Nous poursuivons ci-dessous la publication d'un extrait de la thèse de Marie Agostini (2011), intéressant car il montre l'évolution de sa pratique et la compare à celle d'un autre enseignant praticien-chercheur.
Il existe sans doute autant de conceptions de "l'atelier de philosophie" que d'intervenants. Nous avons d'ailleurs pu constater, pendant ces quatre dernières années1, l'existence de ces différentes pratiques philosophiques : Muriel Briançon2 organise des ateliers en classe entière qui durent pendant une heure et où le dialogue se joue non seulement entre les élèves et l'instituteur, mais également avec le tableau dont elle a fait un outil central. Pierre Usclat (2008) a expérimenté différentes méthodes mettant en oeuvre une modélisation de la participation de l'adulte aux débats organisés entre ses élèves. Laurence Breton3 (2009) propose des ateliers qui durent plus d'une heure et qui articulent ensemble la lecture, le débat et l'écriture. Et nombre d'enseignants chercheurs, comme Alain Delsol (2007)4, Sylvain Connac (2007b)5et Edwige Chirouter (2009)6, se proposent d'explorer de nouveaux outils pour organiser cet apprentissage du philosopher (mythes, littérature jeunesse, etc.).
Nous avons d'ailleurs décidé, certes pour des raisons de temps, mais aussi par conviction, de ne pas nous pencher sur l'évaluation des différentes méthodes utilisées pour organiser ces moments de philosophie dans la classe. En effet, nous sommes convaincue que toutes les méthodes se valent pour peu que celles-ci aient "vraiment" pour objectif d'apprendre aux élèves à philosopher ensemble, c'est-à-dire à travers des "échanges discursifs réguliers".
"Vraiment", un adverbe qui pourrait sembler incongru, mais qui rappelle que c'est l'intention de l'enseignant qui conditionne la possibilité de cet apprentissage. "Des échanges discursifs", car, c'est là que se joue la rencontre de l'autre et donc la découverte de la pensée, de la nécessité et des exigences de la raison, bref l'exercice du jugement. "Régulier", car ce n'est que dans la répétition de l'exercice que l'enfant acquiert un savoir-faire (Alain, 1986).
Face à la diversité des pratiques philosophiques répondant à ce "noyau commun", nous avons fait nos choix pédagogiques. C'est pourquoi il nous faut à présent préciser quelle pratique nous désignons lorsque nous parlons des "ateliers de philosophie" que nous avons conduits. Toutefois, remarquons d'emblée que notre pratique a très nettement évolué au cours de l'année scolaire 2008/2009, eu égard à la confrontation irréductible de ce nouveau terrain avec l'expérience des ateliers de philosophie que nous avions animés l'année précédente à l'école primaire Sainte-Marie à Fuveau. Deux terrains très différents et qui nous ont amenée à nous interroger tant sur notre pratique d'éducateur que sur la nature des apports des ateliers de philosophie.
I) Protocole et organisation
Bien entendu nous n'avons pas pu jouir d'une entière liberté pour élaborer notre protocole. Les conditions matérielles et les disponibilités des élèves ne dépendant pas de nous, nous avons dû composer, comme tout intervenant, avec différentes contraintes. Cependant eu égard à notre expérience des ateliers de philosophie organisés à l'école primaire Sainte-Marie, et en accord avec l'instituteur de la classe de CM2 de l'école primaire Saint-Théodore, M. Usclat, nous avons élaboré le protocole suivant7.
A) La présentation de l'exercice
Le jour où nous avons organisé le premier atelier de philosophie, l'enseignant, M. Usclat, a expliqué à ses élèves que les ateliers de philosophie était un moment pendant lequel ils allaient prendre le temps de réfléchir à une question dite "philosophique", comme par exemple "Qu'est-ce qu'il y a après la mort ?" ou "Est-ce que Dieu existe ?", et qu'ils allaient devoir essayer de se mettre d'accord.
Nous avons alors pris la parole pour expliquer qu'en fait, le but n'était pas de se mettre d'accord. Dans le sens où il était normal que nous ne pensions pas la même chose, mais que nous allions prendre le temps de comprendre pourquoi nous croyons ceci ou cela et pourquoi les autres pensent autre chose ; l'important étant de se comprendre les uns les autres.
Où l'on peut voir les influences respectives de deux référentiels distincts : M. Usclat ayant fondé la légitimité de sa pratique philosophique dans l'éthique communicationnelle de Habermas (1999), et nous-mêmes nous rapportant au relativisme critique de Montaigne (1969, 1979a, 1979b).
Cependant, la présentation que nous avons faite répondait aux exigences de la définition du philosopher, élaborée dans notre problématique théorique et pratique, qui veut que chacun construise son propre jugement à la lumière de celui des autres et non cherche un noyau de vérité commun à tous les jugements. La première démarche n'interdit pas la seconde, mais la seconde ne présente pas "l'intérêt existentiel" que nous avions considéré comme essentiel à la nature de la réflexion philosophique8.
B) La fréquence
Les ateliers de philosophie ont eu lieu une fois par semaine, le vendredi matin de 10h30 à 12h00, et ce, durant toute l'année scolaire. Nous avons essayé de respecter ce créneau horaire. Cependant, pour des raisons liées aux divers empêchements des élèves, de l'enseignant ou encore aux jours fériés, il nous est parfois arrivé de rattraper ces ateliers le mardi matin, aux mêmes heures.
C) La durée
Pour compenser les pertes de temps dues aux problèmes de discipline et de dissipation, nous avons décidé par anticipation d'allonger la durée des ateliers de philosophie de 10 minutes par rapport à la durée des ateliers de philosophie que nous avions organisés à l'école primaire Sainte-Marie de Fuveau. Les ateliers de philosophie organisés à l'école primaire Saint-Théodore de Marseille ont donc duré 40 minutes pour chaque demi-groupe.
D) Les lieux de l'atelier de philosophie
Pour des raisons d'intendance, les ateliers de philosophie ont changé plusieurs fois de lieu. Par ailleurs, l'architecture du bâtiment présentait certaines particularités qui ont conditionné le bon déroulement des ateliers. En effet, le bâtiment de l'école Saint-Théodore n'avait pas été initialement construit pour devenir une école. A l'origine, ce bâtiment était un immeuble divisé en plusieurs appartements d'habitation : autour d'un escalier central s'articulaient donc plusieurs anciens appartements. Une distribution qui expliquait l'imbrication des différents espaces ainsi que l'irréductibilité de certaines gênes.
Jusqu'au mois de mars, les ateliers se sont déroulés dans l'annexe de la classe où l'instituteur M. Pierre Usclat faisait cours. Il n'y avait pas de cloison entre les deux espaces. Cette proximité impliquait nécessairement une nuisance sonore. Les élèves étaient assis autour de tables disposées en rectangle. Le matériel, souvent défectueux, occasionnait des gênes qui ralentissaient le bon déroulement des ateliers.
Aux mois de mars, avril et juin, les ateliers se sont déroulés à la bibliothèque. Les élèves étaient également assis autour de tables disposées en rectangle. Si le matériel et la proximité avec la moitié de la classe ne posaient plus de problème, c'était les élèves de maternelle, jouant dans la cours adjacente, qui perturbaient l'atelier à chaque séance et, régulièrement, des interruptions de "passage". Car pour des raisons pratiques et/ou d'organisation, d'autres membres du personnel administratif ou enseignant étaient amenés à traverser la bibliothèque.
La dernière séance s'est déroulée au sous-sol, dans la salle informatique, dans une ancienne cave aménagée. Les élèves étaient assis autour de tables disposées en carré. Plus aucune nuisance sonore, ni de "passage". Seule l'enseignante en charge des ateliers informatiques avait besoin de préparer la salle pendant l'atelier de philosophie.
L'importance des conditions matérielles de l'apprentissage du philosopher nous est clairement apparue comme un élément décisif pour le bon déroulement des ateliers. A l'école primaire Sainte-Marie, les perturbations extérieures étaient extrêmement rares et rapidement gérées, voire auto-gérées par les élèves eux-mêmes. A l'inverse, à l'école Saint-Théodore, les perturbations extérieures étaient fréquentes : moins nombreuses lors des ateliers organisés dans l'annexe de la classe de M. Usclat, mais régulières dans les ateliers organisés dans la bibliothèque. Rétablir des conditions propices à l'échange demandait, dans ce contexte, beaucoup plus de temps et d'énergie.
Par ailleurs, de bonnes conditions, voire même seulement des conditions "stables", auraient permis aux élèves de s'investir plus rapidement dans l'exercice.
E) Le protocole
En début d'année, l'intervenante, moi-même, proposait des sujets tout en suggérant aux élèves d'en proposer eux-mêmes. Le groupe votait alors pour le sujet qui devait être débattu. L'intervenante nommait un "président de séance", dont la responsabilité consistait à ouvrir et fermer le débat en utilisant les formules "le débat est ouvert" et "le débat est fermé", gérer le temps et distribuer la parole équitablement aux participants. Cette fonction de "président de séance" était attribuée en priorité à tous ceux qui ne l'avaient pas déjà exercée. Il était précisé que le rôle de "président de séance" n'impliquait aucunement une renonciation au droit de participation de ce dernier. Il pouvait se donner la parole selon les mêmes exigences émises pour la distribuer aux autres participants.
Les règles de participation s'appliquant au reste des participants étaient également, dans une large mesure, identiques à celles décrites par P. Usclat : "Ils lèvent le doigt pour demander la parole ; ils n'interviennent qu'une fois que le "président de séance" leur a donné la parole ; ils interviennent en proposant leur idée sur le sujet" (2008, p. 243).
Seulement, alors que pour P. Usclat : "Ils sont là pour penser non pas les uns contre les autres mais les uns avec les autres. Ce qui est important c'est d'essayer de trouver une ou des idées qui mettent le plus possible de participants d'accord entre eux-mêmes s'il y a des désaccords" Conformément à notre motivation philosophique, nous avions choisi une autre présentation du débat philosophique. Nous leur avons dit que c'était normal de ne pas être d'accord, l'important c'était d'expliquer pourquoi on l'était. Autrement dit, alors que P. Usclat présentait le débat comme la recherche d'un terrain commun d'entente, nous l'avons présenté et organisé comme une expression et une culture de la différence, mais du dialogue et du respect dans la différence, en prenant soin de dédramatiser l'idée du désaccord9.
Ce protocole a été élaboré selon le modèle des ateliers que nous avions organisés dans la classe de CM2 de M. Usclat de l'école primaire Sainte Marie à Fuveau pendant l'année scolaire 2007/2008. L'essentiel de ce protocole, à savoir un débat oral dans lequel le "président de séance" était chargé de distribuer la parole aux participants, avait été inspiré par celui que P. Usclat avait utilisé et expérimenté pendant deux années scolaires avec sa propre classe de CM2 dans la même école, en demi-groupe (pendant l'année scolaire 2005/2006) et en classe entière (pendant l'année 2006/2007).
Fort de ces trois années d'expérimentation, c'est donc tout naturellement que nous avons souhaité reprendre ce protocole pour organiser les ateliers de philosophie dans la classe de CM2 de l'école primaire Saint-Théodore. Cependant, les spécificités de ce nouveau terrain nous ont amenée à aménager quelques modifications.
F) Evolution du protocole
Au cours de l'année, les élèves ont pris progressivement l'habitude de proposer eux-mêmes des sujets. Est apparue également, en milieu d'année, la nécessité urgente d'attribuer à certains élèves le rôle de "secrétaire", pour canaliser leur attention et leur énergie. Avec leur consentement, deux élèves particulièrement turbulents se sont ainsi vus attribuer cette fonction pour toute l'année. Celle-ci consistait à prendre des notes sur les propos échangés pendant l'atelier. Le président de séance leur donnait la parole au milieu et à la fin de l'atelier pour exposer un résumé des échanges. Il était précisé aux participants que le secrétaire pouvait lui aussi demander la parole s'il voulait participer au débat, ce rôle ne le privant pas de son droit de participation.
Le président de séance n'était plus nommé à tour de rôle, de sorte que tous puissent assumer au moins une fois cette fonction au fil de l'année, mais "au mérite" : les élèves considérant cette fonction comme un privilège, elle leur était accordée selon le comportement qu'ils manifestaient en général. Ils avaient le droit de protester s'ils estimaient que le président nommé ne méritait pas de l'être.
Avec l'accord des participants, un système d'avertissement a été mis en place pour améliorer les conditions de déroulement des ateliers : le participant qui se voyait adresser trois avertissements se voyait exclu du débat. Face à l'inefficacité du procédé, celui-ci à été abandonné après quelques séances.
Toujours dans le but d'améliorer les conditions de déroulement des ateliers, l'intervenante a proposé à l'enseignant de faire travailler les participants exclus du débat à l'écrit. De sorte que ces derniers puissent pratiquer la philosophie selon une autre méthode peut être plus appropriée à leur caractère. Malgré l'approbation de l'enseignant, il ne put donner suite à ce projet. A donc été prise la décision de maintenir les participants le plus longtemps possible dans le débat, à force de remontrances, dans les limites de l'acceptable pour les autres participants.
En fin d'année, l'intervenante n'avait plus besoin de proposer des sujets aux participants, ils proposaient des sujets pertinents en nombre suffisant. Le président de séance était toujours nommé "au mérite" et les deux élèves nommés secrétaires ont conservé leurs fonctions.
Comme nous pouvons le constater, notre pratique en tant qu'intervenante en philosophie pour enfants s'est révélée évolutive, pragmatique et soucieuse de répondre au mieux aux spécificités des élèves qu'elle côtoyait, tout en maintenant une haute exigence de philosophicité dans le débat.
Dans la continuité du principe de l' hexis exposé dans notre partie théorique et pratique, notre expérience a attesté que c'est en philosophant avec les élèves que l'on apprend à les faire philosopher. La pratique s'alimente de réflexions sur la pratique, en se mettant elle-même à l'épreuve du terrain. Le terrain l'oblige à se remettre en question et à puiser en elle-même pour élaborer de nouvelles ressources.
Notre pratique, sans pour autant être inefficace, reste donc susceptible de s'améliorer. C'est pourquoi nous avons pu formuler quelques remarques critiques à l'égard de celle-ci.
II) Regard critique sur notre pratique
Avec le recul, il nous semble que notre pratique et surtout notre protocole n'était sans doute pas les plus appropriés aux spécificités des élèves de cette classe très dissipée. Voici quelques points sur lesquels notre expérience sur deux terrains profondément différents nous a permis de revenir :
A) Le modèle du débat oral
Lors des ateliers organisés dans l'école primaire Sainte-Marie, le but de ce modèle était d'apprendre aux élèves à discuter ensemble en respectant la parole d'autrui et en les sensibilisant à l'équité de la distribution de la parole dans une discussion. Cependant, il nous semble qu'un tel bénéfice ne pouvait pas être attendu du débat oral organisé dans la classe de l'école Saint-Théodore. La dissipation gênait le déroulement et la continuité du débat. La spontanéité transformait le débat organisé en débat sauvage où régnait la loi de celui qui parle le plus fort.
Le rapport à la parole n'étant pas le même, d'un terrain (Fuveau) à un autre (Marseille), l'instauration du débat oral dès le début d'année nous a semblé, à rebours prématuré. Le travail en atelier de philosophie aurait pu, par exemple, commencer par un travail écrit et/ou une prise de parole à tour de rôle, de manière à "médiatiser" la parole. Le modèle du débat oral aurait ainsi pu être introduit, en milieu d'année, dans de meilleures conditions.
B) Le rôle du Président de séance
Dans la continuité de notre remarque sur le modèle du débat oral pour apprendre aux élèves à philosopher, le rôle du président de séance a pu être examiné à nouveau. Dans les ateliers organisés à l'école Sainte-Marie de Fuveau, le rôle de président de séance présentait clairement l'avantage d'apprendre l'équité à l'élève confronté à cette charge et à ceux qui pensaient pouvoir profiter de leur amitié avec le président de séance. Ce rôle les initiait ainsi à un principe de justice, celui de l'égalité du droit à la participation au débat et à leur responsabilité en tant que garant de cette égalité. Le président de séance exerçait l'autorité et se trouvait confronté aux difficultés que son exercice peut poser.
Lors des ateliers organisés à l'école Sainte-Théodore à Marseille, ce rôle a généré de grandes tensions de la part des élèves impatients. Et malgré l'envie d'être nommé président de séance, peu d'élèves prenaient ce rôle au sérieux : pour eux, il s'agissait de donner d'abord la parole à leurs amis et, en derniers, aux élèves qu'ils aimaient le moins, voire d'oublier de donner la parole.
Ce qui ne signifie pas que ce rôle ait été inopérant. Mais eu égard aux spécificités de cette classe, peut-être aurait-il pu lui aussi être introduit plus tard dans l'année. En faire un acquis et non un donné : les élèves auraient ressenti la nécessité et la responsabilité d'avoir le droit de devenir président de séance.
Ainsi, le fait d'avoir décidé, en cours d'année, de nommer le président de séance au "mérite" a généré moins de tensions, car ces élèves-là reconnaissaient souvent de bonne foi leur mauvais comportement, et respectait ainsi la distribution de la parole par le président de séance.
De plus, l'introduction tardive du rôle du président de séance, après des ateliers sans cette fonction, où par exemple chacun parle à tour de rôle, aurait peut-être permis aux élèves de comprendre le temps d'attente moyen entre deux prises de paroles.
Nous avons pu noter certaines différences entre notre approche du rôle du président de séance et celle de P. Usclat (2008). Dans les D.V.P. de ceui-ci et dans nos ateliers de philosophie, les présidents de séance avaient pareillement pour fonction d'ouvrir et de fermer le débat avec les formules "le débat est ouvert" et "le débat est fermé", reconnaissant l'efficacité des "maîtres-mots"10 de S. Connac (2004), de surveiller l'heure, de distribuer équitablement la parole et d'interroger le secrétaire au milieu et à la fin du débat.
Cependant, dans les D.V.P. de P. Usclat, le président de séance se voyait privé de son droit à la participation au débat : "il ne participe pas au débat" (Usclat, 2008, p. 241). Or, cette privation nous a semblé injuste.
On pourrait penser que cette privation tient au fait que l'on veuille garantir l'impartialité du président de séance dans la distribution de la parole : de sorte que ne participant pas, il ne serait pas tenté de privilégier une opinion plutôt qu'une autre. Raison qui nous a semblé illégitime puisque ce n'est pas parce qu'il ne participe pas, que le président de séance ne pensait pas et n'avait pas son opinion. De plus, on était en droit de se demander ce que vaut une "impartialité forcée" : une impartialité motivée non pas par une volonté d'être équitable bien que l'on se prononce soi-même, mais par un protocole. Autrement dit, pour reprendre un raisonnement cher à Rousseau (2001) : que vaut un droit qui cesse lorsque la force cesse ?
En tant qu'intervenante, nous avons donc choisi de mettre à l'épreuve leur responsabilité en tant que président de séance, avec pour seule garantie de leur équité, leur pratique en tant que président, et le regard critique des autres participants.
Autre différence entre nos deux conceptions du rôle du président de séance : dans nos ateliers organisés à l'école primaire Saint-Théodore, celui-ci n'était pas en charge du "bon déroulement du débat" (Usclat, 2008, p. 241), alors qu'il l'était lors des ateliers organisés à l'école Sainte-Marie. La raison de ce changement résidait dans la différence notoire des comportements des élèves entre les deux écoles. Le caractère indiscipliné des élèves de l'école Sainte-Théodore nous a obligé à attribuer cette fonction à l'intervenante. Car le président lui-même était bien trop souvent indiscipliné pour pouvoir "faire régner l'ordre". Mais surtout cette fonction aurait accaparé à elle seule toute l'attention du président, voire aurait sans doute absorbé le débat entier, tant les perturbations durant les débats étaient nombreuses. Veiller au bon déroulement du débat, reprendre un participant, lui adresser des avertissements, l'exclure, autant de fonctions que le président de séance des ateliers organisés à l'école primaire Saint-Théodore n'a donc pas pu assumer.
Cependant, et dans la continuité des remarques précédentes, on aurait parfaitement pu envisager d'introduire ces fonctions à mesure que les élèves intègrent les règles de discipline. Au cours de cette année scolaire 2008/2009, il ne nous a pas semblé que l'évolution des comportements des participants aux ateliers de philosophie permettait une telle introduction.
C) Le rôle du "Secrétaire"
Le rôle du secrétaire que nous avons attribué à deux élèves, lors de ces ateliers organisés à l'école primaire Saint-Théodore, est sensiblement le même que celui définit par P. Usclat (2008) : "il prend des notes à l'écrit sur ce que les participants disent [...] ; il note le plus important ; il intervient au milieu et à la fin de la discussion à la demande du président de séance" (Usclat, 2008, p 242).
Nous pouvons toutefois noter quelques différences. Alors que le secrétaire de P. Usclat "ne participe pas au débat" (Usclat 2008, p. 242), le nôtre le pouvait et ce pour les mêmes raisons qui nous ont incitée à reconnaître ce droit au président de séance. Alors que le secrétaire de P. Usclat était chargé de faire un résumé, le nôtre se contentait de répéter ce que les participants avaient dit, sans exigence de synthèse.
Le sens de l'instauration du rôle de secrétaire était fondamentalement différent dans les D.V.P. de P. Usclat et les ateliers de philosophie que nous avons organisés : dans les ateliers de l'école primaire Saint-Théodore, celui-ci avait pour fonction de canaliser deux élèves particulièrement dissipés, néanmoins intéressés par le débat, que l'on voulait cesser d'exclure à chaque séance. Ils n'avaient donc pas pour fonction "d'entretenir la mémoire" (Usclat, 2008, p. 242).
Dans les ateliers que nous avions organisés à l'école primaire Sainte-Marie, pendant l'année scolaire 2007/2008, il n'y avait pas de secrétaire. Nous n'en avions pas éprouvé le besoin : les ateliers connaissaient une bonne dynamique sans qu'il y ait nécessité de rappeler ce qu'il s'était dit. Par ailleurs, les élèves étaient tellement disciplinés et calmes qu'il paraissait vain de vouloir médiatiser leur parole, à travers un résumé ou une synthèse faite par un tiers.
Cette médiation pouvait donc, a contrario, sembler utile, dans un contexte tel que celui des ateliers organisés à l'école primaire Saint-Théodore. Sans doute l'était-elle. Mais nous étions plus sceptique quant à la nécessité "d'entretenir la mémoire" dans le sens où, là également, la continuité du débat ne faisait pas défaut.
Le terrain de notre expérimentation a donc été constitué par ces ateliers de philosophie que nous avons organisés chaque semaine dans la classe de CM2 de P. Usclat, selon le protocole et les conditions explicitées ci-dessus. Cependant, il est apparu que la seule description de ce dispositif ne permettait de recueillir que le contenu des ateliers de philosophie au cours de cette année scolaire 2008/2009. Nous n'aurions ainsi bénéficié que d'un seul point de vue : celui du chercheur observant comment la gestion de la parole par les élèves évolue au fil des ateliers. Ce point de vue nous a alors semblé, certes indispensable, mais néanmoins insuffisant pour répondre à notre question de recherche sur les apports des ateliers de philosophie.
Car si la gestion de la parole évoluait, qu'en était-il de la question des apports du point de vue de chacun des élèves ? Qu'en était-il du point de vue de la classe considérée dans son ensemble ? La seule description du dispositif ne permettait pas de comprendre ce que l'apprentissage régulier du philosopher pouvait apporter à chacun, ni même à la classe.
Nous avons alors pensé que nous devrions convoquer deux autres points de vue, en plus de celui du chercheur observant le dispositif mis en place : celui des élèves ayant participé à cette expérimentation, et celui de l'enseignant ayant accompagné ces élèves pendant cette année scolaire.
(1) Nous incluons notre année de Master Recherche en Science de l'Education (2006/2007, post MR2 en Philosophie), car nous nous intéressions déjà à l'apprentissage du philosopher à l'école primaire.
(2) Professeur des écoles à Vitrolles.
(3) Professeur des écoles à Rueil-Malmaison.
(4) Animateur de l'atelier pour enfants de l'Université populaire de Narbonne.
(5) Professeur des écoles en classe unique de zone sensible à Montpellier.
(6) Professeur de philosophie à l'IUFM des Pays de Loire.
(7) Cf. Annexe n°2 de ma thèse : Projet pédagogique des ateliers de philosophie.
(8) En effet, pour que la réflexion soit véritablement philosophique nous avions soutenu qu'elle devait mobiliser l'engagement de celui qui philosophe dans le sens où cette réflexion devait répondre à un besoin, un intérêt, un problème pertinent pour l'individu, la démarche philosophique venant répondre à cette nécessité.
(9) Différence de présentation qui est due à nos choix philosophiques respectifs : Usclat (2008) trouve dans l'oeuvre de Habermas et l'idée d'une raison universelle le fondement de la légitimité des D.V.P., alors que nous avons choisi le relativisme de Montaigne.
(10) "Un maître-mot a pour fonction, tout comme l' habitus de Bourdieu mais réduit à un contexte bien moins étendu, de permettre aux personnes à qui il est destiné (les membres du conseil mais aussi ses responsables) de produire plus rapidement, d'entrer directement dans la problématique à aborder et ainsi de passer sur toutes les questions d'organisation que nécessite le débat. Un maître-mot est un guide du discours qui a toujours fait l'objet d'une présentation lors de sa première utilisation" (Connac, 2004, p. 220).