduction fréquente de l'ICM actuelle, quand on l'enseigne, aux connaissances historiques et institutionnelles (et donc l'occultation du "programme" de notions morales et civiques assez complet et plutôt intéressant proposé par l'annexe de la circulaire 2011-131 sur l'ICM du 25 août 20111);

3) Au collège/lycée, les heures normalement consacrées à la vie de classe, qui pourraient être le lieu de discussions autour d'enjeux de citoyenneté, menées par des animateurs/trices ou des élèves formé-e-s, sont trop fréquemment consacrées à une simple transmission unilatérale d'informations factuelles de la part de l'administration.

4) Un nombre non négligeable de pratiques de DVP ne débouchent pas sur de réelles synthèses récapitulatives, ni sur des traces écrites, conservées pour la mémoire de la classe par les élèves.

II) "Éducation morale" ou "instruction morale" : quelle valeur pour la discussion à l'école ?

Cette polémique, dans sa radicalité, n'aide pas toujours à poser clairement le problème des discussions philosophiques à l'école, ni celui de l'enseignement de la morale.

A) un obstacle double

Une crispation idéologique survient régulièrement dans le débat qui oppose l'instruction à l'éducation, et la confrontation est trop souvent posée en termes polémiques, ce qui constitue un frein qui n'aide pas à poser clairement le problème de l'enseignement de la morale dans les classes, mais pose en revanche la question de la valeur des discussions philosophiques à l'école.

1) Repenser une alternative trop polémique

==> D'un côté la priorité, donnée par les contempteurs des DVP, aux contenus d'instruction, mais qui parfois hélas négligent d'instruire les libertés.

Il ne suffit pas en effet de transmettre ex cathedra à des élèves passifs des connaissances ou des textes de la tradition philosophique, pour leur permettre ipso facto d'en tirer des conséquences immédiates sur les pratiques qui donnent sens à leur vie.

D'où s'ensuivent deux conséquences de cette position : le refus de lancer leur classe dans un échange dialogué autour des valeurs morales, dans l'idée que ces valeurs doivent faire l'objet d'une transmission magistrale, et non d'une discussion collective. Toute velléité de débattre doit alors céder la place à une longue instruction imperméable à tout échange avec les élèves.

Deuxième conséquence, l'assimilation de toute discussion avec les élèves à un simple échange d'opinions, sans valeur véritable, car prématuré.

==> D'un autre côté la mise en avant, par les adeptes des DVP, de formes pédagogiques émancipatrices, mais qui parfois hélas s'émancipent de l'exigence d'instruction.

Il ne suffit pas en effet de faire discuter les élèves pour leur donner une réflexion instruite sur les valeurs morales et républicaines. Il est des aspects historiques, des connaissances factuelles, des distinctions et des questionnements philosophiques par lesquels il faut nécessairement passer pour saisir les enjeux et les problèmes soulevés par ces notions.

D'où s'ensuivent également deux conséquences : le refus d'enseigner positivement des valeurs morales, toute tentative d'éducation à la morale étant interprétée comme une tentative d'endoctrinement dogmatique et moralisateur.

Deuxième conséquence, l'assimilation de la discussion philosophique à l'expression spontanée et successive de l'opinion de chacun, devant laquelle l'enseignant doit se garder de toute forme d'intervention qui en dénaturerait l'authenticité sacralisée.

2) De ce double obstacle découle ainsi un accueil fort disparate des DVP dans les classes.

Ces deux positions extrêmes aboutissent en conséquence à des pratiques de classes qui peuvent paraître bien éloignées :

  • des débats d'opinion animés sans réel souci de les lier avec des contenus culturels (LJ, réflexion philosophique, valeurs morales et civiques, savoirs scientifiques requis dans le débat, écrit...) ;
  • un refus global de pratiquer des débats, dans la défense parfois crispée d'une transmission qui idéalise l'école du passé et qui laisse hélas de côté toutes les formes de participation active des élèves à leur propre instruction.

B) On peut en revanche considérer que les DVP, tout spécialement dans un contexte scolaire, sont en droit de transmettre des contenus culturels ou de s'articuler avec eux.

1) Que peuvent transmettre des discussions à visée philosophique ?

Le point de vue développé ici considère qu'il est légitime d'envisager la pratique des DVP non seulement dans une finalité éducative liée aux compétences transversales, mais tout autant dans celle d'une transmission à visée d'instruction des élèves. Que s'agit-il alors de transmettre dans ces discussions ?

  • des concepts philosophiques et des distinctions conceptuelles élémentaires ;
  • des notions morales et politiques adaptées au niveau et à la réflexion des élèves ;
  • le recours à des valeurs républicaines et démocratiques ;
  • des savoirs extérieurs factuels ou scientifiques régulièrement requis dans les discussions ;
  • la confrontation avec des textes littéraires forts, qui "résistent", comme le disait Paul Valéry (in Variété. "Sur Phèdre femme", p. 499 sqq et "Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé" p. 644 sqq, Pleiade Gallimard ) : oeuvres de littérature jeunesse, contes, mythes, fables... Cette rencontre directe et approfondie avec des oeuvres du patrimoine culturel est une richesse dont les DVP ne peuvent faire l'économie ;
  • l'occasion de rencontrer sur certaines questions des oeuvres artistiques au fort pouvoir culturel et symbolique...

2) Faut-il "instruire" ou "éduquer" aux principes de la morale, du civisme et de la laïcité ?

En premier lieu, il y a une spécificité de l'enseignement de la morale dans une démocratie républicaine

Nous allons examiner en quoi l'école a besoin d'une éducation morale qui instruise et d'une instruction morale qui éduque.

==> Comment enseigner les valeurs dans une République démocratique ?

L'accent démocratique porté sur l'école tend à insister sur l'éducation au sens strict, c'est à dire l'acquisition de pratiques et de manières d'être qui impliquent certaines valeurs.

De son côté, l'accent républicain porté sur l'école tend lui à insister sur l'instruction et sur la transmission de savoirs.

Dans un contexte républicain et démocratique, un enseignement moral et civique se doit donc de concilier ces deux exigences. Il doit se tourner vers la construction nécessaire de la réflexion critique des futur-e-s citoyen-ne-s, appuyée sur des savoirs.

D'un côté les valeurs ne peuvent être imposées de manière unilatéralement magistrale, car la démocratie repose sur l'accord de tou-te-s et la vertu personnelle de chacun-e de ses citoyen-ne-s. Elles ne peuvent non plus être l'objet de débats relativistes où toutes les valeurs sont mises sur le même plan. L'enseignement des valeurs en démocratie républicaine repose donc tout d'abord sur l'instruction des conditions historiques et institutionnelles qui ont amené un peuple à se donner des valeurs de référence, mais aussi -c'est la part de démocratie de la République- sur la discussion qui progresse constamment vers les idéaux que forment ces valeurs, en les soumettant à la confrontation critique et contradictoire de la collectivité en débat, afin d'en éprouver l'exigence.

==> Le lien indissoluble entre le dialogue démocratique et l'enseignement des valeurs républicaines.

Transmettre les valeurs de liberté, d'égalité de fraternité et de laïcité qui traversent la vie et la société, c'est réfléchir, dans une discussion où s'exprime une liberté d'expression démocratique, aux questions soulevées par l'exigence de ces valeurs républicaines, ainsi que sur la difficulté de leur réalisation concrète dans le monde ; c'est apprendre d'un point de vue critique et par le dialogue, en quoi ces valeurs restent des exigences de chaque instant, dont il convient d'abord de connaître la raison avant que de soumettre ensuite à la critique leur difficile application dans la réalité.

C'est pourquoi le dialogue, par sa vertu démocratique délibérative, est intimement lié à l'enseignement d'une morale instruite des valeurs républicaines. Cet enseignement moral doit à la fois être une instruction (transmission de connaissances sur les valeurs et appui sur des oeuvres culturelles) ainsi qu'une éducation (invitation à la mise en pratique de ces valeurs, dans la vie personnelle et d'abord au sein de la classe -la pédagogie coopérative ou institutionnelle en est un bon exemple).

Les discussions à visée philosophique, articulées à cette double exigence de transmission et d'éducation, semblent constituer un moyen privilégié pour l'instruction et l'éducation morales.

En deuxième lieu, sur un plan historique, il est intéressant de remarquer comment l'interrogation sur "la vie heureuse" est conjointement constitutive, dès leur commune naissance dans la Grèce antique, de l'essence de la philosophie comme de celle de la démocratie.

En troisième lieu, la philosophie est effectivement animée, dès son origine grecque, par une double préoccupation pour la "vie heureuse" : celle d'une instruction à un savoir émancipateur et celle d'une éducation visant la mise en pratique des principes de ce savoir dans un genre de vie qui les met à l'épreuve.

Par ailleurs, les valeurs dans une démocratie sont l'occasion de débats entre les citoyens qui discutent régulièrement de leur application dans la réalité sociale.

L'enseignement de la morale à l'école gagnerait ainsi en liant le questionnement philosophique sur la vie bonne pour l'individu et le questionnement moral et civique sur la vie bonne dans la société, afin d'éveiller et de prolonger chez les futurs citoyens une réflexion portant sur les valeurs humaines, individuelles et sociales.

Enfin, les conflits entre les valeurs morales et civiques rendent indispensable une réflexion critique dans une discussion philosophique pour leur enseignement.

Il ne s'agit évidemment pas de fournir ici la définition unique de ce que serait une vie heureuse ni d'inculquer les notions du Bien et du Mal comme des savoirs constitués, en incitant à un comportementalisme moralisateur qui n'aurait plus rien de philosophique. Mais bien d'inviter les élèves à une réflexion philosophique qui sache problématiser des valeurs, car les valeurs rentrent toujours nécessairement en conflit entre elles. C'est alors seulement, à partir de cette discussion commune réflexive, que peut commencer à se former le jugement moral chez l'enfant. On peut citer quelques-uns de ces conflits de valeur,qui interdisent tout prêche moralisateur. Par exemple :

  • liberté/égalité ;
  • liberté/propriété ;
  • liberté/autorité ;
  • autonomie/coopération ;
  • autorité/émancipation
  • égalité/équité ;
  • citoyenneté/"vivre ensemble" ;
  • bien individuel/bien commun ;
  • éthique/responsabilité ;
  • égalité des sexes/mixité scolaire;
  • penser par soi-même/confrontation avec la pensée des autres ;
  • vérité/certitude ;
  • culture commune/culture générale ;
  • laïcité/neutralité ;
  • laïcité/tolérance, etc.

Ce sont ces dilemmes cruciaux posés par les "conflits de valeurs" qui rendent parfois si délicate l'application concrète de ces valeurs, conçues comme des idées régulatrices, des horizons de l'action. Ces antinomies essentielles interdisent toute "moralisation" et renvoient toujours en conséquence à un débat nécessaire où la réflexion personnelle s'enrichit et se construit dans la confrontation dialectique avec celle des autres. Ne pas aborder l'enjeu de ces conflits dialectiques entre les valeurs, c'est s'interdire définitivement toute réflexion sur ces mêmes valeurs, irréductibles à tout catéchisme comportemental.

Si elle veut éviter l'écueil de l'endoctrinement des coeurs, il revient donc à la République démocratique, dans l'enseignement de la morale, d'accorder sa pleine confiance à l'évolution personnelle de la raison des futur-e-s citoyen-ne-s lors des débats : ils/elles auront pu s'attacher durant leur scolarité, lors des discussions philosophiques menées en classe, à une éducation construisant et instruisant les notions civiques et morales d'intérêt général, de coopération, de liberté, d'égalité, de Bien et de Mal, de responsabilité, de mixité, de laïcité...

On peut d'ailleurs noter que l'apprentissage des notions de Bien et de Mal, ainsi que d'autres valeurs morales et civiques, fait déjà partie du "programme" d'instruction civique et morale depuis la circulaire du 25 août 20112.

3) Spécificité des "DVP scolaires".

Certes, les DVP peuvent tout à fait ne pas avoir une finalité d'instruction, et le travail de l'enseignant-e peut viser simplement et légitimement le soutien de l'estime de soi, de l'expression, de l'interlocution ou des échanges citoyens.

Toutefois, on peut néanmoins noter que dans les classes, l'exigence philosophique des DVP devrait retrouver naturellement le souci du développement des qualités énumérées ci-dessus, qui lui sont consubstantielles. Certes l'accent qui y est porté est un peu moins central dans le cadre scolaire, mais comment l'animateur/trice d'une discussion philosophique peut-il/elle envisager une DVP sans se sentir également obligé-e de développer la confiance en soi, la libre prise de parole, la coopération entre les élèves ?

En revanche, il convient maintenant de dégager la caractéristique des DVP qui se déroulent dans le cadre scolaire : elles poursuivent aussi une finalité d'instruction, en articulant les débats avec des contenus culturels. Quel est donc alors cet apport des DVP en termes de transmission ?

La dimension de transmission ou d'instruction liée à la pratique des DVP pourrait être déclinée ainsi :

  • travail de formes de questionnement, de conceptualisation et de distinction de termes, de formes d'argumentation ;
  • recours à l'écrit durant les DVP, à plusieurs moments de cette pratique (initial, intermédiaire, de synthèse) ;
  • travail de notions philosophiques de morale et de politique, adapté au niveau des élèves, bien sûr ;
  • réflexion critique autour des maximes et des adages du programmes d'ICM, qui ne peuvent jamais se dispenser comme tels, sans une réflexion philosophique en débat qui en éclaire le sens et surtout les limites3;
  • recours à des connaissances générales (sciences, droit et législation, histoire, information générale vérifiée...) régulièrement requises dans le traitement des questions philosophiques pour trancher des questions de fait suscitées par leur ignorance ;
  • étude d'oeuvres de Littérature Jeunesse du patrimoine, consistantes et à forte puissance symbolique et culturelle comme préalable aux DVP. La crainte de la moralisation, si souvent redoutée dans l'ICM, est souvent justifiée dès qu'on aborde les fables, les contes, les mythes ou les oeuvres littéraires trop superficiellement, comme de simples prétextes, afin de se lancer précocement dans une DVP. Si en revanche on accepte de se livrer à un véritable travail littéraire sur la compréhension et l'interprétation qui prenne le texte culturel au sérieux, on se rend alors compte que toute "leçon de morale" univoque qu'on tire rapidement, d'une fable de la Fontaine, par exemple, ne peut être bien souvent que simplificatrice, voire à contre-sens de ce qu'un examen plus minutieux de la richesse du texte incite à découvrir. Ce qui permet à la DVP qui s'ensuit de démarrer immédiatement sur des bases complexes ;
  • transmission de valeurs démocratiques et républicaines. Ce qui ne peut s'accomplir, on l'a vu plus haut, de manière dogmatique et imposée passivement aux élèves, puisque, par définition dans une République démocratique, il est toujours fait appel à la Raison critique des (futur-e-s) citoyen-ne-s, donc à une discussion autour de valeurs idéales (Liberté, Égalité, Fraternité, Laïcité, Mixité, Savoir, Culture), qui sont comme autant d'exigences qui éclairent les conflits de valeurs et l'insatisfaction résultant de leur réalisation nécessairement imparfaite dans la réalité ;
  • transmission de pratiques de classe qui donnent des exemples concrets de mise en application de ces valeurs républicaines de coopération, de rapport à l'autorité, de sens de la sanction, de l'intelligence de l'intérêt général, de respect de l'égalité des sexes...

Une DVP dans un cadre scolaire doit faire ainsi toujours l'objet d'une préparation préalable, comme le requiert n'importe quel cours, ce qui suppose de la part de l'enseignant-e des recherches et une réflexion préalables pour pouvoir poser correctement le problème avec ses élèves. Ces préparations concernent l'approfondissement pour soi de la question posée, une réflexion philosophique critique sur les notions morales et civiques évoquées en cours, l'étude littéraire serrée des oeuvres littéraires choisies pour leur rapport avec le sujet choisi, l'anticipation des questions des élèves, des grandes positions possibles face au problème posé, les grandes distinctions conceptuelles et les grandes réponses qui pourront être évoquées, les connaissances qui peuvent être requises pour évacuer les problèmes factuels qui se présenteraient dans la discussion... De plus en plus d'ouvrages d'accès aisé pour des non-spécialistes se développent dans ce sens5.

III) Quelles leçons tirer de ce qui précède pour l'enseignement d'une "morale laïque" ?

A) Dans la formation des futur-e-s enseignant-e-s :

1) Œuvrer pour une formation philosophique minimale des futurs enseignant-e-s, dans le but de former non seulement à la conduite philosophique des débats, mais aussi à l'exigence philosophique plus générale qu'on peut attendre des élèves.

Ce qui conduit à restaurer pour la philosophie une place bien moins réduite dans la formation initiale et continue des futur-e-s enseignant-e-s où, confinée dans la case souvent étriquée de la "déontologie du fonctionnaire", elle regrette de ne pouvoir avoir la possibilité de dispenser une réelle culture philosophique, épistémologique, morale et politique.

2) Œuvrer pour une formation morale minimale des futurs enseignant-e-s à travers l'enseignement philosophique des valeurs de la République et de l'École : si l'institution souhaite supprimer les réserves des enseignant-e-s qui appréhendent l'éducation morale, il semble indispensable de les préparer, dès leur formation initiale, à une réflexion sur l'articulation particulière que la République fait de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, dans le cadre de la laïcité. Ainsi que de les aider à mettre un accent privilégié sur le double rapport au savoir et à la culture, qui forment les deux valeurs fondamentales de l'École.

La formation des futur-e-s enseignant-e-s à un enseignement moral, civique et laïque pourrait ainsi réfléchir sur la liberté de l'acte moral, sur l'égalité politique des libertés entre elles que suppose la conscience civique, sur la fraternité exigeante que fonde une laïcité bien comprise. Cette référence aux valeurs ne doit plus pouvoir être réduite au voeu pieux qu'on cite comme une proclamation abstraite, en exergue de tous les en-têtes des discours sur les valeurs, mais qui est hélas bien trop rapidement oubliée pour un traitement quasi exclusivement réglementaire des problèmes scolaires.

3) Remettre en chantier l'épreuve "Agir en fonctionnaire de l'État, de façon éthique et responsable", proposée actuellement aux concours de recrutement des professeur-e-s d'école, de collège et de lycée, car elle ne semble en effet que très marginalement pouvoir donner lieu à un travail réflexif réellement formateur sur les valeurs de la République et de l'École.

Cette épreuve n'évoque souvent en effet le thème des valeurs civiques que de manière secondaire, comme un alibi liminaire, mais évacue ensuite de fait toute analyse de la complexité de leur application concrète dans la pratique professionnelle, se limitant trop souvent à des aspects réglementaires, institutionnels ou de déontologie professionnelle. Ces aspects ne sont certes pas négligeables, mais un répertoire de réponses attendues ne peut se substituer à une réflexion critique et approfondie sur les conflits qu'engagent entre elles ces mêmes valeurs, à l'oeuvre dans les situations pratiques étudiées.

Les "sujets zéro" de 2010 pour cette épreuve, ainsi que certaines questions encore posées récemment aux derniers concours, semblaient, et semblent encore, étonnamment privilégier l'incitation aux vertus de délation ou d'obéissance aveugle plus qu'à l'encouragement des qualités de réflexion philosophique, de coopération, d'esprit d'équipe ou de conscience de l'intérêt général...4.

B) Dans la manière de former aux DVP qui se déroulent dans un cadre scolaire :

1) Promouvoir une préparation philosophique systématique de toute discussion à visée philosophique sur les valeurs. Il existe de bons ouvrages qui peuvent permettre à des enseignants déjà sensibilisés de trouver un accompagnement simple et utile pour leur préparation des DVP5.

2) Chercher à appuyer plus systématiquement les DVP sur les programmes, afin de montrer que les DVP sont parfaitement compatibles, d'un côté avec les "compétences" requises pour les élèves (socle commun, compétences transversales), de l'autre avec des contenus "scolaires" : un "programme" philosophique d'enseignement moral, civique et laïque, des oeuvres de Littérature Jeunesse, ou des connaissances scientifiques annexes, quoique sollicitées au cours des DVP.

3) Œuvrer pour développer des pratiques de DVP en lien avec les contenus de connaissance et de culture, accompagnés par un authentique travail de préparation littéraire des oeuvres étudiées au préalable. Cette formation aux DVP pourrait ainsi plus intimement articuler la littérature jeunesse et l'instruction/éducation morale, civique et laïque, grâce à une liste d'oeuvres de littérature de jeunesse sélectionnées de manière thématique pour leur richesse interprétative, afin d'introduire à une DVP sur une notion morale ou civique.

4) Parler des valeurs civiques n'a de sens que dans un rapport avec une mise en pratique collective. L'organisation des débats philosophiques vise l'acquisition de l'autonomie et de la responsabilité par les élèves. En cela, une pédagogie coopérative ou institutionnelle peut se révéler un outil remarquable qui permet aux élèves d'expérimenter collectivement une précieuse responsabilisation.

5) Parler des valeurs morales n'a de sens que dans un rapport avec une mise en pratique individuelle.

L'éducation morale s'attache ainsi en permanence à mettre en rapport les discours parfois trop faciles sur les valeurs avec les actes ou la vie dans lesquels ils doivent s'incarner, parfois aux antipodes des beaux principes unanimement acceptés dans la discussion.

A cet effet, Michel Tozzi a fourni un effort didactique très intéressant pour mettre en relief les capacités philosophiques que les enseignant-e-s sont en droit d'attendre des élèves qui participent à une discussion philosophique : problématisation, conceptualisation et argumentation.

Peut-être pourrait-on en ajouter deux autres pour continuer de caractériser totalement l'exigence philosophique : l'acculturation et la congruence.

  • L'acculturation, pour marquer l'appui nécessaire de la réflexion sur le savoir, la culture et les valeurs. On cherche à penser par soi-même, mais non à partir de soi-même, et le questionnement philosophique requiert aussi connaissances et culture.
  • La "congruence", qui marque le souci de faire correspondre la prise de conscience des valeurs avec une expérience personnelle. Si les valeurs républicaines se construisent dans le débat démocratique, la pierre de touche qui les éprouve en réalité reste la pratique et le genre de vie choisi en conséquence.

En conclusion, on a pu ainsi observer que les discussions à visée philosophiques sont déjà utilisées pour l'enseignement de la morale et du civisme, et que, sous certaines conditions, elles semblent à même de fournir un moyen privilégié pour un enseignement moral, civique et laïque.

C'est parce que les valeurs sont toujours en conflit entre elles qu'elles sont discutables et qu'il faut en débattre philosophiquement dans l'école républicaine et démocratique.

Mais c'est aussi parce que discuter des valeurs est toujours insuffisant en regard de la pratique que la philosophie pose sans cesse la question de la valeur de la discussion. Car ce n'est que dans un dialogue philosophique qu'on peut penser l'insuffisance de ce qui ne serait qu'une simple discussion vide et stérile sur les valeurs, si son épilogue ne débouchait sur la pratique d'une expérience individuelle et collective en conséquence.


(1) http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=57284

(2) http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=57284

(3) Un simple exemple, parmi bien d'autres, pour mieux comprendre : comment ne pas voir toute la complexité de faire réfléchir les élèves à un adage comme "On ne peut être juge et partie", alors que l'exercice même de l'autorité de l'enseignant-e dans sa classe en est un contre-exemple éclatant ? De ce paradoxe initial peut alors commencer une réflexion plus approfondie sur la justice...

(4) http://www.univ-paris-diderot.fr/DocumentsFCK/fmaitres/File/mai2010/agir_fonctionnaire_143869.pdf, http://media.education.gouv.fr/file/agir_fonctionnaire/82/8/agir_143828.pdf

(5) Tout particulièrement les livres de :
François Galichet, Pratiquer la philosophie à l'école, Nathan 2004 ; La philosophie à l'école, Milan 2007 ;
Michel Tozzi, Penser par soi-même, Chronique Sociale 2002 ; Débattre à partir des mythes, Sceren, 2006 ; La littérature en débats : Discussions à visées littéraire et philosophique à l'école primaire ( http://www.amazon.fr/littérature-débats-Discussions-littéraire-philosophique/dp/2866263294/ref=sr_1_10?s=books&ie=UTF8&qid=1355975343&sr=1-10), Sceren, 2008 ; " Nouvelles pratiques philosophiques ", Chronique sociale 2012...
H. Caudron, Oser à nouveau enseigner la morale à l'école, 2007 ;
O. Brenifier, toute la collection Philozenfants; " La pratique de la philosophie à l'école primaire ", 2007 (Sedrap/Alcofribas Nasier) ;
E. Chirouter, Aborder la philosophie en classe à partir d'albums de jeunesse, Hachette, 2011 ;
N. Go, Pratiquer la philosophie dès l'école primaire, 2010 ;
C. Delsol, Manuel d'instruction civique et morale, 2011;
J. Beguery, Philosopher à l'école primaire ", Sceren, 2012 ;
J. Chatain et J.-C. Pettier, Textes et débats à visées philosophique : Au cycle 3, au collège, 2003 ;
Les " Goûters philo " de Brigitte Labbé et Michel Puech, Milan ;
Les ouvrages de la collection " Chouette penser ! " de M. Revault d'Allonnes, Seuil.

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